mercredi 5 septembre 2018

La reine étranglée - 1ère partie - ch 5 - Le Roi, ses oncle et les destins




LE ROI, SES ONCLES ET LES DESTINS

La mère de Louis X, la reine Jeanne, héritière de la Navarre, était morte en 1305. À partir de 1307, c’est-à-dire du moment où, âgé de dix-huit ans, il avait été investi officiellement de la couronne navarraise, Louis avait reçu l’hôtel de Nesle pour résidence personnelle. Jamais donc il n’avait habité le Palais depuis les rénovations ordonnées par son père, dans les récentes années. Aussi, ce soir de décembre, au retour du Saint-Denis, Louis, entrant dans les appartements royaux pour en prendre possession, n’y trouvait rien qui lui rappelât son enfance. Aucune cassure du pavement, connue de toujours, aucun grincement particulier à telle porte, et de toujours entendu, ne pouvait l’émouvoir ou l’attendrir ; son regard ne rencontrait rien qui lui permît de se dire : « Ma mère devant cette cheminée me prenait sur ses genoux… de cette fenêtre, j’ai aperçu le printemps pour la première fois… » Les fenêtres avaient d’autres proportions, les cheminées étaient neuves. 
  Souverain économe, presque avare en ce qui concernait sa dépense personnelle, Philippe le Bel ne connaissait pas de mesure quand il s’agissait de magnifier l’idée royale. Il avait voulu que le Palais fût imposant, écrasant, d’intérieur comme d’extérieur, et fît équilibre en quelque sorte, au cœur de la capitale, à Notre-Dame. Là-bas, la gloire de Dieu ; ici, celle du roi. Pour Louis, c’était la demeure du père, un père silencieux, distant, terrible. De toutes les pièces, la seule familière lui paraissait la chambre du Conseil, où tant de fois, à peine osait-il un avis, il avait entendu : « Taisez-vous, Louis ! » Il avançait de salle en salle. Des valets, feutrant leurs pas, glissaient le long des murs ; des secrétaires s’effaçaient dans les escaliers ; tout le monde observait encore un silence de veillée mortuaire. 
  Ce fut dans la pièce où Philippe le Bel se tenait d’ordinaire pour travailler que Louis finalement s’arrêta. Elle était de dimensions modestes, mais avec une énorme cheminée où brûlait un feu à faire rôtir un bœuf. Pour qu’on pût profiter de la chaleur sans souffrir de l’ardeur des flammes, des écrans d’osier tressé, qu’un valet venait mouiller de temps à autre, étaient disposés devant le foyer. 
  Des chandeliers en forme de couronne, à six chandelles, fournissaient une bonne lumière. Louis se dépouilla de sa robe, qu’il posa sur l’un des écrans. Ses oncles, son cousin et son chambellan l’imitèrent ; bientôt les lourdes étoffes trempées d’eau, les velours, les fourrures, les broderies, se mirent à fumer, tandis que les cinq hommes, en chemise et hauts-de-chausses, se chauffaient reins au feu, pareils à cinq paysans rentrant d’un enterrement de campagne. 
  Soudain, de l’angle où se trouvait la table à écrire de Philippe le Bel, vint un long soupir, presque un gémissement. Louis X s’écria d’une voix aiguë : 
  — Qu’est ceci ? 
  — C’est Lombard, Sire, dit le valet chargé de mouiller les écrans. 
  — Lombard ? Mais ce chien était à Fontainebleau, avec la meute. Comment est-il parvenu ici ? 
  — De lui-même, il faut croire, Sire. Il est rentré tout crotté la nuit d’avant hier, en même temps qu’on amenait le corps de notre feu Sire à Notre-Dame. Il est allé se mucher sous ce meuble et n’en veut plus bouger. 
  — Qu’on le chasse ; qu’on l’enferme aux écuries ! 
  À l’opposé de son père, Louis détestait les chiens ; il en avait peur depuis qu’enfant il avait été mordu par l’un d’eux. Le valet se baissa et tira par le collier un grand lévrier beige, au poil collé sur les côtes, aux yeux fiévreux. C’était le chien, cadeau du banquier Tolomei, qui n’avait pas quitté le roi Philippe pendant les derniers mois. Comme il résistait à partir, raclant le pavage de ses ongles, Louis X lui allongea un coup de pied dans le flanc. 
  — Cet animal porte malheur. D’abord il est arrivé ici le jour où l’on a brûlé les Templiers, le jour où…   
  Des voix s’élevèrent dans la pièce voisine. Le valet et le chien croisèrent sur la porte une petite fille, engoncée dans une robe de deuil, et qu’une dame de parage poussait en disant ; 
  — Allez, Madame Jeanne ; allez saluer Messire le roi, votre père. 
  Cette petite fille d’à peine quatre ans, aux joues pâles, aux yeux trop grands, était pour l’instant l’héritière du trône de France. Elle avait le front rond et bombé de Marguerite de Bourgogne, mais son teint et ses cheveux étaient clairs. Elle avançait, regardant droit devant elle avec cette expression butée qu’ont les enfants mal aimés. Louis X, d’un geste, empêcha qu’elle vînt jusqu’à lui. 
  — Pourquoi l’a-t-on conduite ici ? Je ne veux point l’y voir ! Qu’on la ramène sans tarder à l’hôtel de Nesle ; c’est là qu’elle doit loger, puisque c’est là… 
  — Mon neveu, contenez-vous, dit le comte d’Évreux. 
  Louis attendit que la dame de parage et la petite princesse, la première apparemment plus effrayée que l’autre, fussent sorties. 
  — Je ne veux plus voir cette bâtarde ! dit-il. 
  — Êtes-vous si certain qu’elle le soit, Louis ? dit le comte d’Évreux en éloignant du feu ses vêtements pour qu’ils ne roussissent pas. 
  — Il suffit pour moi qu’il y ait doute, et je ne veux rien reconnaître d’une femme qui m’a trahi. 
  — Cette enfant est blonde, pourtant, comme nous le sommes tous. 
  — Philippe d’Aunay lui aussi était blond, répliqua amèrement le Hutin. 
  Le comte de Valois vint porter appui au jeune roi.   
  — Louis doit avoir de bonnes raisons, mon frère, pour parler comme il le fait, dit-il avec autorité. 
  — Et puis, reprit Louis X en criant, je ne veux plus entendre ce mot qu’on m’a lancé tout à l’heure au passage ; je ne veux plus le deviner sans cesse dans la tête des gens ; je ne veux plus donner d’occasions qu’on le pense en me regardant. 
  Louis d’Évreux se retint de répondre : « Si tu avais meilleure nature, mon garçon, et plus de bonté au cœur, ta femme t’eût peut-être aimé… » Il songeait à la malheureuse petite fille qui allait vivre, entourée seulement de serviteurs indifférents, dans l’immense hôtel de Nesle désert. Et soudain, il entendit Louis prononcer : 
  — Ah ! Je vais être bien seul ici ! 
  D’Évreux, avec une stupéfaction apitoyée, contempla ce neveu qui conservait ses ressentiments comme un avare son or, chassait les chiens parce qu’il avait été mordu, chassait sa fille parce qu’il avait été trompé, et se plaignait de solitude. 
  — Toute créature est seule, Louis, dit-il gravement. Chacun de nous subit dans la solitude l’instant de son trépas ; et c’est vanité de croire qu’il n’en est pas ainsi des instants de la vie. Même le corps d’épouse avec lequel nous dormons demeure un corps étranger ; même les enfants que nous avons engendrés nous sont personnes étrangères. Sans doute le Créateur l’a voulu ainsi pour que nous n’ayons chacun communion qu’avec lui et tous ensemble qu’en lui… Il n’est de remède à cet isolement que dans la compassion et la charité, c’est-à-dire dans le savoir que les autres souffrent même mal que nous. 
  Les cheveux humides et pendants, le regard vague, la chemise collée sur ses flancs maigres, le Hutin avait l’air d’un noyé qu’on vient de sortir de Seine. Il resta un moment silencieux. Certains mots, comme ceux justement de charité ou de compassion, ne faisaient pas de sens pour lui, et il ne les entendait guère plus que le latin des prêtres. Il se tourna vers Robert d’Artois. 
  — Ainsi, Robert, vous êtes certain qu’elle ne cédera pas ? 
  Le géant, toujours à se sécher, et dont les chausses fumaient comme un chaudron, secoua la tête. 
  — Sire mon cousin, comme je vous l’ai dit hier soir, j’ai pressé votre épouse de toutes manières, et usé sur elle mes plus solides arguments. Je me suis heurté à telle dureté de refus que je puis bien vous assurer qu’on n’en obtiendra rien… Savez-vous sur quoi elle compte ? ajouta d’Artois avec perfidie. Elle espère que vous mourrez avant elle. 
  Louis X toucha instinctivement, à travers sa chemise, le petit reliquaire qu’il portait au cou ; puis, s’adressant au comte de Valois : 
  — Eh bien ! Mon oncle, vous voyez que tout n’est point aisé comme vous l’aviez promis, et que l’annulation ne paraît pas pour demain ! 
  — Je le vois, mon neveu, et j’y pense fort, répondit Valois. 
  — Mon cousin, si vous craignez de jeûner, dit alors Robert d’Artois, je pourrai toujours fournir votre couche de douces femelles, que la vanité de servir aux plaisirs d’un roi rendra bien accueillantes… 
  Il parlait de cela avec gourmandise, comme d’un rôti à point ou d’un bon plat en sauce. Charles de Valois agita ses doigts chargés de bagues. 
  — Mais d’abord, à quoi vous servirait-il, Louis, d’avoir votre mariage annulé, dit-il, tant que vous n’aurez pas choisi la nouvelle femme que vous voulez épouser ? Ne vous inquiétez point tant de cette annulation ; un souverain finit toujours par l’obtenir. Ce qu’il vous faut, c’est choisir dès à présent l’épouse qui fera auprès de vous belle figure de reine et vous donnera descendance. 
  Monseigneur de Valois avait cette manière, quand un obstacle se présentait, de le mépriser et de sauter aussitôt à la prochaine étape ; à la guerre, il négligeait les îlots de résistance, les contournait et allait attaquer la citadelle suivante. Cela lui réussissait parfois. 
  — Mon frère, dit d’Évreux, croyez-vous donc la chose si aisée, dans la situation où se trouve Louis, et s’il ne veut pas prendre femme qui soit indigne d’un trône ? 
  — Allons donc ! Je vous nomme dix princesses en Europe qui passeraient sur de plus grandes difficultés pour l’espoir de ceindre la couronne de France… Tenez, sans chercher davantage, ma nièce Clémence de Hongrie… dit Valois comme si l’idée venait de germer en lui alors qu’il la mûrissait depuis une bonne semaine. 
  Il attendit que sa proposition ait produit effet. Le Hutin avait relevé la tête, intéressé. 
  — Elle est de notre sang puisqu’elle est Anjou, poursuivit Valois. Son père, Carlo-Martello, qui avait renoncé au trône de Naples-Sicile pour revendiquer celui de Hongrie, est mort depuis longtemps ; c’est sans doute pourquoi elle n’a pas encore d’état. Mais son frère Caroberto règne maintenant en Hongrie et son oncle est roi de Naples. Certes, elle a un peu dépassé l’âge ordinaire du mariage… 
  — Quel âge a-t-elle ? demanda Louis X inquiet. — Vingt-deux ans. Mais cela ne vaut-il pas mieux que ces fillettes qu’on amène à l’autel alors qu’elles jouent encore à la poupée et qui, lorsqu’elles grandissent, se révèlent pleines de vilenie, mensongères et débauchées ? Et puis, mon neveu, vous n’en serez plus à vos premières noces !
  « Tout cela sonne trop bien ; il doit y avoir un vice qu’on me cache, pensait le Hutin. Cette Clémence doit être borgne, ou bien bossue. » 
  — Et comment se présente-t-elle… pour la figure ? demanda-t-il. 
  — Mon neveu, c’est la plus belle femme de Naples, et les peintres, m’assure-t-on, s’efforcent d’imiter ses traits lorsqu’ils peignent aux églises le visage de la Vierge. Déjà dans son enfance, il m’en souvient, elle promettait d’être remarquable en beauté, et tout laisse à penser qu’elle a tenu promesse. 
  — Il paraît, en effet, qu’elle est fort belle, dit Louis d’Évreux. 
  — Et vertueuse, ajouta Valois. J’attends qu’on retrouve en elle toutes les qualités qui ornaient sa tante Marguerite d’Anjou, ma première femme, que Dieu garde. J’ajouterai… mais qui de vous l’ignore ?… qu’un autre de ses oncles, et mien beau-frère, Louis d’Anjou, fut ce saint évêque de Toulouse qui avait renoncé à régner pour entrer en religion, et dont la tombe à présent produit des miracles. 
  — Ainsi nous aurons bientôt deux saints Louis dans la famille, remarqua Robert d’Artois. 
  — Mon oncle, votre idée est heureuse, cela me semble, dit Louis X. Fille de roi, sœur de roi, nièce de roi et de saint, belle et vertueuse… Ah ! Elle n’est point brune au moins, comme la bourguignonne ? Car alors je ne pourrais point ! 
  — Non, non, mon neveu, s’empressa de répondre Valois. Soyez sans crainte ; elle est blonde, de bonne race franque. 
  — Et vous pensez, Charles, que cette famille, pieuse ainsi que vous la décrivez, irait consentir aux fiançailles avant l’annulation ? demanda Louis d’Évreux. 
  Monseigneur de Valois se gonfla, torse et panse. 
  — Je suis trop bon allié de mes parents de Naples pour qu’ils aient rien à me refuser, répliqua-t-il ; et les deux entreprises peuvent se conduire de pair. La reine Marie, qui a jadis tenu à honneur de me donner une de ses filles, m’accordera bien sa petite-fille pour le plus cher de mes neveux, et pour qu’elle soit reine au plus beau royaume du monde. J’en fais mon affaire. 
  — Alors ne laissons pas d’agir, mon oncle, dit Louis X. Envoyons une ambassade à Naples. Qu’en pensez-vous, Robert ? 
  Robert d’Artois s’avança d’un pas, paumes ouvertes, comme s’il se proposait à partir sur-le-champ pour l’Italie. Le comte d’Évreux intervint encore. Il n’avait aucune hostilité au projet ; mais pareille décision était affaire de royaume autant que de famille, et il demandait qu’elle soit débattue en Conseil. 
  — Mathieu, dit aussitôt Louis X s’adressant à son chambellan, faites savoir à Marigny qu’il ait à convoquer le Conseil demain matin. 
  À s’écouter prononcer ces paroles, le Hutin éprouva un certain plaisir ; brusquement il se sentait roi. 
  — Pourquoi Marigny ? dit Valois. Je puis bien, si vous le souhaitez, m’en charger moi-même ou en charger mon chancelier. Marigny cumule trop de tâches et prépare hâtivement des Conseils qui n’ont rôle que de l’approuver, sans regarder de bien près ses trafics. Mais nous allons changer cela, Sire mon neveu, et je m’en vais vous réunir un Conseil mieux digne de vous servir. 
  — C’est fort juste. Eh bien, faites, mon oncle, faites ainsi, répondit Louis X avec un regain d’assurance et comme si l’initiative venait de lui. 
  Les vêtements étaient secs, et chacun se rhabilla. « Belle et vertueuse, belle et vertueuse…», se répétait Louis X. Il fut à ce moment repris d’un accès de toux, et entendit à peine les adieux qu’on lui faisait. Descendant l’escalier, d’Artois dit à Valois : 
  — Ah ! Mon cousin, comme vous la lui avez bien vendue, votre nièce Clémence ! J’en connais un ce soir que ses draps vont brûler. 
  — Robert ! fit Valois d’un ton de feinte réprimande ; n’oubliez pas que c’est du roi que vous parlez désormais. 
  Le comte d’Évreux les suivait en silence. Il songeait à la princesse qui vivait dans un château de Naples et dont le sort, à son insu, venait peut-être de se décider aujourd’hui. Monseigneur d’Évreux était toujours frappé de la manière fortuite, mystérieuse, dont s’agençaient les destinées humaines. Parce qu’un grand souverain était mort avant son heure, parce qu’un jeune roi supportait mal le célibat, parce que son oncle était impatient de le satisfaire pour affirmer l’empire qu’il exerçait sur lui, parce qu’un nom lancé avait été retenu, une jeune fille aux cheveux blonds et qui, à cinq cents lieues de distance, devant une mer éternellement bleue, pensait vivre un jour comme les autres, se trouvait devenir le centre des préoccupations de la cour de France… Louis d’Évreux eut un nouvel accès de scrupule. 
  — Mon frère, dit-il à Valois, cette petite Jeanne, croyez-vous vraiment qu’elle soit bâtarde ? 
  — Aujourd’hui je n’en suis pas encore certain, mon frère, dit Valois en lui posant sur l’épaule sa main baguée. Mais je vous assure bien qu’avant longtemps tout le monde la tiendra pour telle ! 
  À partir de quoi le méditatif comte d’Évreux aurait pu se dire également : « Parce qu’une princesse de France prit un amant, parce que sa belle-sœur d’Angleterre la dénonça, parce qu’un roi justicier rendit le scandale public, parce qu’un mari humilié reporta sa vindicte sur une enfant qu’il voulut déclarer illégitime…» Les conséquences appartenaient au futur, à ce déroulement d’une fatalité en constante création par la combinaison continue de la force des choses et des actes des hommes 

Demain chapitre 6 La lingère Eudeline 



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