vendredi 28 septembre 2018

G. Puccini - Turandot - In questa reggia

Turandot ! LE rôle de Birgit Nilsson. On n’a probablement pas fait mieux dans cet opéra vocalement terrible où tant de voix fragiles se sont brisées.


Les aventures d'Arsène Lupin - Arsène Lupin en prison


Il n’y a rien à la télé , écoutez la radio.
Les aventures d'Arsène Lupin
Arsène Lupin en prison
Première diffusion des aventures d'AL.
RTF le 10 février 1960
Ça a un petit côté vintage que j'adore... 

jeudi 27 septembre 2018

Lettres d'amour - D'Edith Piaf à Marcel Cerdan


 Le 16 juin 1949 Marcel Cerdan perd sa couronne mondiale de poids moyens contre Jack La Motta. Le match retour est prévu le 2 décembre 1949 au Madison Square Garden de New-York. A cette époque Edith Piaf est à New-York où elle chante au ‘’Versailles’’. Elle l’incite à prendre l’avion plutôt que le bateau afin de la rejoindre plus rapidement…
Dans la nuit du 27 au 28 octobre 1949 l’avion s’écrase dans l’archipel des Açores...

Paris, lundi 13 juin 1949
Mon bel amour
Oh, que je voudrais que cette lettre arrive avant ton match. J’ai l’impression que mon cœur est avec. « Oh, mon Dieu, faites que cette lettre arrive à temps ! » Si tu le peux, dès que ton combat est fini, renvoie-moi mon cœur que je puisse respirer. Chéri, tu sais, tu es terrible. Comment se fait-il que je t’aime autant ? Qu’est-ce que je vais devenir avec tout cet amour qui me dépasse !
J’ai arrangé toutes mes répétitions, au cas où tu voudrais me téléphoner, je ne quitte pas la maison à partir de lundi passé quinze heures trente. Je répète le matin, comme ça, si tu veux m’appeler, je serai là, à ta disposition. Et si tu ne peux pas, c’est la même chose puisque tu as mon cœur dans tes mains. Ne l’égare pas, je n’en ai qu’un et c’est irremplaçable. Sois calme surtout et détendu, « relaxe » comme disent les Américains. Imagine-toi que Paris est en danger et qu’il te faut le défendre, c’est merveilleux comme symbole, hein ? Alors, dis-toi, je vais me battre pour Paris ! C’est beau Paris, tu sais, tu vas voir quand tu vas revenir comme il est en forme lui aussi, il est balayé de soleil et il a le parfum du printemps et puis les femmes sont belles, il n’y a qu’un Paris, un seul ! Et il n’y a que toi aussi, quelle chance j’ai ! Aussi mercredi, je vais me battre moi aussi pour toi, pour te garder toujours.
Mon gosse chéri, comme je voudrais être près de toi. Si j’avais dans ma vie le grand honneur de m’appeler Mme « Jules », je ne t’aurais pas quitté souvent, tu sais. Tu m’aurais eue toujours à tes côtés, toujours, pour préparer un bonheur fait de rose, de bleu et d’or. Mais hélas, je ne peux te donner que des bribes de ce bonheur et je le fais le mieux que je peux, avec des nuages, bien sûr, qui me viennent du mal de mon cœur, mais il faut toujours que tu le prennes comme une preuve de mon grand amour. Voilà, ma lettre va partir vers toi mais j’ai peur que l’avion qui va l’emmener ne soit pas assez fort, car cette lettre est chargée de tout mon amour et j’ai peur qu’elle ne soit trop lourde. Mercredi, je serai dans tes gants, dans ton souffle, dans tes yeux, dans ton cœur, partout, et j’essaierai de mordre La Motta aux fesses, ce salaud, qu’il ne te touche pas ou il aura affaire à moi. Au revoir mon petit, mon gosse, ma vie, mon amour, mon cœur, mon toi.
Je t’aime mon tout petit gosse ! Moi.
Edith Piaf

mercredi 26 septembre 2018

Venue A tribute to Nat


Caroline O - III - Le wagont-lit

Elle entendît à peine les trois coups frappés à la porte. Il n'avait pas perdu de temps. Elle avait dit une demi-heure. L'exactitude n'était pas la politesse que des rois. Elle ouvrit la porte. Maximilien se précipita plus qu'il n'entra dans le compartiment. Il lui prit les mains et les porta avec force à ses lèvres. Il avait le visage enflammé, le souffle court et sifflant. Elle retira ses mains des siennes. Elle en posa une sur le front du jeune homme. Il était brûlant.
''Calmez-vous mon petit Maximilien. Ne vous mettez pas dans ces états. Vous n'êtes pas ici pour vous faire du mal.''
''Je sais, madame, mais c'est de votre faute! Vous me foudroyez!''
''Foudroyé? Comme vous y allez.'' Elle eut un petit rire de gorge en relevant légèrement la tête en arrière. '' Regardez dans le bar s'il y a quelque chose de convenable à boire''
Il se dirigea vers le petit panneau en marqueterie qui dissimulait une glacière.
''Champagne? Eau minérale?''
''Servez nous deux coupes, mon ami.''
Il sortit le champagne et une petite bouteille d'eau minérale. Il remplit deux coupes et un verre d'eau. Il les apporta sur la petite table basse auprès de laquelle elle s'était assise. Il sortit de la poche de son gilet une petite boite à pilules en or. Il en avala deux avec une gorgée d'eau.. Elle le regarda avec un œil interrogateur.
'' Ces pilules calment ma tension et régulent mon rythme respiratoire. Je crains d'avoir à les prendre pendant un bon moment encore'' Il avait dit cela avec un petit sourire triste.
''Oubliez cela, Max. Et buvons à notre rencontre.''
Il approcha un fauteuil, s'assit et fit tinter sa coupe de cristal contre la sienne.
Ils restèrent quelques secondes silencieux. Il la regardait avec passion.
''Vous ne pouvez imaginer ce que je ressens. Vous me rendez fou!'' Et il osa : ''Ah! Caroline...''
Elle lui abandonna sa main. Il l'embrassa dans la paume et ses lèvres remontèrent vers l'intérieur du poignet puis jusqu'à la saignée du coude. Il posa sa main droite sur sa taille. Et là, elle se dit que toutes les femmes devraient remercier Poiret d'avoir supprimé les gaines. Elle avait connu les deux... C'était incomparable...
Maximilien avait également d'air de s'accoutumer à l'absence de gaine. Mais elle sentit qu'elle devait réfréner ses ardeurs sinon il allait la prendre, là, sur la moquette de ce wagon-lit. Si c'était encore de son âge, ce n'était plus du sien. Elle le repoussa doucement, mais fermement, de ses deux mains;
''Tout doux mon ami. Je suis flattée de la vivacité de votre intérêt à mon égard, mais je ne suis pas votre infirmière de campagne.'' dit-elle en riant. Elle réussit à se dégager et à se lever. Elle sourit encore devant son air dépité.
''Ne prenez pas cet air de chien battu. Installez-vous confortablement sur ce divan. Laissez-moi quelques minutes pour me préparer et nous reprendrons notre conversation là où nous l'avons laissée.'' Elle déposa un léger baiser sur sa joue et se retira dans la partie chambre de son compartiment en fermant la porte derrière elle. Arrivée dans le cabinet de toilettes elle enleva son turban de velours noir libérant l'imposante masse de ses cheveux noirs, sa fierté même si quelques fils argentés commençaient à s'y mêler. Elle fit glisser à terre le cafetan gris qu'elle portait. Puis sa combinaison. Elle se regarda, sans complaisance, dans la glace. Bien sur les seins étaient un peu plus lourds, les hanches un peu plus rondes. Mais la taille restait bien marquée, les fesses fermes et les cuisses fuselées. Elle fût satisfaite de l'examen. A 47 ans elle tenait encore la route, ce qui était rare chez les femmes à cette époque-là. Elle devait tout cela à son heure quotidienne d'exercices à la barre. Elle s'y astreignait depuis plus de 30 ans et c'était devenu comme une drogue. Mais jamais un homme ne l'avait vue transpirer à la barre.
Après une légère toilette elle mit un déshabillé de nuit rouge vif faisant ressortir la matité de son teint et le noir de ses cheveux. Une goutte de ‘Je reviens’’ de Worth derrière l'oreille et à l'intérieur des poignets. Elle était prête. Cela l'amusait assez finalement. C'était comme un flirt. Elle ouvrit la porte de communication avec le salon, sûre de son effet. Maximilien dormait sur le divan. Sa première impulsion fut de le réveiller et de le mettre à la porte manu militari. Elle savait faire. Certains hommes devaient s'en souvenir encore. Et puis elle le regarda. Il dormait. La bouche ouverte comme pour mieux aspirer l'air pour ses malheureux poumons. Les joues creusées comme un stigmate de sa maladie. Il avait enlevé ses souliers vernis, déboutonné son gilet et ouvert son col de chemise. Toute colère tombée elle s'assit dans un fauteuil. Ce gamin lui avait fait ce qu'aucun homme ne lui avait fait auparavant. Et elle ne lui en voulait pas. C'était la première fois que cela lui arrivait. Les hommes s'endormaient toujours après (trop rapidement même parfois), mais avant jamais! Elle voulait tourner une page de sa vie avec ce départ vers le sud. Eh bien c'était gagné. Ce gamin venait d'en tourner une autre. Elle se dit qu'à 47 ans elle n'était plus souveraine et qu'elle avait bien fait de partir. Et lui il dormait abandonné, sans défense, vulnérable mais en totale confiance. ''Peut être n'aurait-il dû prendre qu'une seule pilule?'' Elle ressentit comme une forme de tendresse.
''Pas de ça, cocotte.'' Elle se reprit très vite. C'était probablement mieux ainsi. Après 5 minutes de réflexion sa décision était prise. Elle jeta un coup d'œil sur son réveil de voyage Cartier. Minuit quinze.
Elle enfila une robe de chambre et sortit dans le couloir et appela le contrôleur du wagon.
''Quand arrivons-nous à Lyon?''
''A 4h18''
''Avez-vous la télégraphie sans fil à bord du train?''
''Bien sûr, Madame.''
''Bien. Vous allez télégraphier au Boscolo Grand Hôtel de Lyon de me réserver une chambre et d'envoyer une voiture me chercher à la gare. Je prendrai une valise avec moi. Vous direz à la femme de chambre de refaire l'autre et de la mettre dans le compartiment bagages avec mes deux malles. Vous veillerez bien à ce qu'une fois à Nice, le tout soit envoyé à l'Excelsior Hôtel Regina sur la colline de Cimiez. J'y ai un appartement réservé. Je les préviendrai de mon retard.''
Après un moment de silence :
'' Tous ces va et vient se feront par la porte qui donne sur la partie chambre du compartiment. Il y a dans le salon un jeune homme endormi. Vous ne le réveillerez qu'une fois que le train aura quitté Lyon. Vous lui direz.... Et puis non... vous ne lui direz rien du tout.''
'' Tout sera fait comme vous le souhaitez, Madame.''
Elle rejoignit sa chambre et ferma la porte de communication avec le salon. Elle ne voulait plus le voir!. Elle s'en voulait un peu. Mais, bof, ça passerait. Ce n'est pas cette nuit qu'elle allait se laisser aller à des sentiments.
Une demi-heure après le contrôleur lui confirmait sa réservation au Boscolo.
A Lyon une voiture l'attendait. Sur le chemin de l'hôtel, ils furent arrêtés par un passage à niveau. Un train défila devant eux dans un panache de fumée.
''C'est votre train, Madame, le Paris-Lyon-Méditerranée. Ils seront à Marseille à 9h47.''
Le chauffeur entendit un léger bruit derrière lui. Il prit ça pour une petite toux.

mardi 25 septembre 2018

Caroline O - II - La wagon - restaurant

A 21h le maître d'hôtel vint la chercher pour la mener à sa table. Une table pour deux couverts. Tout était siglé CIWL. La nappe, les serviettes brodées, les couverts en argent gravés, les verres en cristal ciselés...La lecture du menu la mit un peu mal à l'aise. C'était beaucoup en période de restriction... Mais elle savait aussi combien lui avait coûté le prix du billet. Elle commanda une autre coupe de champagne. Trois minutes plus tard le maître d'hôtel était de retour :
'' Je suis désolé Madame, mais Monsieur là-bas, le comte Maximilien de Woincourt, n'a pas réservé sa place ce soir! Mais il souhaiterait dîner avec vous. L' accepteriez-vous à votre table?''
De Woincourt!! Seul un léger haussement de sourcils avait marqué sa surprise, son étonnement et son interrogation. Elle accepta d'un signe de tête. De Woincourt, de Woincourt??? L'image avait du mal à se fixer. Trente secondes plus tard elle levait les yeux sur un jeune homme d'une vingtaine d'années. Son smoking noir faisait ressortir la blondeur de ses cheveux, le bleu de ses yeux et son extrême pâleur.
'' Maximilien de Woincourt. Mes hommages Madame. Vous ne sauriez savoir l'honneur et l'immense joie que vous me faites en m'acceptant à votre table''.
Et soudain tout lui revint en mémoire et c'est avec un grand sourire qu'elle lui dit:
''Mais asseyez vous Monsieur de Woincourt. C'est avec plaisir que je dînerai avec vous''.
Le dîner touchait à sa fin. Il était près de 11h du soir. Maximilien de Woincourt n'avait pratiquement pas arrêté de parler. La discussion, l'ardeur qu'il y mettait avaient légèrement rosi ses pommettes. Le Roederer qui avait accompagné tout le repas y était aussi pour quelque chose. Mais l'étincelle qui brillait dans ses yeux ne devait rien à l'alcool. Elle la connaissait bien cette lueur. Elle l'avait souvent vue dans les yeux des hommes qui voulaient se glisser dans son lit et étaient prêts à donner des fortunes pour cela. Mais manifestement ce petit de Woincourt n'avait pas les moyens de ses envies!!! Cela l'amusait. Elle était même presque émue. Sans lui donner d'espoir, elle ne le désespérait pas. Elle n'avait pas encore décidé de ce qu'elle ferait. Elle le regardait en souriant. Il ne faisait rien de ce qu'il devait ou devrait faire et pourtant elle était presque séduite. Son inexpérience et sa fraîcheur lui donnait à elle comme un coup de jeunesse.
Il avait 22 ans. Il descendait à Marseille. De là il devait remonter vers le Lubéron où ses parents possédaient une bastide. Ils lui avaient fait quitter Paris pour une bagatelle, une amourette pour une infirmière de l'hôpital des Invalides, à laquelle il fallait couper court rapidement. Mais plus grave, lieutenant au 9ème régiment du Génie, il avait été hospitalisé après avoir été gazé à Ypres. Le gaz moutarde lui rongeait les poumons. Le Lubéron n'était qu'une étape vers les Alpes et un sanatorium. Heureusement il n'avait pas de lésions cutanées. Elle ne l'aurait supporté. C'était justement ce qu'elle fuyait et ce n'était pas pour se faire rattraper dans le wagon-restaurant d'un train de luxe. Elle balaya vite cette image. Elle s'expliquait mieux maintenant cette pâleur, cette maigreur. Elle avait eu envie de toucher sa main qu'on aurait dite de porcelaine. Elle s'était abstenue.
''Mon père m'a souvent parlé de vous. Il vous a vue au théâtre il y a longtemps''. Il s'arrêta, la bouche ouverte, pétrifié de ce qu'il avait dit. Par un geste réflexe sa main se posa sur celle du jeune homme. Ce contact la fit frissonner.
''Ne soyez pas gêné mon petit Maximilien. Vous permettez que je vous appelle Maximilien?''
Le jeune homme déglutit difficilement.
''Cela ne doit pas faire si longtemps que ça. N'est ce pas?''
Il baissa la tête incapable de dire un mot.
Elle retira sa main et coudes sur la table, le menton posé sur ses mains croisées, elle se souvint.
Bien sûr que si ça faisait longtemps. Quand donc était ce? C'était au retour de son premier voyage en Amérique. En 1892, 93. La tournée avait été fructueuse mais fatigante. Elle avait décidé de se reposer, de faire un ‘’break’’ comme ils disaient à New York. Son besoin de calme lui avait fait choisir une petite station balnéaire de la Somme, dont le duc de Penthièvre, qui avait ses habitudes à Eu, lui avait parlé: Mers les Bains. Le confort de son Grand Hôtel, son Casino modeste mais élégant, le charme des villas du front de mer, la beauté de sa falaise crayeuse l'avaient ravie. Ce n'était pas Nice ou Biarritz, bien sûr. Ni Deauville, ni même Cabourg. Mais une semaine ici lui ferait tous les biens. Au bout de deux jours elle n'en pouvait plus. C'était décidé, elle rentrait demain à Paris.
Dans la salle du bar du casino, face à la mer elle buvait sa coupe de Roederer. La falaise était rose, embrasée du feu du coucher de soleil.
Quand il est entré dans le bar elle avait immédiatement su que c'était pour elle!! Il s'était dirigé directement vers sa table d'un pas qui sentait son militaire à vingt lieues.
'Corentin de Woincourt! Pardonnez mon audace, Madame. Je vous ai vu il y a deux ans aux Folies Bergère à Paris. J'en garde un souvenir... Un ami m'a dit vous avoir vue ici. Je n'ai pu résister. Me permettez-vous de vous offrir un apéritif?''
''Ca, ma chérie, c'est un cavalier. Ou un artilleur'' se dit elle in petto!
Elle avait le sentiment d'être une citadelle que l'on voulait prendre d'assaut. Cela n'était pas nouveau pour elle. On n'avait jamais eu à son égard les manières qu'on aurait eues envers une jeune fille sortant d'une institution religieuse. Et les manières un peu brouillonnes de ce hobereau picard l'amusaient. D'autant plus qu'elle savait qu'au bout du compte c'est elle qui garderait la main.
L'apéritif fut suivi d'une invitation à dîner. Ce Corentin de Woincourt était bien officier de cavalerie. Capitaine ou commandant. Elle avait oublié. De toute façon en dessous de général elle confondait tout. Il avait une propriété à une trentaine de kilomètres de Mers et avait obtenu une permission. Sa femme était sur le point d'accoucher. C'était leur quatrième enfant. Trois filles! Il espérait bien qu'elle lui donnerait un garçon cette fois ci! Le docteur n'attendait rien avant 48 heures et il avait pris sa soirée pour venir à Mers en espérant la voir. Par désœuvrement elle accepta un digestif et lui accorda une nuit. Cette nuit fut une heureuse surprise. Ses manières abruptes laissèrent place à une douceur et une tendresse qu'elle n'attendait pas. Elle ressentit un plaisir qu'elle n'eut pas besoin de simuler comme souvent.
Elle retrouvait en Maximilien les traits de Corentin mais en plus fins avec quelque chose de féminin. Etait-ce dû à la maladie ou un héritage de sa mère qu'elle imaginait belle, douce et un peu fade. Ainsi Corentin avait fini par avoir un fils. Elle ne lui demanda pas des nouvelles de son père qui n'avait surement pas fait état de leur rencontre et de leur nuit.
Elle se retrouvait en face de quelqu'un dont elle avait entendu parler avant qu'il ne naisse. Il aurait pu être son fils. Elle n'avait aucun instinct maternel. Il était mort avec l'avortement qu'elle avait subi lorsque son ''hijo de puta'' de mari l'avait prostituée de force et qu'elle était devenue stérile.
Mais très vite et sans qu'elle sache très bien pourquoi elle lui dit:
'' Laissez-moi partir maintenant. Ne vous compromettez pas. Mais rejoignez-moi dans une demi-heure. Voiture 3. Compartiment 6.''

Suite et fin demain...Caroline O. - III - Le wagon-lit

lundi 24 septembre 2018

Prenons le temps de Trenet - Revoir Paris

Lundi, un coup de mou !!! Un Trenet et ça repart!
Revoir Paris

Caroline O.- I - Le Train Bleu


La femme, belle, encore, remontait le quai de la gare de Lyon le long du PLM de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits à destination de la Riviéra française. Un compartiment était réservé à son nom dans la voiture n°3. Sa démarche était souple comme celle d'une danseuse et elle avait un port de reine. Danseuse elle l'avait été sur toutes les scènes importantes du monde. Et reine? C'était ses amants, empereurs, rois, princes, sultans, pachas, présidents, capitaines d'industrie ou simples hommes transis d'amour qui l'avaient faite telle.
Ce 6 octobre 1915, il était 18h et elle quittait Paris. Oh, elle n'avait pas peur de la guerre. Après l'alerte de la Marne l'année dernière, le front s'était déplacé sur la Somme. Et elle avait eu trop de militaires à sa botte pour les craindre. D'ailleurs ni le Kaiser ni son royal cousin anglais Teddy n'aurait supporté que le moindre mal lui soit fait. Qu'ils se fussent rencontrés dans sa ruelle aurait provoqué un incident diplomatique aussi grave que celui de Fachoda. Cela faillit se produire une fois. L'un sortit côté cour tandis que l'autre entrait côté jardin. Ils le savaient et l'un et l'autre mais n'en parlèrent jamais. Empereur ou roi, ils acceptaient facilement de perdre une bataille, mais rentrer le deuxième dans un lit encore chaud!!! Ca jamais!!! Les hommes ont de ces vanités! S'ils savaient!!! Mais l'intelligence des femmes a été de ne jamais le leur dire! Et puis il y avait ce bon Aristide. Peut-être le seul qu'elle eût un peu aimé. Lui aussi l'aurait protégée. N'était-il pas président du Conseil? Et en plus de la désirer, il l'aimait. Mais elle plus que les hommes elle aimait le plaisir, plus que le plaisir les plaisirs, les calèches, les robes, les hôtels particuliers, les bijoux, l'argent et surtout dominer ces hommes comme pour les punir de ce qu'ils lui avaient fait, de ce que lui avait fait un homme quand elle avait onze ans.
Dès le début de la guerre elle avait fait une tournée dans le cadre du ''Théâtre aux armées'' pour soutenir le moral de troupes. Ce qu'elle avait vu l'avait horrifié. Les tranchées, la boue, les morts, les blessés, les hommes hagards à qui on donnait pour un soir du vin et l'illusion du plaisir pour les renvoyer le lendemain à la boucherie. Elle ne voulait plus voir ça, entendre parler de ça! Egoïste? Oui! Et alors! Ce n'était pas son monde cela. Son monde d'ailleurs mourrait en même temps que ces pauvres gens. Rien ne serait plus jamais comme avant. C'était cela qu'elle fuyait, pas la guerre. Elle était riche. Elle avait 47 ans (elle ignorait qu'elle allait vivre encore un demi-siècle), et le temps de sa splendeur était passé même si elle était encore au sommet de sa gloire. Elle n'avait jamais eu besoin de s'affubler de noms ronflants comme ces Liane de P., Emilienne d'A., Cléo de M. Elle, elle avait gardé son nom, francisant juste son prénom, Caroline. Mais pour tous elle était, simplement, superbement, orgueilleusement la Belle O.
Elle approchait de son wagon. Sa tenue de voyage était simple. Un ensemble de Paul Poiret dans un tissu dessiné par Dufy, un manteau 3/4 avec un col de fourrure et un de ces nouveaux chapeaux mis à la mode par Gabrielle Chanel. Un porteur poussait derrière elle un chariot avec trois valises et deux sacs Hermès, son nécessaire pour son voyage. Deux malles Vuitton étaient déjà dans le wagon des bagages. Le reste suivrait par la route dès qu'elle aurait une adresse. Arrivée elle tendit son billet de voyage au conducteur attaché à sa voiture. ''Bonsoir madame, bienvenue à bord du Paris-Lyon- Méditerranée''. Et bien qu'il soit tenu à la même impassibilité que les horse guards de sa Majesté, le sourire qu'elle lui rendît le fit chanceler. Elle prit appui sur son bras pour monter le petit escabeau et les trois marches du wagon.
Celui-ci contenait 10 compartiments dont 6 étaient jumelables en suite. Elle en avait réservé une. Au milieu de la voiture bien sûr, à cause des essieux. Cette suite se composait d'un salon-fumoir avec un large canapé, deux fauteuils, une table, un petit bar et d'un placard encastré. Deux grandes baies ouvraient sur l'extérieur. Le second compartiment de la suite était à l'identique mais transformé en chambre à coucher. Le tout était complété par un cabinet de toilette. Les tons chauds de la moquette, du tissu des fauteuils, étaient assortis à la marqueterie, à l'acajou du bois et au cuivre de la paumellerie et des boutons de porte. Le porteur déposa les valises. Le conducteur le paya discrètement.
'' Nous partons à 19h40 et serons à Monte-Carlo demain à 15h30. A quelle heure souhaitez-vous être réveillée demain matin? Prendrez-vous votre petit déjeuner dans votre compartiment ou au wagon-restaurant? Je vous envoie une femme de chambre pour vous aider à défaire votre valise. N'hésitez pas à faire appel à moi si vous avez besoin de quoique ce soit.''
''Je vous remercie. Pouvez-vous me réserver une table au restaurant pour 21h je vous prie,''
''Ce sera fait madame.''
En attendant l'arrivée de la femme de chambre, elle jeta un coup d'œil par la vitre. La nuit était presque tombée. Le quai s'était rempli de voyageurs. Le train serait plein. Elle n'avait pas souhaité que quiconque l'accompagnât et probablement que peu se seraient proposés. Elle avait tenu son départ aussi secret que possible dans la crainte des journalistes.
La femme de chambre l'aida à défaire une valise. Elle en sortit une robe. Elle en avait choisi une pour ce soir qui ne nécessitait pas trop l'assistance d'une habilleuse. A la guerre comme à la guerre.
''Pouvez-vous lui donner un petit coup de fer?''. '' Vous l'aurez dans une heure madame''
Il était 18h. Elle passa l'heure suivante à ranger ses affaires et à se préparer un visage convenable dans le miroir du cabinet de toilette. Trois légers coups à la porte: ''Femme de chambre, madame''. ''Entrez et déposez la robe dans le placard.''
A 19h40 précises, sifflement de la vapeur, cadence des pistons, le train se mit en mouvement. Sa résolution prise quelques mois plus tôt se réalisait. Elle eût un léger pincement au cœur. Passager, très passager. Les regrets n'étaient pas son genre.
A 20h30 elle entrait dans le wagon bar déjà bien rempli. Le brouhaha des conversations baissa d'un ton. La nouvelle de sa présence à bord du train s'était répandue comme une trainée de poudre. Elle portait un cafetan gris perle de Poiret, aux manches longues légèrement bouffantes et resserrées aux poignets. Un seul bijou. Un rubis serti sur une broche de diamants au-dessus de son sein gauche. Un turban de velours noir surmonté d'une petite aigrette enserrait ses cheveux. Ses ongles étaient du même rouge que le rubis. Elle s'assit et demanda une coupe de Roederer Cristal. Elle sentait sur elle le regard des autres. Dans celui des femmes elle ne voyait ni jalousie, ni haine. Simplement ''Ainsi c'est elle!'' Chez les hommes aussi ''Ainsi c'est elle'', mais avec cette lueur de désir et surtout de lubricité qu'elle ne supportait plus.
Demain Caroline O. - II - Le wagon - restaurant

dimanche 23 septembre 2018

La reine étranglée - 3àme partie - ch - 7 - La statue abattue





VII
LA STATUE ABATTUE
 
  Dans l’obscurité de Montfaucon où les chaînes grinçaient, des voleurs, la nuit suivante, dépendirent le mort illustre pour le dépouiller ; au matin, on trouva le corps de Marigny couché nu sur la pierre. Monseigneur de Valois, qui était encore au lit quand on l’en vint avertir, commanda de rhabiller le cadavre et de le rependre. Puis lui-même se vêtit et, bien vivant, mieux vivant que jamais, tout gonflé de sa force intacte, il partit se mêler au mouvement de la ville, au trafic des hommes, à la puissance des rois. En compagnie du chanoine de Mornay, son ancien chancelier, qu’il avait fait nommer garde des Sceaux de France, il gagna le palais de la Cité. 
  Dans la Galerie mercière, marchands et badauds observaient quatre ouvriers maçons, perchés sur un échafaudage, et qui descellaient la grande statue d’Enguerrand de Marigny. Elle tenait à la muraille, non seulement par le socle, mais par le dos. Les pics et les burins frappaient la pierre qui volait en éclats blancs. Une fenêtre intérieure, qui donnait vue sur l’ensemble de la Galerie, s’ouvrit ; Valois et le chancelier apparurent à la balustrade. Les badauds, apercevant leurs nouveaux maîtres, ôtèrent leurs bonnets. 
  — Continuez, bonnes gens, continuez à regarder ; c’est bon travail que l’on fait là, lança Valois en adressant à la petite foule un geste engageant. 
  Puis, se tournant vers Mornay, il lui demanda : 
  — Avez-vous achevé l’inventaire des biens de Marigny ? 
  — J’ai achevé, Monseigneur, et le compte en est assez gras. 
  — Je n’en doute point, dit Valois. Ainsi le roi va se trouver en fonds pour récompenser ceux qui l’ont servi en cette affaire, dit Valois. Tout d’abord j’exige retour de ma terre de Gaille-fontaine que le coquin m’avait prise par duperie dans un mauvais échange. Cela n’est point récompense ; c’est justice. D’autre part, il conviendrait que mon fils Philippe disposât enfin d’un hôtel en propre et qu’il eût son train personnel. Marigny possédait deux maisons, celle des Fossés-SaintGermain et celle de la rue d’Autriche. J’incline pour la seconde… Je sais aussi que le roi veut faire quelque libéralité à Henriet de Meudon, son veneur, qui lui ouvre ses paniers à colombes ; notez donc ce désir. Ah ! Surtout n’oubliez pas que Monseigneur d’Artois attend depuis cinq ans les revenus de son comté de Beaumont. C’est l’occasion de lui en remettre une part. Le roi a de grandes dettes envers notre cousin d’Artois. 
  — Le roi va devoir aussi, dit le chancelier, offrir à sa nouvelle épouse les présents d’usage, et il semble décidé, dans l’amour qu’il a, aux plus grandes largesses. Or sa cassette n’est guère en état d’y subvenir. Ne pourrait-on prendre sur les biens de Marigny les faveurs qui seront attribuées à notre nouvelle reine ? 
  — C’est sagement pensé, Mornay. Préparez un partage en ce sens, où vous placerez ma nièce de Hongrie en tête des bénéficiaires ; le roi ne pourra qu’y souscrire. 
  Valois, tout en parlant, continuait de regarder le travail des maçons. 
  — Bien sûr, Monseigneur, reprit le chancelier, je me garderai de rien demander pour moi-même… 
  — Et en cela, vous agirez bien, Mornay, car de méchants esprits auraient beau jeu de dire qu’en poursuivant Marigny, vous ne cherchiez que votre profit. Faites donc grossir un peu ma part, afin que je vous puisse gratifier à proportion de vos mérites… Ah ! Elle a bougé ! ajouta Valois en pointant le doigt vers la statue. 
  La grande effigie de Marigny était maintenant complètement décollée du mur ; on l’entourait de cordes. Valois posa sa main baguée sur le bras du chancelier. 
  — L’homme en vérité est créature étrange, dit-il. Savez-vous que soudain j’éprouve comme un vide de l’âme ? J’avais si fort accoutumé de haïr ce méchant qu’il me semble à présent qu’il va me manquer… 
  À l’intérieur du Palais, Louis X, dans le même moment, achevait de se faire raser. Auprès de lui se trouvait dame Eudeline, rose et fraîche, tenant par la main une enfant de dix ans, blonde, un peu maigre, intimidée, et qui ne savait pas que ce roi, dont on séchait le menton à l’aide de toiles chaudes, était son père. La première lingère du Palais attendait, émue, pleine d’espoir, d’apprendre la raison pour laquelle Louis les avait mandées, elle et sa fille. 
  Le barbier sortit, emportant bassin, rasoirs et onguents. Le roi de France se leva, secoua ses longs cheveux autour de son col et dit : 
  — Mon peuple est content, n’est-il pas vrai, Eudeline, que j’aie fait pendre Marigny ? 
  — Certes, Monseigneur Louis… Sire, je veux dire. Chacun se plaît à croire que les temps du malheur sont finis… 
  — C’est bien, c’est bien. Je veux qu’il en soit ainsi.    
  Louis X traversa la chambre, se pencha sur un miroir, étudia son visage quelques instants, se retourna. 
  — Je t’avais promis d’assurer l’établissement de cette enfant… Elle s’appelle Eudeline, comme toi…     
  Des larmes d’émotion vinrent aux yeux de la lingère ; et elle pressa légèrement l’épaule de sa fille. Eudeline la petite s’agenouilla pour entendre de la bouche souveraine, l’annonce des bienfaits. 
  — Sire, cette enfant vous bénira jusqu’à son dernier jour en ses prières… 
  — C’est justement ce que j’ai décidé, répondit le Hutin. Qu’elle prie. Elle entrera en religion, au couvent de Saint-Marcel qui est réservé aux filles nobles, et où elle sera mieux que nulle part. 
  La stupeur parut sur les traits d’Eudeline la mère.    
  — Est-ce donc cela, Sire, que vous voulez pour elle ? La cloîtrer ? 
  — Eh quoi ? N’est-ce pas un bon établissement ? dit Louis. Et puis il faut que cela soit ; elle ne saurait rester dans le monde. Et je trouve bon pour notre salut et pour le sien qu’elle rachète par une vie de piété la faute que nous avons commise en sa naissance. Quant à toi… 
  — Monseigneur Louis, m’enfermerez-vous aussi au cloître ? demanda Eudeline avec effroi. 
  Comme le Hutin avait changé, en peu de temps ! Elle ne retrouvait plus rien, en ce roi qui dictait ses ordres d’un ton sans réplique, ni de l’adolescent inquiet auquel elle avait appris l’amour, ni du pauvre prince, grelottant d’angoisse, d’impuissance et de froid, qu’elle avait encore réchauffé dans ses bras un soir de l’hiver passé. Les yeux seuls gardaient leur expression fuyante. 
  — Pour toi, dit-il, je vais te donner charge de surveiller à Vincennes le meuble et le linge, pour que tout soit prêt chaque fois que j’y viendrai. 
  Eudeline hocha la tête. Cet éloignement du Palais, cet envoi dans une résidence secondaire, elle les ressentait comme une offense. N’était-on pas satisfait de la façon dont elle tenait son office ? En un sens, elle eût mieux accepté le couvent ; son orgueil eût été moins blessé. 
  — Je suis votre servante et vous obéirai, répondit-elle froidement. 
  Elle invita Eudeline la petite à se relever et lui reprit la main. Au moment de franchir la porte, elle aperçut le portrait de Clémence de Hongrie posé sur une crédence, et demanda : 
  — C’est elle ? 
  — C’est la prochaine reine de France, répondit Louis X non sans hauteur. 
  — Soyez donc heureux, Sire, dit Eudeline en sortant. 
  Elle avait cessé de l’aimer. « Certes, certes, je vais être heureux », se répétait Louis, marchant à travers la chambre où le soleil entrait à grands rayons. Pour la première fois depuis son avènement, il se sentait pleinement satisfait et sûr de soi. Il s’était délivré de son épouse infidèle, délivré du trop puissant ministre de son père ; il éloignait du Palais sa première maîtresse et envoyait sa fille naturelle au couvent . 
  Tous les chemins nettoyés, il pouvait maintenant accueillir la belle princesse napolitaine, et se voyait déjà vivre auprès d’elle un long règne de gloire. Il sonna le chambellan de service. 
  — J’ai fait mander messire de Bouville. Est-il arrivé ? 
  — Oui, Sire ; il attend vos ordres. 
  À ce moment les murs du Palais vibrèrent sous un choc sourd. 
  — Qu’est ceci ? demanda le roi. 
  — La statue, je pense, Sire, qui vient de tomber. 
  — C’est bien… Dites à Bouville d’entrer. 
  Et il se disposa à recevoir l’ancien grand chambellan. Dans la Galerie mercière, la statue d’Enguerrand gisait sur le pavement. Les cordes avaient glissé un peu vite, et les vingt quintaux de pierre avaient brutalement heurté le sol. Les pieds étaient rompus. Au premier rang des badauds, Spinello Tolomei et son neveu Guccio Baglioni contemplaient le colosse abattu. 
  — J’aurai vu cela, j’aurai vu cela… murmurait le capitaine des Lombards. 
  Il n’affichait pas, comme Monseigneur de Valois du haut de la fenêtre à balustrade, un triomphe ostentatoire ; mais sa joie non plus ne se teintait pas de mélancolie. Il éprouvait une bonne satisfaction bien simple et sans mélange. Tant de fois, sous le gouvernement de Marigny, les banquiers italiens avaient tremblé pour leurs biens et même pour leur peau ! Messer Tolomei, un œil ouvert, l’autre fermé, respirait l’air de la délivrance. 
  — Cet homme-là vraiment n’était pas notre ami, dit-il. Les barons se font gloire de sa chute ; mais nous avons pris bonne part à ce travail. Et toi-même, Guccio, tu m’y as bien aidé. Je tiens à t’en récompenser, et à t’associer mieux à nos affaires. As-tu quelque souhait ? 
  Ils s’étaient mis à marcher entre les éventaires des merciers. Guccio abaissa son nez mince et ses cils noirs. 
  — Oncle Spinello, je voudrais gérer le comptoir de Neauphle. 
  — Eh quoi ! s’écria Tolomei tout surpris. Est-ce là ton ambition ? Un comptoir de campagne, qui fonctionne avec trois commis bien suffisants pour leur tâche ? Tu as de petits rêves ! 
  — J’aime assez ce comptoir, dit Guccio, et je suis sûr qu’on pourrait fort l’agrandir. 
  — Et je suis bien sûr, moi, répondit Tolomei, que c’est l’amour plutôt que la banque qui t’attire de ce côté… La demoiselle de Cressay, n’est-ce pas ? J’ai vu les comptes. Non seulement ces gens-là sont nos débiteurs, mais en plus nous les nourrissons. 
  Guccio regarda Tolomei et vit qu’il souriait. 
  — Elle est belle comme aucune, mon oncle, et de bonne noblesse. 
  — Ah ! soupira le banquier en élevant les mains. Une fille de noblesse ! Tu vas te mettre dans de gros ennuis. La noblesse, tu sais, est toujours prête à nous prendre de l’argent, mais guère à laisser son sang se mêler au nôtre. La famille est-elle d’accord ?   
  — Elle le sera, mon oncle, je suis certain qu’elle le sera. Les frères me traitent comme un des leurs.     
  Traînée par deux chevaux de trait, la statue de Marigny sortait de la Galerie mercière. Les maçons enroulaient leurs cordes et la foule se dispersait. 
  — Marie m’aime autant que je l’aime, reprit Guccio, et vouloir nous faire vivre l’un sans l’autre, c’est vouloir nous faire mourir ! Avec les gains nouveaux que je tirerai de Neauphle, je pourrai réparer le manoir, qui est beau, je vous assure, mais qui mérite un peu de travail, et vous viendrez vivre dans un château, mon oncle, comme un vrai seigneur. 
  — Moi, tu sais, je n’aime pas la campagne, dit Tolomei. S’il m’arrive une fois l’an d’avoir affaire à Grenelle ou à Vaugirard, je m’y sens au bout du monde et vieux de cent ans… J’avais rêvé pour toi une autre alliance, avec une fille de nos cousins Bardi… 
  Il s’interrompit un instant. 
  — Mais c’est mal aimer ceux qu’on aime que de vouloir faire leur bonheur malgré eux. Va, mon garçon, va t’occuper de Neauphle. Et marie-toi comme il te plaît. Les Siennois sont des hommes libres, et l’on doit choisir son épouse selon son cœur. Mais amène ta belle à Paris le plus tôt que tu pourras. Elle sera bien accueillie sous mon toit. 
  — Merci, oncle Spinello ! dit Guccio en se jetant à son cou. 
  Le comte de Bouville, sortant de chez le roi, traversait alors la Galerie mercière. Le gros homme avançait de ce pas ferme qu’il prenait lorsque le souverain lui avait fait l’honneur de lui donner un ordre. 
  — Ah ! Ami Guccio ! s’écria-t-il en apercevant les deux Italiens. C’est chance que de vous rencontrer ici. J’allais dépêcher un écuyer à vous quérir. 
  — Que puis-je pour vous servir, messire Hugues ? dit le jeune homme. Mon oncle et moi sommes tout à vous. 
  Bouville souriait à Guccio avec une réelle expression d’amitié. 
  — Je vous apprends une bonne nouvelle ; oui, une très bonne nouvelle. J’ai dit au roi vos mérites et combien vous m’étiez utile… Le jeune homme s’inclina, en signe de remerciement. 
  — Alors, ami Guccio, nous repartons pour Naples.
FIN 

Bientôt Le tome III des Rois Maudits : 
Les Poisons de la Couronne 

samedi 22 septembre 2018

La reine étranglée - 3àme partie - ch - 6 - Le chemin de Montfaucon





VI 
LE CHEMIN DE MONTFAUCON 
  Malgré l’étroitesse du soupirail, Marigny pouvait voir, entre les gros barreaux scellés en croix, le tissu somptueux du ciel où brillaient les étoiles d’avril. Il ne souhaitait pas dormir. Il épiait les rares rumeurs nocturnes de Paris, le cri des sergents du guet, le roulement des charrettes campagnardes apportant leurs chargements à la halle aux légumes… Cette ville dont il avait élargi les rues, embelli les édifices, calmé les émeutes, cette ville nerveuse, où l’on sentait à tout instant battre le pouls du royaume et qui avait été pendant seize ans au centre de ses pensées et de ses soucis, il s’était mis, depuis deux semaines, à la haïr comme on hait une personne. 
  Ce ressentiment datait précisément du matin où Charles de Valois, craignant que Marigny ne trouvât au Louvre des complicités, avait décidé de le transférer à la tour du Temple. À cheval, entouré de sergents et d’archers, Marigny, en traversant une partie de la capitale, s’était rendu compte que le peuple, dont il ne voyait depuis tant d’années que les nuques inclinées, le détestait. Les insultes lancées sur son passage, l’explosion de joie dans les rues, les poings tendus, les moqueries, les rires, les menaces de mort, tout cela avait représenté pour l’ancien recteur du royaume un effondrement pire peut-être que son arrestation elle-même. Celui qui a longtemps gouverné les hommes, s’efforçant d’agir pour le bien général, et qui sait les peines que cette tâche lui a coûtées, lorsqu’il s’aperçoit soudain qu’il n’a jamais été ni aimé ni compris, mais seulement subi, connaît une immense amertume, et se prend à s’interroger sur l’emploi qu’il a fait de sa vie. « Les honneurs, je les ai eus tous, mais jamais le bonheur, car jamais je ne pensais avoir parfait mon labeur. Valait-il d’œuvrer autant pour des gens qui me tenaient en si grande aversion ? » 
  La suite n’était pas moins affreuse. Enguerrand avait été ramené à Vincennes, non plus cette fois pour siéger parmi les dignitaires, mais pour comparaître devant un tribunal de barons et de prélats, et entendre le clerc Jean d’Asnières, dans l’office de procureur, faire lecture de l’acte d’accusation. 
  — Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo…, s’était écrié Jean d’Asnières en commençant. 
  Au nom du Seigneur, il retenait contre Marigny quarante et un chefs d’accusation : concussion, trahison, prévarication, rapports secrets avec les ennemis du royaume, tous griefs fondés sur d’étranges assertions. Il était reproché à Marigny d’avoir fait pleurer de chagrin le roi Philippe le Bel, d’avoir trompé Monseigneur de Valois sur l’estimation de la terre de Gaillefontaine, d’avoir été vu parlant seul à seul, au milieu d’un champ, avec Louis de Nevers, fils du comte de Flandre… Enguerrand avait demandé la parole ; elle lui avait été refusée. Il avait réclamé le gage de bataille ; refusé également. On le déclarait coupable sans même le laisser se défendre, et c’était tout juste comme si l’on jugeait un mort. 
  Or, parmi les membres du tribunal se trouvait Jean de Marigny. Enguerrand ne pouvait que trop facilement imaginer l’ignoble marché conclu par son frère pour conserver l’archidiocèse qu’il lui avait obtenu ! Tout le temps de ce procès sans débat, Enguerrand cherchait le regard de son cadet ; mais il ne rencontra qu’un visage impassible, des yeux détournés, et de belles mains qui lissaient d’un geste lent les rubans d’une croix pectorale. 
  — Me regarderas-tu, Judas ? Me regarderas-tu, Caïn ? grommelait Enguerrand. 
  Si même son frère se rangeait avec un tel cynisme au nombre de ses accusateurs, comment attendre de quiconque un geste de loyauté ou de gratitude ? Ni le comte de Poitiers, ni le comte d’Évreux ne siégeaient, ne pouvant manifester que par l’absence leur réprobation pour cette parodie de justice. 
  Les huées populaires avaient de nouveau accompagné Marigny, sur son trajet de retour de Vincennes au Temple où, cette fois, les fers aux pieds, il s’était vu enfermer dans le même cachot qui avait servi pour Jacques de Molay. Sa chaîne avait été rivée au même anneau où l’on rivait naguère la chaîne du grand-maître, et le salpêtre portait encore les marques faites par le vieux chevalier pour compter l’écoulement des jours. « Sept ans ! Nous l’avons condamné à passer ici sept ans, pour ensuite l’envoyer brûler. Et moi qui ne suis emprisonné que depuis une semaine, je comprends déjà tout ce qu’il a souffert. » 
  Le personnage d’État, des hauteurs où s’exerce son pouvoir, protégé par tout l’appareil des tribunaux, de la police et des armées, ne voit pas l’homme dans le condamné qu’il livre à la prison ou à la mort ; il réduit une opposition. Marigny se souvenait du malaise qu’il avait éprouvé tandis que les Templiers grillaient sur l’île aux Juifs, en comprenant qu’il ne s’agissait plus alors d’abstraites puissances hostiles, mais d’êtres de chair, de semblables. Un bref moment, cette nuit-là, et se reprochant ce mouvement d’âme comme une faiblesse, il s’était senti solidaire des suppliciés. Il se retrouvait tel, au fond de son cachot. 
  « Vraiment, nous avons tous été maudits pour ce que nous avons fait là. » 
  Et puis, une nouvelle fois, Marigny avait été conduit à Vincennes, et pour y assister au plus sinistre, au plus abject étalage de haine et de bassesse. Comme si toutes les accusations portées contre lui ne suffisaient pas, comme s’il fallait à tout prix anéantir les doutes dans les consciences du royaume, on se complut à le charger de crimes extravagants, certifiés par un stupéfiant défilé de faux témoins. Monseigneur de Valois se faisait gloire d’avoir découvert un vaste complot de sorcellerie, inspiré bien sûr par Enguerrand. Madame de Marigny et sa sœur, madame de Chanteloup, avaient pratiqué des envoûtements criminels sur des poupées de cire figurant le roi, le comte de Valois lui-même et le comte de SaintPol. Ce fut, du moins, ce qu’affirmèrent des individus sortis de la rue des Bourdonnais où ils tenaient officines de magie avec la tolérance de la police. 
  On traîna devant le tribunal royal une boiteuse, d’évidence créature du diable, et un certain Paviot, récemment condamnés dans une affaire similaire. Ils ne firent aucune difficulté pour se déclarer complices de madame de Marigny, mais montrèrent un étonnement douloureux quand leur fut confirmée la sentence qui les envoyait au bûcher. Les faux témoins eux-mêmes, dans ce procès, étaient trompés ! Enfin, l’on annonça le trépas de Marguerite de Bourgogne, et, dans le grand émoi causé par cette nouvelle, on donna lecture de la lettre que la reine, la veille de mourir, avait adressée à son époux. 
  — On l’a tuée ! s’écria Marigny pour qui toute la machination alors s’éclaira. 
  Mais les sergents qui l’encadraient l’avaient obligé à se taire, cependant que Jean d’Asnières ajoutait ce nouvel élément à son réquisitoire. 
  En vain, les jours précédents, le roi d’Angleterre était-il de nouveau intervenu par message auprès de son beau-frère de France, l’adjurant d’épargner Enguerrand. En vain Louis de Marigny s’était-il jeté aux pieds du Hutin, son parrain, le suppliant d’accorder grâce et justice. Louis X, dès qu’on prononçait le nom de Marigny, ne répondait que par ce seul mot : 
  — J’ai levé ma main de dessus lui. 
  Il le répéta publiquement une dernière fois à Vincennes. Enguerrand s’était alors entendu condamner à la pendaison, tandis que sa femme serait emprisonnée et tous leurs biens confisqués. Mais Valois continuait de s’agiter ; il ne connaîtrait pas de répit aussi longtemps qu’il n’aurait pas vu Enguerrand se balancer au bout d’une corde. Et pour brouiller toute tentative éventuelle d’évasion, il avait assigné à son ennemi une troisième prison, celle du Châtelet. C’était donc d’un cachot du Châtelet que Marigny, dans la nuit du 30 avril 1315, contemplait le ciel à travers un soupirail. Il n’avait pas peur de la mort ; du moins s’entraînait-il à l’acceptation de l’inévitable. 
  Mais l’idée de la malédiction obsédait sa pensée ; car l’iniquité était si totale qu’il lui fallait y voir, à travers et par-dessus la subite rage des hommes, le signe manifesté d’une plus haute volonté. « Était-ce la colère divine, vraiment, qui s’exprimait par la bouche du grand-maître ? Pourquoi avons-nous tous été maudits, et ceux même qui n’étaient pas nommés, simplement d’avoir été présents ? Pourtant, nous n’avions agi que pour le bien du royaume, la grandeur de l’Église et la pureté de la Foi. Qu’est-ce donc qui a provoqué cet acharnement du Ciel contre chacun de nous ? » 
  Alors que quelques heures seulement le séparaient de son propre supplice, il revenait en esprit sur les étapes du procès des Templiers, comme si c’eût été là, plus qu’en aucune autre de ses actions publiques ou privées, que se cachait l’ultime explication qu’il lui fallait découvrir avant de mourir. Et à remonter lentement les marches de sa mémoire, avec application ainsi qu’il en avait mis toujours à toutes choses, il parvint à une sorte de seuil où soudain la lumière se fit et où il comprit tout. La malédiction ne venait pas de Dieu. Elle venait de lui-même et ne prenait origine que dans ses propres actes. Et ceci était également vrai pour tous les hommes et pour tous les châtiments.
  « Les Templiers ne montraient plus guère d’attachement à leur règle ; ils s’étaient détournés du service de la Chrétienté pour ne s’occuper plus que du commerce de l’argent ; les vices se glissaient dans leurs rangs et pourrissaient leur grandeur ; par cela ils portaient en eux leur malédiction, et il y avait justice à supprimer l’Ordre. Mais pour en finir avec les Templiers, j’ai fait nommer archevêque mon frère, homme ambitieux et lâche, afin qu’il les condamnât pour de faux crimes ; il n’est donc point surprenant que mon frère se soit assis au tribunal qui, pour de faux crimes, m’a condamné. Je ne dois pas lui reprocher sa trahison ; j’en suis le fauteur… Parce que Nogaret avait torturé trop d’innocents pour en extraire les aveux qu’il croyait nécessaires au bien public, ses ennemis ont fini par l’empoisonner… Parce que Marguerite de Bourgogne avait été mariée par politique à un prince qu’elle n’aimait pas, elle a trahi le mariage ; parce qu’elle a trahi, elle a été découverte et emprisonnée. Parce que j’ai brûlé sa lettre qui aurait pu libérer le roi Louis, j’ai perdu Marguerite et je me suis perdu en même temps… Parce que Louis l’a fait assassiner en me chargeant du crime, que lui arrivera-t-il ? Qu’arrivera-t-il à Charles de Valois qui ce matin va me faire pendre pour des fautes qu’il m’invente ? Qu’arrivera-t-il à Clémence de Hongrie si elle accepte, pour être reine de France, d’épouser un meurtrier ?… Même lorsque nous sommes punis pour de faux motifs, il y a toujours une cause véritable à notre punition. Tout acte injuste, même commis pour une juste cause, porte en soi sa malédiction. » 
  Et quand il eut découvert cela, Enguerrand de Marigny cessa de haïr quiconque et de tenir autrui pour responsable de son sort. C’était son acte de contrition qu’il avait prononcé, mais autrement efficace que par le moyen de prières apprises. Il se sentait en grande paix, et comme d’accord avec Dieu pour accepter que le destin s’achevât de cette façon. Il demeura fort calme jusqu’à l’aube, et n’eut pas l’impression de redescendre du seuil lumineux où sa méditation venait de le placer. Vers l’heure de prime, il entendit quelque tumulte par-delà les murailles. Quand il vit entrer le prévôt de Paris, le lieutenant criminel et le procureur, il se mit debout lentement et attendit qu’on lui ôtât ses fers. Il prit le manteau d’écarlate qu’il portait le jour de son arrestation et s’en couvrit les épaules. Il éprouvait une étrange sensation de force, et se répétait constamment cette vérité qui lui était apparue : « Tout acte injuste, même commis pour une cause juste…» 
  — Où me conduit-on ? demanda-t-il. 
  — À Montfaucon, messire. 
  — C’est fort bien ainsi. J’ai fait reconstruire ce gibet. Je finirai donc dans mes œuvres. 
  Il sortit du Châtelet dans une charrette à quatre chevaux, précédée, suivie, encadrée de plusieurs compagnies d’archers et de sergents du guet. « Quand je commandais au royaume, je ne prenais que trois sergents pour m’escorter. Et j’en ai trois centaines pour me mener mourir…» Aux hurlements de la foule, Marigny, debout dans la charrette, répondait : 
  — Bonnes gens, priez Dieu pour moi. 
  Le cortège fit halte au bout de la rue Saint-Denis, devant le couvent des FillesDieu. On invita Marigny à descendre, et on l’amena dans la cour, au pied d’un crucifix de bois placé sous un dais. 
  « C’est vrai, c’est ainsi que cela se passe, se dit-il, mais je n’y avais jamais assisté. Et pourtant combien d’hommes ai-je envoyés au gibet… J’ai connu seize années de fortune pour me payer du bien que j’ai pu faire, seize journées de malheur et un matin de mort pour me punir du mal… Dieu m’est miséricordieux. » 
  Sous le crucifix, l’aumônier du couvent récita, devant Marigny agenouillé, la prière des morts. Puis les religieuses apportèrent au condamné un verre de vin, et trois morceaux de pain qu’il mâcha lentement, appréciant une dernière fois le goût des nourritures de ce monde. Dans la rue, les Parisiens continuaient de hurler. 
  « Le pain qu’ils mangeront tout à l’heure leur semblera moins bon que celui qu’on vient de me donner », pensa Marigny en remontant en charrette.   
  Le convoi franchit les murs de la ville. Après un quart de lieue, et une fois les faubourgs traversés, apparut, dressé sur une butte, le gibet de Montfaucon . 
  Rebâti dans les années récentes, sur l’emplacement du vieux gibet qui datait de Saint Louis, Montfaucon se présentait comme une grande halle inachevée, sans toit. Seize piliers de maçonnerie, debout contre le ciel, s’élevaient d’une vaste plate-forme carrée qui elle-même prenait assise sur de gros blocs de pierre brute. Au centre de la plate-forme s’ouvrait une large fosse qui servait de charnier ; et les potences s’alignaient le long de cette fosse. Les piliers de maçonnerie étaient réunis par de doubles poutres et par des chaînes de fer où l’on accrochait les corps après l’exécution ; on les y laissait pourrir au vent et aux corbeaux, pour servir d’exemple et inspirer le respect de la justice royale. 
  Ce jour-là une dizaine de corps se trouvaient suspendus, les uns nus, les autres habillés jusqu’à la ceinture et les reins seulement ceints d’un lambeau de toile, selon que les bourreaux avaient eu droit à tout ou partie des vêtements. Certains de ces cadavres étaient presque déjà à l’état de squelettes ; d’autres commençaient de se décomposer, la face verte ou noire, avec d’affreuses liqueurs suintant des oreilles et de la bouche, et des lambeaux de chair, arrachés par le bec des oiseaux, rabattus sur les étoffes. Une odeur horrible se répandait à l’entour. Une foule tôt levée, nombreuse, était venue assister au supplice ; les archers formaient cordon pour en contenir les remous. 
  Lorsque Marigny descendit de la charrette, un prêtre s’approcha et le convia à faire l’aveu des fautes pour lesquelles il était condamné. 
  — Non, mon père, dit Marigny. 
  Il nia avoir voulu envoûter Louis X ou aucun prince royal, nia avoir volé dans le Trésor, nia tous les chefs d’accusation qu’on avait portés contre lui, et réaffirma que les actions qu’on lui reprochait avaient toutes été commandées ou approuvées par le feu roi son maître. 
  — Mais j’ai accompli pour de justes causes des actes injustes, et de cela je me repens. 
  Précédé du maître-bourreau, il gravit la rampe de pierre par laquelle on accédait à la plate-forme et, avec cette autorité qu’il avait toujours eue, il demanda en désignant les potences : 
  — Laquelle ? 
  Comme du haut d’une estrade, il jeta un dernier regard sur la multitude hurlante. Il refusa d’avoir les mains liées. 
  — Qu’on ne me maintienne point. 
  Il releva lui-même ses cheveux, et avança sa tête de taureau dans le nœud coulant qu’on lui présentait. Il prit un grand souffle, pour garder le plus longtemps possible la vie dans ses poumons, serra les poings ; la corde, par six bras tirée, l’éleva à deux toises du sol. La foule, qui pourtant n’attendait que cela, poussa une immense clameur d’étonnement. Durant plusieurs minutes elle vit Marigny se tordre, les yeux exorbités, la face devenant bleue, puis violette, la langue sortie, et les bras et les jambes s’agitant comme pour grimper le long d’un mât invisible. Enfin les bras retombèrent, les convulsions diminuèrent d’amplitude, s’arrêtèrent, et les yeux n’eurent plus de regard. Et la foule, toujours surprenante parce que toujours surprise, se tut. Valois avait ordonné que le condamné restât entièrement habillé afin de demeurer mieux reconnaissable. Les bourreaux descendirent le corps, le tirèrent par les pieds à travers la plate-forme ; puis dressant leurs échelles sur le devant du gibet, du côté de Paris, ils suspendirent aux chaînes, pour l’y laisser pourrir entre les charognes de malfaiteurs inconnus, l’un des plus grands ministres que la France ait jamais eus.

Demain chapitre 7 et fin La statue abattue