IV
Le
conseil de Chaâlis 2
Philippe
de Valois est pleinement favorable à Madame d’Angleterre, mais il
va la trahir, parce que sa femme, qui hait Isabelle, lui a fait la
leçon et que cette nuit elle se refusera à lui, après cris et
tempêtes, s’il agit autrement qu’elle en a décidé. Et le
gaillard à grand nez se trouble, hésite, bafouille. Louis de
Bourbon est sans courage. On ne l’envoie plus dans les batailles,
parce qu’il prend la fuite. Il n’a aucun lien particulier avec la
reine Isabelle. Le roi est faible, mais capable d’entêtement,
comme cette fois dont on se souvient où il refusa tout un mois à
son oncle Charles de Valois la commission de lieutenant royal en
Aquitaine. Il est plutôt mal disposé à l’égard de sa sœur
parce que les ridicules lettres d’Édouard, à force de répétition,
ont fini par agir sur lui ; et puis surtout parce que Blanche est
morte et qu’il repense au rôle joué par Isabelle, il y a douze
ans, dans la découverte du scandale. Sans elle, il n’aurait jamais
su ; et même sachant, il aurait, sans elle, pardonné, pour garder
Blanche. Cela valait-il tant d’horreur, d’infamie remuée, de
jours de souffrances, et pour finir ce trépas ?
Le clan des ennemis
d’Isabelle ne comprend que deux personnes, Jeanne la Boiteuse et
Mahaut d’Artois, mais solidement alliées par une commune haine. Si
bien que Robert d’Artois, l’homme le plus puissant après le roi,
et même, en beaucoup d’aspects, plus important que le souverain,
lui dont l’avis prévaut toujours, qui décide de toutes choses
d’administration, qui dicte les ordres aux gouverneurs, baillis et
sénéchaux, Robert est seul, soudain, à soutenir la cause de sa
cousine. Ainsi en va-t-il de l’influence dans les cours ; c’est
une étrange et fluctuante addition d’états d’âme, où les
situations se transforment insensiblement avec la marche des
événements et la somme des intérêts en jeu. Et les grâces
portent en elles le germe des disgrâces. Non qu’aucune disgrâce
menace Robert ; mais Isabelle vraiment est menacée. Elle que, voici
quelques mois, on plaignait, on protégeait, on admirait, à qui l’on
donnait raison en tout, dont on applaudissait l’amour comme une
belle revanche, voilà qu’elle n’a plus au Conseil du roi qu’un
seul partisan. Or, l’obliger à rentrer en Angleterre, c’est tout
exactement lui poser le cou sur le billot de la tour de Londres, et
cela chacun le sait bien. Mais soudain on ne l’aime plus ; elle a
trop triomphé. Personne n’est plus désireux de se compromettre
pour elle, sinon Robert, mais parce que c’est pour lui une façon
de lutter contre Mahaut. Or, voici que celle-ci s’éploie à son
tour et lance son attaque depuis longtemps préparée.
— Sire, mon
cher fils, je sais l’amour que vous portez à votre sœur, et qui
vous honore, dit-elle ; mais il faut bien regarder en face
qu’Isabelle est une mauvaise femme dont tous nous pâtissons ou
avons pâti. Voyez l’exemple qu’elle donne à votre cour, depuis
qu’elle s’y trouve, et songez que c’est la même femme qui fit
pleuvoir naguère mensonges sur mes filles et sur la sœur de Jeanne
ici présente. Quand je disais alors à votre père… Dieu en garde
l’âme !… qu’il se laissait abuser par sa fille, n’avais-je
pas raison ? Elle nous a tous souillés à plaisir, par des mauvaises
pensées qu’elle voyait dans le cœur des autres et qui ne sont
qu’en elle, comme elle le prouve assez ! Blanche qui était pure,
et qui vous a aimé jusqu’à ses derniers jours comme vous le
savez, Blanche vient d’en mourir cette semaine ! Elle était
innocente, mes filles étaient innocentes !
Le gros doigt de Mahaut,
un index dur comme un bâton, prend le ciel à témoin. Et pour faire
plaisir à son alliée du moment, elle ajoute, se tournant vers
Jeanne la Boiteuse :
— Ta sœur était sûrement innocente, ma
pauvre Jeanne, et tous nous avons subi le malheur à cause des
calomnies d’Isabelle, et ma poitrine de mère en a saigné.
Si elle
continue de la sorte, elle va faire pleurer l’assemblée ; mais
Robert lui lance :
— Innocente, votre Blanche ? Je veux bien, ma
tante, mais ce n’est tout de même point le Saint-Esprit qui l’a
engrossée en prison !
Le roi Charles le Bel a une grimace nerveuse.
Robert, vraiment, n’avait pas besoin de rappeler cela.
— Mais
c’est le désespoir qui a poussé là ma fillette ! crie Mahaut
toute rebiffée. Qu’avait-elle à perdre, cette colombe, souillée
de calomnies, mise en forteresse et à demi folle ? À tel
traitement, je voudrais bien savoir qui pourrait résister.
— Je
fus en prison, moi aussi, ma tante, au temps où, pour vous plaire,
votre gendre Philippe le Long m’y plaça. Je n’ai point engrossé
pour autant la femme du geôlier ni, par désespoir, ne me suis servi
du porte-clefs pour épouse, comme il paraît que cela se fait dans
notre famille anglaise !
Ah ! le connétable commence à reprendre de
l’intérêt au débat.
— Et qui vous dit d’ailleurs, mon neveu
qui vous plaisez si fort à salir la mémoire d’une morte, qu’elle
n’a pas été prise de force, ma Blanche ? On a bien étranglé sa
cousine dans la même prison, dit Mahaut en regardant Robert dans les
yeux ; on peut avoir violé l’autre ! Non, Sire mon fils,
poursuit-elle en revenant au roi, puisque vous m’avez appelée à
votre Conseil…
— Nul ne vous a appelée, dit Robert, vous êtes
bien venue de vous-même.
Mais on ne coupe pas aisément la parole à
la vieille géante.
— … alors ce conseil, je vous le donne, et
d’un cœur de mère que je n’ai jamais cessé d’avoir pour
vous, en dépit de tout ce qui eût pu m’éloigner. Je vous le dis,
Sire Charles : chassez votre sœur de France, car chaque fois qu’elle
y est revenue, la couronne a connu un malheur ! L’année que vous
fûtes fait chevalier avec vos frères et mon neveu Robert lui-même
qui s’en doit souvenir, le feu prit à Maubuisson pendant le séjour
d’Isabelle, et peu s’en fallut que nous ne fussions tous grillés
! L’année suivante, elle nous amena ce scandale qui nous a
couverts de boue et d’infamie, et qu’une bonne fille du roi, une
bonne sœur de ses frères, même s’il y avait eu quelque ombre de
vérité, se serait dû de taire, au lieu d’aller clabauder
partout, avec l’aide de qui je sais ! Et encore du temps de votre
frère Philippe, quand elle vint à Amiens pour qu’Édouard rendît
l’hommage, qu’est-il survenu ? Les pastoureaux ont ravagé le
royaume ! Et je tremble à présent, depuis qu’elle est de retour !
Car vous attendez un enfant, qu’on espère mâle, puisqu’il vous
faut donner un roi à la France ; alors je vous le dis bien, Sire mon
fils : tenez cette porteuse de malheur distante du ventre de votre
épouse !
Ah ! elle a bien ajusté son carreau d’arbalète. Mais
Robert déjà riposte.
— Et quand notre cousin Hutin a trépassé,
très bonne tante, où était donc Isabelle ? Point en France, que je
sache. Et quand son fils, le petit Jean le Posthume, s’est éteint
tout brusquement dans vos bras, où vous le teniez, très bonne
tante, où était Isabelle ? Dans la chambre de Louis ? Parmi les
barons assemblés ? Peut-être la mémoire me manque, je ne la revois
pas. À moins, à moins que ces deux trépas de rois ne soient pas,
dans votre pensée, à compter parmi les malheurs du royaume.
La
gredine a affaire à plus fort gredin. Si deux paroles encore
viennent à s’échanger, on va s’accuser clairement d’assassinat
! Le connétable connaît cette famille depuis près de soixante ans.
Il plisse ses yeux de tortue :
— Ne nous égarons point, dit-il, et
revenons, Messeigneurs, au sujet qui demande décision.
Et quelque
chose passe dans sa voix qui rappelle, soudain, le ton des conseils
du Roi de fer. Charles le Bel caresse son front lisse et dit :
—
Si, pour donner satisfaction à Édouard, on faisait sortir messire
de Mortimer du royaume ?
Jeanne la Boiteuse prend la parole. Elle a
la voix nette, pas très haute ; mais après ces grands beuglements
qu’ont poussés les deux taureaux d’Artois, on l’écoute.
—
Ce seraient peine et temps perdus, déclara-t-elle. Pensez-vous que
notre cousine va se séparer de cet homme qui est maintenant son
maître ? Elle lui est bien trop dévouée d’âme et de corps ;
elle ne respire plus que par lui. Ou elle refusera son départ, ou
elle partira de concert.
Car Jeanne la Boiteuse déteste la reine
d’Angleterre, non seulement pour le souvenir de Marguerite, sa
sœur, mais encore pour ce trop bel amour qu’Isabelle montre à la
France. Et pourtant, Jeanne de Bourgogne n’a pas à se plaindre ;
son grand Philippe l’aime vraiment, et de toutes les manières,
bien qu’elle n’ait pas les jambes de la même longueur. Mais la
petite-fille de Saint Louis voudrait être la seule, dans l’univers,
à être aimée. Elle hait les amours des autres.
— Il faut prendre
décision, répète le connétable.
Il dit cela parce que l’heure
s’avance et parce qu’en cette assemblée les femmes vraiment
parlent trop. Le roi Charles l’approuve en hochant la tête et puis
déclare :
— Demain matin, ma sœur sera conduite au port de
Boulogne pour y être embarquée, et ramenée sous escorte à son
légitime époux. Je le veux ainsi. Il a dit « je le veux » et les
assistants se regardent, car ce mot bien rarement est sorti de la
bouche de Charles le Faible.
— Cherchemont, ajoute-t-il, vous
préparerez la commission d’escorte que je scellerai de mon petit
sceau.
Rien ne peut être ajouté. Charles le Bel est buté ; il est
le roi, et parfois s’en souvient. Seule la comtesse Mahaut se
permet de dire :
— C’est sagement décidé, Sire mon fils.
Et
puis l’on se sépare sans grands souhaits de bonne nuit, avec le
sentiment d’avoir participé à une vilaine action. Les sièges
sont repoussés, chacun se lève pour saluer le départ du roi et de
la reine.
La comtesse de Beaumont est déçue. Elle avait cru que
Robert, son époux, l’emporterait. Elle le regarde ; il lui fait
signe de se diriger vers la chambre. Il a un mot encore à dire à
Monseigneur de Marigny. Le connétable d’un pas lourd, Jeanne de
Bourgogne d’un pas boiteux, Louis de Bourbon boitant aussi, ont
quitté la salle. Le grand Philippe de Valois suit sa femme avec un
air de chien de chasse qui a mal rabattu le gibier. Robert d’Artois
parle un instant à l’oreille de l’évêque de Beauvais, lequel
croise et décroise ses longs doigts. Un moment plus tard, Robert
regagne son appartement par le cloître de l’hôtellerie. Une ombre
est assise entre deux colonnettes, une femme qui regarde la nuit.
—
Bons rêves à vous, Monseigneur Robert.
Cette voix à la fois
ironique et traînante appartient à la demoiselle de parage de la
comtesse Mahaut, Béatrice d’Hirson, qui se tient là, songeuse
semble-t-il, et attendant quoi ? Le passage de Robert ; celui-ci le
sait bien. Elle se lève, s’étire, se découpe dans l’ogive,
fait un pas, deux pas, d’un mouvement balancé, et sa robe glisse
contre la pierre.
— Que faites-vous là, gentille garce ? lui dit
Robert.
Elle ne répond pas directement, désigne de son profil les
étoiles dans le ciel et dit :
— C’est belle nuit que voici, et
pitié que de s’aller coucher seule. Le sommeil vient mal en la
chaude saison…
Robert d’Artois s’approche jusqu’à venir
contre elle, interroge de haut ces longs yeux qui le défient et
brillent dans la pénombre, pose sa large main sur la croupe de la
demoiselle… et puis brusquement se retire en secouant les doigts,
comme s’il se brûlait.
— Eh ! belle Béatrice, s’écrie-t-il
en riant, allez prestement vous mettre les naches au frais dans
l’étang, car sinon vous allez flamber !
Cette brutalité de geste,
cette grossièreté de paroles, font frémir la demoiselle Béatrice.
Il y a longtemps qu’elle attend l’occasion de conquérir le géant
: ce jour-là, Monseigneur Robert sera à la merci de la comtesse
Mahaut et elle, Béatrice, connaîtra un désir enfin satisfait. Mais
ce ne sera pas pour ce soir encore.
Robert a plus important à faire.
Il gagne son appartement, entre dans la chambre de la comtesse sa
femme ; celle-ci se redresse dans son lit. Elle est nue ; elle dort
ainsi tout l’été. Robert caresse machinalement un sein qui lui
appartient par mariage, juste un bonsoir. La comtesse de Beaumont
n’éprouve rien de cette caresse, mais elle s’amuse ; elle
s’amuse toujours de voir apparaître son mari, et d’imaginer ce
qu’il peut avoir en tête. Robert d’Artois s’est affalé sur un
siège ; il a étendu ses immenses jambes, les soulève de temps à
autre, et les laisse retomber, les deux talons ensemble.
— Vous ne
vous couchez point, Robert ?
— Non, ma mie, non. Je vais même vous
quitter pour courir à Paris tout à l’heure, quand ces moines
auront fini de chanter dans leur église.
La comtesse sourit.
— Mon
ami, ne croyez-vous pas que ma sœur de Hainaut pourrait accueillir
quelque temps Isabelle, et lui permettre de regrouper ses forces ?
—
J’y pensais, ma belle comtesse, j’y pensais justement.
Allons !
Madame de Beaumont est rassurée ; son mari gagnera. Ce n’était
pas tellement le service d’Isabelle qui mit Robert d’Artois à
cheval, cette nuit-là, que sa haine pour Mahaut. La gueuse voulait
s’opposer à lui, nuire à ceux qu’il protégeait, et reprendre
influence sur le roi ? On verrait bien qui garderait le dernier mot.
Il alla secouer son valet Lormet.
— Va faire seller trois chevaux.
Mon écuyer, un sergent…
— Et moi ? dit Lormet.
— Non, pas toi,
tu vas retourner dormir.
C’était gentillesse de la part de Robert.
Les années commençaient à peser sur le vieux compagnon de ses
méfaits, tout à la fois garde du corps, étrangleur et nourrice.
Lormet maintenant avait le souffle court et supportait mal les brumes
du petit matin. Il maugréa. Puisqu’on se passait de lui, à quoi
bon l’avoir réveillé ? Mais il aurait bougonné plus encore s’il
lui avait fallu partir. Les chevaux furent vite sellés ; l’écuyer
bâillait, le sergent d’armes achevait de se harnacher.
— En
selle, dit Robert, ce sera une promenade.
Bien assis sur le
troussequin de sa selle, il garda le pas pour sortir de l’abbaye
par la ferme et les ateliers. Puis, aussitôt atteinte la Mer de
sable qui s’étendait claire, insolite et nacrée, entre les
bouleaux blancs, vrai paysage pour une assemblée de fées, il fit
prendre le galop. Dammartin, Mitry, Aulnay, SaintOuen : une promenade
de quatre heures avec quelques temps d’allure plus lente, pour
souffler, et juste une halte, dans une auberge ouverte la nuit qui
servait à boire aux rouliers de maraîchage.
Le jour ne pointait pas
encore quand on arriva au palais de la Cité. La garde laissa passage
au premier conseiller du roi. Robert monta droit aux appartements de
la reine Isabelle, enjamba les serviteurs endormis dans les couloirs,
traversa la chambre des femmes qui lancèrent des hurlements de
volailles effarouchées et crièrent : « Madame, Madame ! On entre
chez vous. »
Une veilleuse brûlait au-dessus du lit où Mortimer
était couché avec la reine. « Ainsi, c’est pour cela, pour
qu’ils puissent dormir dans les bras l’un de l’autre, que j’ai
galopé toute la nuit à m’enlever les fesses ! » pensa Robert. La
surprise passée, et les chandelles allumées, toute gêne fut
oubliée, en raison de l’urgence.
Robert mit les deux amants au
courant, rapidement, de ce qui s’était décidé à Chaâlis et se
tramait contre eux. Tout en écoutant, et en questionnant, Mortimer
se vêtait devant Robert d’Artois, très naturellement, comme cela
se fait entre gens de guerre. La présence de sa maîtresse ne
semblait pas non plus l’embarrasser ; ils étaient décidément
bien installés en ménage.
— Il vous faut partir dans l’heure,
mes bons amis, voilà mon conseil, dit Robert, et tirer vers les
terres d’Empire pour vous y mettre à l’abri. Tous deux, avec le
jeune Édouard, et peut-être Cromwell, Alspaye et Maltravers, mais
peu de monde pour ne point vous ralentir, vous allez piquer sur le
Hainaut, où je vais dépêcher un chevaucheur qui vous devancera. Le
bon comte Guillaume et son frère Jean sont deux grands seigneurs
loyaux, redoutés de leurs ennemis, aimés de leurs amis. La comtesse
mon épouse vous appuiera pour sa part auprès de sa sœur. C’est
le meilleur refuge que vous puissiez gagner pour le présent. Notre
ami de Kent, que je vais prévenir, vous rejoindra en se détournant
par le Ponthieu, afin de rassembler les chevaliers que vous avez
là-bas. Et puis, à la grâce de Dieu !… Je veillerai à ce que
Tolomei continue à vous acheminer des fonds ; d’ailleurs, il ne
peut plus agir autrement, il est trop engagé avec vous. Grossissez
vos troupes, faites votre possible, battez-vous. Ah ! si le royaume
de France n’était si gros morceau, où je ne veux pas laisser
champ libre aux mauvaisetés de ma tante, j’irais volontiers avec
vous.
— Tournez-vous donc, mon cousin, que je me vête, dit
Isabelle.
— Alors quoi, ma cousine, pas de récompense ? Ce coquin
de Roger veut donc tout garder pour lui ? dit Robert en obéissant.
Il ne s’ennuie pas, le gaillard !
Pour une fois, ses intentions
grivoises ne parurent pas choquantes ; il y avait même quelque chose
de rassurant dans cette manière de plaisanter, en plein drame. Cet
homme qui passait pour si méchant était capable de bons gestes, et
son impudeur de paroles, parfois, n’était qu’un masque à une
certaine pudeur de sentiments.
— Je suis en train de vous devoir la
vie, Robert, dit Isabelle.
— Charge de revanche, ma cousine, charge
de revanche ! On ne sait jamais, lui cria-t-il par-dessus son épaule.
Il vit sur une table une coupe de fruits, préparée pour la nuit des
amants ; il prit une pêche, y mordit largement et le jus doré lui
baigna le menton. Branle-bas dans les couloirs, écuyers courant aux
écuries, messagers dépêchés aux seigneurs anglais qui logeaient
en ville, femmes qui se hâtaient à fermer les coffres légers,
après y avoir entassé l’essentiel ; tout un grand mouvement
agitait cette partie du Palais.
— Ne prenez pas par Senlis, dit
Robert, la bouche encombrée par sa douzième pêche ; notre bon Sire
Charles en est trop proche et pourrait faire mettre à vos trousses.
Passez par Beauvais et Amiens.
Les adieux furent brefs ; l’aurore
commençait seulement à éclairer la flèche de la Sainte-Chapelle
et déjà, dans la cour, l’escorte était prête. Isabelle
s’approcha de la fenêtre ; l’émotion la retint un instant
devant ce jardin, ce fleuve, et à côté de ce lit où elle avait
connu le temps le plus heureux de sa vie. Quinze mois s’étaient
écoulés depuis le premier matin où elle avait respiré, à cette
même place, le parfum merveilleux que répand le printemps, quand on
aime. La main de Roger Mortimer se posa sur son épaule, et les
lèvres de la reine glissèrent vers cette main…
Bientôt les fers
des chevaux sonnèrent dans les rues de la Cité, puis sur le
Pont-au-Change, vers le nord. Monseigneur Robert d’Artois gagna son
hôtel. Quand le roi serait averti de la fuite de sa sœur, il y
aurait beau temps que celle-ci se trouverait hors d’atteinte ; et
Mahaut devrait se faire saigner pour que le flux du sang ne
l’étouffât pas… « Ah ! ma bonne gueuse !… » Robert pouvait
dormir, d’un lourd sommeil de bœuf, jusqu’aux cloches de midi.
Demain
‘’La louve de France 4ème partie ‘’La chevauchée cruelle’’
ch 1 "Harwich"
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