mercredi 29 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 3ème partie - ch 4 - Le conseil de Chaâlis 2


IV
Le conseil de Chaâlis 2



  Philippe de Valois est pleinement favorable à Madame d’Angleterre, mais il va la trahir, parce que sa femme, qui hait Isabelle, lui a fait la leçon et que cette nuit elle se refusera à lui, après cris et tempêtes, s’il agit autrement qu’elle en a décidé. Et le gaillard à grand nez se trouble, hésite, bafouille. Louis de Bourbon est sans courage. On ne l’envoie plus dans les batailles, parce qu’il prend la fuite. Il n’a aucun lien particulier avec la reine Isabelle. Le roi est faible, mais capable d’entêtement, comme cette fois dont on se souvient où il refusa tout un mois à son oncle Charles de Valois la commission de lieutenant royal en Aquitaine. Il est plutôt mal disposé à l’égard de sa sœur parce que les ridicules lettres d’Édouard, à force de répétition, ont fini par agir sur lui ; et puis surtout parce que Blanche est morte et qu’il repense au rôle joué par Isabelle, il y a douze ans, dans la découverte du scandale. Sans elle, il n’aurait jamais su ; et même sachant, il aurait, sans elle, pardonné, pour garder Blanche. Cela valait-il tant d’horreur, d’infamie remuée, de jours de souffrances, et pour finir ce trépas ? 
  Le clan des ennemis d’Isabelle ne comprend que deux personnes, Jeanne la Boiteuse et Mahaut d’Artois, mais solidement alliées par une commune haine. Si bien que Robert d’Artois, l’homme le plus puissant après le roi, et même, en beaucoup d’aspects, plus important que le souverain, lui dont l’avis prévaut toujours, qui décide de toutes choses d’administration, qui dicte les ordres aux gouverneurs, baillis et sénéchaux, Robert est seul, soudain, à soutenir la cause de sa cousine. Ainsi en va-t-il de l’influence dans les cours ; c’est une étrange et fluctuante addition d’états d’âme, où les situations se transforment insensiblement avec la marche des événements et la somme des intérêts en jeu. Et les grâces portent en elles le germe des disgrâces. Non qu’aucune disgrâce menace Robert ; mais Isabelle vraiment est menacée. Elle que, voici quelques mois, on plaignait, on protégeait, on admirait, à qui l’on donnait raison en tout, dont on applaudissait l’amour comme une belle revanche, voilà qu’elle n’a plus au Conseil du roi qu’un seul partisan. Or, l’obliger à rentrer en Angleterre, c’est tout exactement lui poser le cou sur le billot de la tour de Londres, et cela chacun le sait bien. Mais soudain on ne l’aime plus ; elle a trop triomphé. Personne n’est plus désireux de se compromettre pour elle, sinon Robert, mais parce que c’est pour lui une façon de lutter contre Mahaut. Or, voici que celle-ci s’éploie à son tour et lance son attaque depuis longtemps préparée. 
  — Sire, mon cher fils, je sais l’amour que vous portez à votre sœur, et qui vous honore, dit-elle ; mais il faut bien regarder en face qu’Isabelle est une mauvaise femme dont tous nous pâtissons ou avons pâti. Voyez l’exemple qu’elle donne à votre cour, depuis qu’elle s’y trouve, et songez que c’est la même femme qui fit pleuvoir naguère mensonges sur mes filles et sur la sœur de Jeanne ici présente. Quand je disais alors à votre père… Dieu en garde l’âme !… qu’il se laissait abuser par sa fille, n’avais-je pas raison ? Elle nous a tous souillés à plaisir, par des mauvaises pensées qu’elle voyait dans le cœur des autres et qui ne sont qu’en elle, comme elle le prouve assez ! Blanche qui était pure, et qui vous a aimé jusqu’à ses derniers jours comme vous le savez, Blanche vient d’en mourir cette semaine ! Elle était innocente, mes filles étaient innocentes ! 
  Le gros doigt de Mahaut, un index dur comme un bâton, prend le ciel à témoin. Et pour faire plaisir à son alliée du moment, elle ajoute, se tournant vers Jeanne la Boiteuse : 
  — Ta sœur était sûrement innocente, ma pauvre Jeanne, et tous nous avons subi le malheur à cause des calomnies d’Isabelle, et ma poitrine de mère en a saigné. 
  Si elle continue de la sorte, elle va faire pleurer l’assemblée ; mais Robert lui lance : 
  — Innocente, votre Blanche ? Je veux bien, ma tante, mais ce n’est tout de même point le Saint-Esprit qui l’a engrossée en prison !
  Le roi Charles le Bel a une grimace nerveuse. Robert, vraiment, n’avait pas besoin de rappeler cela. 
  — Mais c’est le désespoir qui a poussé là ma fillette ! crie Mahaut toute rebiffée. Qu’avait-elle à perdre, cette colombe, souillée de calomnies, mise en forteresse et à demi folle ? À tel traitement, je voudrais bien savoir qui pourrait résister. 
  — Je fus en prison, moi aussi, ma tante, au temps où, pour vous plaire, votre gendre Philippe le Long m’y plaça. Je n’ai point engrossé pour autant la femme du geôlier ni, par désespoir, ne me suis servi du porte-clefs pour épouse, comme il paraît que cela se fait dans notre famille anglaise ! 
  Ah ! le connétable commence à reprendre de l’intérêt au débat. 
  — Et qui vous dit d’ailleurs, mon neveu qui vous plaisez si fort à salir la mémoire d’une morte, qu’elle n’a pas été prise de force, ma Blanche ? On a bien étranglé sa cousine dans la même prison, dit Mahaut en regardant Robert dans les yeux ; on peut avoir violé l’autre ! Non, Sire mon fils, poursuit-elle en revenant au roi, puisque vous m’avez appelée à votre Conseil… 
  — Nul ne vous a appelée, dit Robert, vous êtes bien venue de vous-même. 
  Mais on ne coupe pas aisément la parole à la vieille géante. 
  — … alors ce conseil, je vous le donne, et d’un cœur de mère que je n’ai jamais cessé d’avoir pour vous, en dépit de tout ce qui eût pu m’éloigner. Je vous le dis, Sire Charles : chassez votre sœur de France, car chaque fois qu’elle y est revenue, la couronne a connu un malheur ! L’année que vous fûtes fait chevalier avec vos frères et mon neveu Robert lui-même qui s’en doit souvenir, le feu prit à Maubuisson pendant le séjour d’Isabelle, et peu s’en fallut que nous ne fussions tous grillés ! L’année suivante, elle nous amena ce scandale qui nous a couverts de boue et d’infamie, et qu’une bonne fille du roi, une bonne sœur de ses frères, même s’il y avait eu quelque ombre de vérité, se serait dû de taire, au lieu d’aller clabauder partout, avec l’aide de qui je sais ! Et encore du temps de votre frère Philippe, quand elle vint à Amiens pour qu’Édouard rendît l’hommage, qu’est-il survenu ? Les pastoureaux ont ravagé le royaume ! Et je tremble à présent, depuis qu’elle est de retour ! Car vous attendez un enfant, qu’on espère mâle, puisqu’il vous faut donner un roi à la France ; alors je vous le dis bien, Sire mon fils : tenez cette porteuse de malheur distante du ventre de votre épouse ! 
  Ah ! elle a bien ajusté son carreau d’arbalète. Mais Robert déjà riposte. 
  — Et quand notre cousin Hutin a trépassé, très bonne tante, où était donc Isabelle ? Point en France, que je sache. Et quand son fils, le petit Jean le Posthume, s’est éteint tout brusquement dans vos bras, où vous le teniez, très bonne tante, où était Isabelle ? Dans la chambre de Louis ? Parmi les barons assemblés ? Peut-être la mémoire me manque, je ne la revois pas. À moins, à moins que ces deux trépas de rois ne soient pas, dans votre pensée, à compter parmi les malheurs du royaume. 
  La gredine a affaire à plus fort gredin. Si deux paroles encore viennent à s’échanger, on va s’accuser clairement d’assassinat ! Le connétable connaît cette famille depuis près de soixante ans. Il plisse ses yeux de tortue : 
  — Ne nous égarons point, dit-il, et revenons, Messeigneurs, au sujet qui demande décision. 
  Et quelque chose passe dans sa voix qui rappelle, soudain, le ton des conseils du Roi de fer. Charles le Bel caresse son front lisse et dit : 
  — Si, pour donner satisfaction à Édouard, on faisait sortir messire de Mortimer du royaume ? 
  Jeanne la Boiteuse prend la parole. Elle a la voix nette, pas très haute ; mais après ces grands beuglements qu’ont poussés les deux taureaux d’Artois, on l’écoute. 
  — Ce seraient peine et temps perdus, déclara-t-elle. Pensez-vous que notre cousine va se séparer de cet homme qui est maintenant son maître ? Elle lui est bien trop dévouée d’âme et de corps ; elle ne respire plus que par lui. Ou elle refusera son départ, ou elle partira de concert. 
  Car Jeanne la Boiteuse déteste la reine d’Angleterre, non seulement pour le souvenir de Marguerite, sa sœur, mais encore pour ce trop bel amour qu’Isabelle montre à la France. Et pourtant, Jeanne de Bourgogne n’a pas à se plaindre ; son grand Philippe l’aime vraiment, et de toutes les manières, bien qu’elle n’ait pas les jambes de la même longueur. Mais la petite-fille de Saint Louis voudrait être la seule, dans l’univers, à être aimée. Elle hait les amours des autres. 
  — Il faut prendre décision, répète le connétable. 
  Il dit cela parce que l’heure s’avance et parce qu’en cette assemblée les femmes vraiment parlent trop. Le roi Charles l’approuve en hochant la tête et puis déclare : 
  — Demain matin, ma sœur sera conduite au port de Boulogne pour y être embarquée, et ramenée sous escorte à son légitime époux. Je le veux ainsi. Il a dit « je le veux » et les assistants se regardent, car ce mot bien rarement est sorti de la bouche de Charles le Faible. 
  — Cherchemont, ajoute-t-il, vous préparerez la commission d’escorte que je scellerai de mon petit sceau. 
  Rien ne peut être ajouté. Charles le Bel est buté ; il est le roi, et parfois s’en souvient. Seule la comtesse Mahaut se permet de dire : 
  — C’est sagement décidé, Sire mon fils. 
  Et puis l’on se sépare sans grands souhaits de bonne nuit, avec le sentiment d’avoir participé à une vilaine action. Les sièges sont repoussés, chacun se lève pour saluer le départ du roi et de la reine. 
  La comtesse de Beaumont est déçue. Elle avait cru que Robert, son époux, l’emporterait. Elle le regarde ; il lui fait signe de se diriger vers la chambre. Il a un mot encore à dire à Monseigneur de Marigny. Le connétable d’un pas lourd, Jeanne de Bourgogne d’un pas boiteux, Louis de Bourbon boitant aussi, ont quitté la salle. Le grand Philippe de Valois suit sa femme avec un air de chien de chasse qui a mal rabattu le gibier. Robert d’Artois parle un instant à l’oreille de l’évêque de Beauvais, lequel croise et décroise ses longs doigts. Un moment plus tard, Robert regagne son appartement par le cloître de l’hôtellerie. Une ombre est assise entre deux colonnettes, une femme qui regarde la nuit. 
  — Bons rêves à vous, Monseigneur Robert. 
  Cette voix à la fois ironique et traînante appartient à la demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, Béatrice d’Hirson, qui se tient là, songeuse semble-t-il, et attendant quoi ? Le passage de Robert ; celui-ci le sait bien. Elle se lève, s’étire, se découpe dans l’ogive, fait un pas, deux pas, d’un mouvement balancé, et sa robe glisse contre la pierre. 
  — Que faites-vous là, gentille garce ? lui dit Robert. 
  Elle ne répond pas directement, désigne de son profil les étoiles dans le ciel et dit : 
  — C’est belle nuit que voici, et pitié que de s’aller coucher seule. Le sommeil vient mal en la chaude saison… 
  Robert d’Artois s’approche jusqu’à venir contre elle, interroge de haut ces longs yeux qui le défient et brillent dans la pénombre, pose sa large main sur la croupe de la demoiselle… et puis brusquement se retire en secouant les doigts, comme s’il se brûlait. 
  — Eh ! belle Béatrice, s’écrie-t-il en riant, allez prestement vous mettre les naches au frais dans l’étang, car sinon vous allez flamber ! 
  Cette brutalité de geste, cette grossièreté de paroles, font frémir la demoiselle Béatrice. Il y a longtemps qu’elle attend l’occasion de conquérir le géant : ce jour-là, Monseigneur Robert sera à la merci de la comtesse Mahaut et elle, Béatrice, connaîtra un désir enfin satisfait. Mais ce ne sera pas pour ce soir encore. 
  Robert a plus important à faire. Il gagne son appartement, entre dans la chambre de la comtesse sa femme ; celle-ci se redresse dans son lit. Elle est nue ; elle dort ainsi tout l’été. Robert caresse machinalement un sein qui lui appartient par mariage, juste un bonsoir. La comtesse de Beaumont n’éprouve rien de cette caresse, mais elle s’amuse ; elle s’amuse toujours de voir apparaître son mari, et d’imaginer ce qu’il peut avoir en tête. Robert d’Artois s’est affalé sur un siège ; il a étendu ses immenses jambes, les soulève de temps à autre, et les laisse retomber, les deux talons ensemble. 
  — Vous ne vous couchez point, Robert ? 
  — Non, ma mie, non. Je vais même vous quitter pour courir à Paris tout à l’heure, quand ces moines auront fini de chanter dans leur église. 
  La comtesse sourit. 
  — Mon ami, ne croyez-vous pas que ma sœur de Hainaut pourrait accueillir quelque temps Isabelle, et lui permettre de regrouper ses forces ? 
  — J’y pensais, ma belle comtesse, j’y pensais justement. 
  Allons ! Madame de Beaumont est rassurée ; son mari gagnera. Ce n’était pas tellement le service d’Isabelle qui mit Robert d’Artois à cheval, cette nuit-là, que sa haine pour Mahaut. La gueuse voulait s’opposer à lui, nuire à ceux qu’il protégeait, et reprendre influence sur le roi ? On verrait bien qui garderait le dernier mot. Il alla secouer son valet Lormet. 
  — Va faire seller trois chevaux. Mon écuyer, un sergent… 
  — Et moi ? dit Lormet. 
  — Non, pas toi, tu vas retourner dormir. 
  C’était gentillesse de la part de Robert. Les années commençaient à peser sur le vieux compagnon de ses méfaits, tout à la fois garde du corps, étrangleur et nourrice. Lormet maintenant avait le souffle court et supportait mal les brumes du petit matin. Il maugréa. Puisqu’on se passait de lui, à quoi bon l’avoir réveillé ? Mais il aurait bougonné plus encore s’il lui avait fallu partir. Les chevaux furent vite sellés ; l’écuyer bâillait, le sergent d’armes achevait de se harnacher. 
  — En selle, dit Robert, ce sera une promenade. 
  Bien assis sur le troussequin de sa selle, il garda le pas pour sortir de l’abbaye par la ferme et les ateliers. Puis, aussitôt atteinte la Mer de sable qui s’étendait claire, insolite et nacrée, entre les bouleaux blancs, vrai paysage pour une assemblée de fées, il fit prendre le galop. Dammartin, Mitry, Aulnay, SaintOuen : une promenade de quatre heures avec quelques temps d’allure plus lente, pour souffler, et juste une halte, dans une auberge ouverte la nuit qui servait à boire aux rouliers de maraîchage. 
  Le jour ne pointait pas encore quand on arriva au palais de la Cité. La garde laissa passage au premier conseiller du roi. Robert monta droit aux appartements de la reine Isabelle, enjamba les serviteurs endormis dans les couloirs, traversa la chambre des femmes qui lancèrent des hurlements de volailles effarouchées et crièrent : « Madame, Madame ! On entre chez vous. » 
  Une veilleuse brûlait au-dessus du lit où Mortimer était couché avec la reine. « Ainsi, c’est pour cela, pour qu’ils puissent dormir dans les bras l’un de l’autre, que j’ai galopé toute la nuit à m’enlever les fesses ! » pensa Robert. La surprise passée, et les chandelles allumées, toute gêne fut oubliée, en raison de l’urgence. 
  Robert mit les deux amants au courant, rapidement, de ce qui s’était décidé à Chaâlis et se tramait contre eux. Tout en écoutant, et en questionnant, Mortimer se vêtait devant Robert d’Artois, très naturellement, comme cela se fait entre gens de guerre. La présence de sa maîtresse ne semblait pas non plus l’embarrasser ; ils étaient décidément bien installés en ménage. 
  — Il vous faut partir dans l’heure, mes bons amis, voilà mon conseil, dit Robert, et tirer vers les terres d’Empire pour vous y mettre à l’abri. Tous deux, avec le jeune Édouard, et peut-être Cromwell, Alspaye et Maltravers, mais peu de monde pour ne point vous ralentir, vous allez piquer sur le Hainaut, où je vais dépêcher un chevaucheur qui vous devancera. Le bon comte Guillaume et son frère Jean sont deux grands seigneurs loyaux, redoutés de leurs ennemis, aimés de leurs amis. La comtesse mon épouse vous appuiera pour sa part auprès de sa sœur. C’est le meilleur refuge que vous puissiez gagner pour le présent. Notre ami de Kent, que je vais prévenir, vous rejoindra en se détournant par le Ponthieu, afin de rassembler les chevaliers que vous avez là-bas. Et puis, à la grâce de Dieu !… Je veillerai à ce que Tolomei continue à vous acheminer des fonds ; d’ailleurs, il ne peut plus agir autrement, il est trop engagé avec vous. Grossissez vos troupes, faites votre possible, battez-vous. Ah ! si le royaume de France n’était si gros morceau, où je ne veux pas laisser champ libre aux mauvaisetés de ma tante, j’irais volontiers avec vous. 
  — Tournez-vous donc, mon cousin, que je me vête, dit Isabelle. 
  — Alors quoi, ma cousine, pas de récompense ? Ce coquin de Roger veut donc tout garder pour lui ? dit Robert en obéissant. Il ne s’ennuie pas, le gaillard ! 
  Pour une fois, ses intentions grivoises ne parurent pas choquantes ; il y avait même quelque chose de rassurant dans cette manière de plaisanter, en plein drame. Cet homme qui passait pour si méchant était capable de bons gestes, et son impudeur de paroles, parfois, n’était qu’un masque à une certaine pudeur de sentiments. 
  — Je suis en train de vous devoir la vie, Robert, dit Isabelle. 
  — Charge de revanche, ma cousine, charge de revanche ! On ne sait jamais, lui cria-t-il par-dessus son épaule. 
  Il vit sur une table une coupe de fruits, préparée pour la nuit des amants ; il prit une pêche, y mordit largement et le jus doré lui baigna le menton. Branle-bas dans les couloirs, écuyers courant aux écuries, messagers dépêchés aux seigneurs anglais qui logeaient en ville, femmes qui se hâtaient à fermer les coffres légers, après y avoir entassé l’essentiel ; tout un grand mouvement agitait cette partie du Palais. 
  — Ne prenez pas par Senlis, dit Robert, la bouche encombrée par sa douzième pêche ; notre bon Sire Charles en est trop proche et pourrait faire mettre à vos trousses. Passez par Beauvais et Amiens. 
  Les adieux furent brefs ; l’aurore commençait seulement à éclairer la flèche de la Sainte-Chapelle et déjà, dans la cour, l’escorte était prête. Isabelle s’approcha de la fenêtre ; l’émotion la retint un instant devant ce jardin, ce fleuve, et à côté de ce lit où elle avait connu le temps le plus heureux de sa vie. Quinze mois s’étaient écoulés depuis le premier matin où elle avait respiré, à cette même place, le parfum merveilleux que répand le printemps, quand on aime. La main de Roger Mortimer se posa sur son épaule, et les lèvres de la reine glissèrent vers cette main… 
  Bientôt les fers des chevaux sonnèrent dans les rues de la Cité, puis sur le Pont-au-Change, vers le nord. Monseigneur Robert d’Artois gagna son hôtel. Quand le roi serait averti de la fuite de sa sœur, il y aurait beau temps que celle-ci se trouverait hors d’atteinte ; et Mahaut devrait se faire saigner pour que le flux du sang ne l’étouffât pas… « Ah ! ma bonne gueuse !… » Robert pouvait dormir, d’un lourd sommeil de bœuf, jusqu’aux cloches de midi.

Demain ‘’La louve de France 4ème partie ‘’La chevauchée cruelle’’ ch 1 "Harwich"

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