II
LA
REINE BLESSÉE - 1
Le
carreau de velours rouge sur lequel la reine Isabelle posait ses
pieds étroits était usé jusqu’à la trame ; les glands d’or,
aux quatre coins, étaient ternis ; les lis de France et les lions
d’Angleterre, brodés sur le tissu, s’effilochaient. Mais à quoi
bon changer ce coussin, en commander un autre, puisque le neuf,
aussitôt qu’apparu, passerait sous les souliers brodés de perles
de Hugh Le Despenser, l’amant du roi ! La reine regardait ce vieux
coussin qui avait traîné sur le pavement de tous les châteaux du
royaume, une saison en Dorset, une autre en Norfolk, l’hiver dans
le Warwick, et cet été en Yorkshire, sans qu’on demeurât jamais
plus de trois jours à la même place. Le 1 er août, voici moins
d’une semaine, la cour était à Cowick ; hier, on s’était
arrêté à Eserick ; aujourd’hui on campait, plutôt qu’on ne
logeait, au prieuré de Kirkham ; après-demain, on repartirait pour
Lockton, pour Pickering. Les quelques tapisseries poussiéreuses, la
vaisselle bosselée, les robes fatiguées qui constituaient
l’équipement de voyage de la reine Isabelle, seraient à nouveau
tassées dans les meubles-coffres ; on démonterait le lit à
courtines pour le remonter ailleurs, ce lit si fatigué d’avoir été
trop transporté qu’il menaçait de s’écrouler, et où la reine
faisait dormir avec elle, parfois, sa dame de parage, lady Jeanne
Mortimer, et, parfois, son fils aîné, le prince Édouard, par
crainte, si elle restait seule, d’être assassinée.
Les Despensers
n’oseraient tout de même pas la poignarder sous les yeux du prince
héritier… Et la promenade reprenait à travers le royaume, ses
campagnes vertes et ses châteaux tristes. Édouard II voulait se
faire connaître de ses moindres vassaux ; il imaginait leur rendre
honneur en descendant chez eux, et s’acquérir, par quelques
paroles amicales, leur fidélité contre les Écossais ou contre le
parti gallois. En vérité, il eût gagné à moins se montrer.
Un
désordre veule accompagnait ses pas ; sa légèreté pour parler des
affaires du gouvernement, qu’il pensait être une attitude de
détachement souverain, heurtait fort les seigneurs, abbés et
notables, venus lui exposer les problèmes locaux ; l’intimité
qu’il affichait avec son tout-puissant chambellan dont il caressait
la main en plein conseil ou pendant la messe, ses rires aigus, les
libéralités dont bénéficiaient soudain un petit clerc ou un jeune
palefrenier éberlué, confirmaient les récits scandaleux qui
circulaient jusqu’au fond des provinces où les maris trompaient
leurs épouses, tout comme ailleurs, certes, mais avec des femmes ;
et ce qui se chuchotait avant sa venue se disait à voix haute après
qu’il fut passé. Il suffisait que ce bel homme à barbe blonde
mais à l’âme molle apparût, couronne en tête, pour que
s’effondrât tout le prestige de la majesté royale. Et les
courtisans avides qui l’entouraient achevaient de le faire haïr.
Inutile, impuissante, la reine assistait à cette ambulante
déchéance. Des sentiments contraires la divisaient ; d’une part,
sa nature vraiment royale, marquée par l’atavisme capétien,
s’irritait, s’indignait, souffrait de cette dégradation continue
de l’autorité souveraine ; mais en même temps l’épouse lésée,
blessée, menacée, se réjouissait secrètement à chaque nouvel
ennemi que se créait le roi. Elle ne comprenait pas qu’elle eût
pu aimer, naguère, ou se forcer d’aimer, un être à ce point
méprisable, et qui la traitait de façon si odieuse. Pourquoi
l’obligeait-on de participer à ces voyages, pourquoi la
montrait-on, reine bafouée, à tout le royaume ? Le roi et son
favori pensaient-ils duper personne, et donner à leur liaison un
aspect innocent, du fait de sa présence ? Ou bien voulaient-ils la
garder sous surveillance ? Comme elle eût préféré demeurer à
Londres ou à Windsor, ou même dans l’un des châteaux dont on lui
avait théoriquement fait don, pour y attendre un retour du sort ou
simplement la vieillesse ! Et comme elle regrettait surtout que
Thomas de Lancastre et Roger Mortimer de Wigmore, ces grands barons
vraiment hommes, n’aient pas, l’autre année, réussi leur
révolte…
Elle leva vers le comte de Bouville, envoyé de la cour
de France, ses admirables yeux bleus, et dit assez bas :
— Depuis
un mois, vous assistez à ma vie, messire Hugues. Je ne vous demande
même point d’en conter les misères à mon frère, ni à mon oncle
Valois. Voici quatre rois qui se succèdent au trône de France : mon
père le roi Philippe, qui me maria pour l’intérêt de la
couronne…
— Que Dieu garde son âme, Madame, que Dieu la garde !
dit avec conviction, mais sans élever le ton, le gros Bouville. Il
n’est homme au monde que j’aie plus aimé, ni servi avec plus de
joie.
— … puis mon frère Louis, qui resta peu de mois au trône,
puis mon frère Philippe avec lequel je n’avais que petite entente
mais qui ne manquait pas de sagesse…
Le visage de Bouville se
renfrogna un peu comme chaque fois qu’on parlait devant lui du roi
Philippe le Long.
— … enfin mon frère Charles qui règne
présentement, poursuivit la reine. Tous ont été avertis de mon
état, et ils n’ont rien pu faire, ou rien voulu faire.
L’Angleterre n’intéresse les rois de France qu’autant qu’il
s’agit de l’Aquitaine. Une princesse de France sur le trône
anglais, parce qu’elle devient du même coup duchesse d’Aquitaine,
leur est un gage de paix. Et si la Guyenne est calme, peu leur chaut
que leur fille ou leur sœur, au-delà de la mer, meure de honte et
de délaissement. Dites-le, ne le dites point, cela sera tout égal.
Mais les jours que vous avez passés près de moi m’ont été doux,
car j’ai pu parler devant un ami. Et vous avez vu combien j’en ai
peu. Sans ma chère Lady Jeanne, qui met beaucoup de constance à
partager mon malheur, je n’en aurais même aucun.
Pour prononcer
ces derniers mots, la reine s’était tournée vers sa dame de
parage assise à côté d’elle, Jeanne Mortimer, petite-nièce du
fameux sénéchal de Joinville, une grande femme de trente-sept ans
aux traits réguliers, au visage ouvert, aux mains nettes.
—
Madame, répondit Lady Jeanne, vous faites plus pour soutenir mon
courage que je ne fais pour accroître le vôtre. Et vous avez pris
de gros risques à me conserver à vos côtés depuis que mon époux
est en geôle.
Les trois interlocuteurs continuèrent de s’entretenir
à mi-voix, car le chuchotement, la conversation en aparté, étaient
devenus une nécessaire habitude dans cette cour où l’on n’était
jamais seul et où la reine vivait environnée de malveillances.
En
ce moment présent, trois chambrières, dans un coin de la pièce,
brodaient une courtepointe destinée à Lady Aliénor Le Despenser,
la femme du favori, laquelle, près d’une fenêtre ouverte, jouait
aux échecs avec le prince héritier. Un peu plus loin, le second
fils de la reine, qui avait atteint ses sept ans depuis trois
semaines, se fabriquait un arc avec une baguette de coudrier ; et les
deux petites filles, Isabelle et Jeanne, cinq et deux ans, assises
sur le sol, s’amusaient à manier des poupées de chiffon.
Tout en
poussant les pièces sur l’échiquier d’ivoire, la Despenser ne
cessait d’épier la reine et s’efforçait de surprendre ses
propos. Le front lisse mais étonnamment étroit, les yeux ardents et
rapprochés, la lippe ironique, cette femme, sans être vraiment
disgracieuse, était marquée de la laideur qui vient d’une
mauvaise âme. Descendante de la famille de Clare, elle avait suivi
une assez étrange carrière puisque, belle-sœur de l’ancien amant
du roi, le chevalier de Gaveston, exécuté onze ans plus tôt, en
1312, par les barons révoltés, elle était l’épouse de l’amant
actuel.
Elle trouvait une délectation morbide à servir les amours
masculines pour satisfaire ses appétits d’argent comme ses
ambitions de puissance. En plus elle était sotte : elle allait
perdre sa partie d’échecs pour le seul plaisir de lancer, sur un
ton de provocation :
— Échec à la reine… échec à la reine !
Le prince héritier, Édouard, enfant de onze ans au visage fin et
allongé, de nature secrète plutôt que timide, et qui tenait
presque toujours les yeux baissés, profitait des moindres fautes de
sa partenaire et s’appliquait à vaincre.
La brise d’août
envoyait par la fenêtre étroite, au cintre rond, des bouffées de
poussière chaude ; mais quand le soleil tout à l’heure aurait
disparu, une fraîcheur humide s’installerait à nouveau entre les
murs épais et sombres du vieux prieuré de Kirkham.
Des bruits de
voix nombreuses venaient de la grand-salle du chapitre où le roi
tenait son Conseil ambulant.
— Madame, poursuivait le comte de
Bouville, je vous consacrerais volontiers tous les jours qui me
restent à vivre s’ils pouvaient vous être de quelque service. J’y
aurais plaisir, je vous l’assure. Que me reste-t-il à faire en ce
bas monde depuis que je suis veuf, sinon employer mes forces à
servir les descendants du roi qui fut mon bienfaiteur ? Et c’est
près de vous, Madame, que je me retrouve le plus auprès de lui.
Vous avez toute sa force d’âme et ses manières de parler, quand
il voulait bien le faire, et toute sa beauté, inaccessible au temps.
Quand il fut frappé de mort, à quarante-six ans, c’est à peine
s’il en paraissait plus de trente. Vous serez ainsi. Dirait-on que
vous avez eu ces quatre enfants…
Un sourire éclaira les traits de
la reine. Il lui était bon, entourée de tant de haines, de voir un
dévouement s’offrir à elle ; il lui était doux, humiliée comme
elle l’était dans ses sentiments de femme, d’entendre louer sa
beauté, même si le compliment venait d’un gros homme grisonnant
aux yeux de vieux chien fidèle.
— J’ai trente et un ans déjà,
dit-elle, dont quinze se sont passés de la façon que vous voyez.
Cela ne se marque peut-être pas au visage ; mais c’est l’âme
qui porte les rides… Moi aussi, Bouville, je vous garderais
volontiers près de moi, s’il était possible. — Hélas, Madame !
Je vois ma mission finir, et sans grand succès. Le roi Édouard me
l’a déjà fait entendre, par deux fois, en feignant de s’étonner,
puisqu’il avait livré le Lombard au Parlement du roi de France,
que je fusse encore là.
Car le prétexte officiel à l’ambassade
de Bouville était la demande d’extradition d’un certain Thomas
Henry, membre de l’importante compagnie des Scali, de Florence. Ce
banquier, ayant affermé certaines terres de la couronne de France,
en avait touché les revenus considérables mais sans payer jamais ce
qu’il devait au Trésor, et finalement avait fui en Angleterre.
L’affaire était sérieuse certes, mais elle aurait fort bien pu se
régler par lettre, ou par l’envoi d’un maître des requêtes,
sans exiger le déplacement d’un ancien grand chambellan qui
siégeait au Conseil étroit.
En vérité, Bouville avait été
chargé de renouer une autre négociation, plus difficile.
Monseigneur Charles de Valois, oncle du roi de France et de la reine
Isabelle, s’était mis en tête, l’année précédente, de marier
l’une de ses dernières filles, Marie, au prince Édouard, héritier
d’Angleterre. Monseigneur de Valois – qui donc pouvait l’ignorer
en Europe ? – était père de sept filles dont l’établissement
avait toujours été pour lui l’objet de graves soucis. Ses sept
filles lui venaient de trois mariages différents, Monseigneur
Charles ayant eu, au cours de son existence agitée, l’infortune de
rester deux fois veuf.
Il fallait avoir la cervelle claire pour ne
point se perdre dans la confusion de cette descendance, et savoir,
par exemple, lorsqu’on parlait de Madame Jeanne de Valois, s’il
s’agissait de la comtesse de Hainaut ou bien de la comtesse de
Beaumont, c’est-à-dire de la femme, depuis cinq ans, de
Monseigneur Robert d’Artois. Car deux des filles, pour tout aider,
portaient le même nom. Quant à Catherine, héritière du trône
fantôme de Constantinople, et qui était du second lit, elle se
trouvait avoir épousé en la personne de Philippe de Tarente, prince
d’Achaïe, un frère aîné de la première femme de son père. Un
vrai casse-tête !
À présent, c’était la première-née de son
troisième mariage que Monseigneur Charles proposait à son
petit-neveu d’Angleterre. Monseigneur de Valois, au début de
l’année, avait envoyé une mission composée du comte Henry de
Sully, de Raoul Sevain de Jouy et de Robert Bertrand, dit « le
chevalier au Vert Lion ». Ces ambassadeurs, pour acquérir les
faveurs du roi Édouard II, l’avaient accompagné dans une
expédition contre les Écossais ; mais voici qu’à la bataille de
Blackmore les Anglais s’étaient enfuis, laissant les ambassadeurs
français tomber aux mains de l’ennemi. On avait dû négocier leur
délivrance, payer leur rançon ; quand enfin, après tant de
désagréables aventures, ils s’étaient trouvés relâchés,
Édouard leur avait répondu, de manière dilatoire, évasive, que le
mariage de son fils ne pouvait être décidé si vite, que la
question était de trop grande importance pour qu’il en tranchât
sans l’avis de son Parlement, que le Parlement d’ailleurs serait
réuni en juin pour en discuter.
Il voulait lier cette affaire à
l’hommage qu’il devait rendre au roi de France pour le duché
d’Aquitaine… Et puis le Parlement convoqué n’avait même pas
été saisi de la question [12] . Aussi Monseigneur de Valois,
impatient, s’était-il servi de la première occasion pour dépêcher
le comte de Bouville dont le dévouement à la famille capétienne ne
pouvait être mis en doute et qui, à défaut de génie, possédait
une bonne expérience de cette sorte de missions. Bouville avait
négocié naguère, à Naples, et déjà sur les instructions de
Valois, le second mariage de Louis X avec Clémence de Hongrie ; il
avait été curateur au ventre de cette reine, après la mort du
Hutin. Mais de cette période-là, il aimait peu parler. Il avait
également accompli diverses démarches en Avignon, auprès du
Saint-Siège ; et sa mémoire était sans défaillance pour tout ce
qui touchait aux liens de familles, à l’entrelacs infiniment
compliqué des alliances dans les maisons royales. Le bon Bouville se
sentait fort dépité de revenir cette fois les mains vides.
—
Monseigneur de Valois, dit-il, va se mettre en grand courroux, lui
qui avait déjà demandé dispense au Saint-Père pour ce mariage…
— J’ai fait ce que j’ai pu, Bouville, dit la reine, et vous
avez dû juger à cela de l’importance qu’on m’accorde. Mais
j’en éprouve moins de regret que vous ; je ne souhaite guère à
une autre princesse de ma famille de connaître ce que je connais
ici.
— Madame, répondit Bouville en baissant davantage la voix,
doutez-vous de votre fils ? Il semble avoir pris de vous plutôt que
de son père, grâces au Ciel !… Je vous revois au même âge, dans
le jardin du palais de la Cité, ou bien à Fontainebleau…
Il fut
interrompu. La porte s’était ouverte pour livrer passage au roi
d’Angleterre. Celui-ci entra d’un grand pas pressé, la tête
rejetée en arrière, et caressant sa barbe blonde d’un geste
nerveux qui était chez lui signe d’irritation. Ses conseillers
habituels le suivaient, c’est-à-dire les deux Le Despenser, père
et fils, le chancelier Baldock, le comte d’Arundel et l’évêque
d’Exeter. Les deux demi-frères du roi, les comtes de Kent et de
Norfolk, jeunes hommes qui avaient du sang de France puisque leur
mère était la propre sœur de Philippe le Bel, faisaient partie de
cette suite, mais comme à contrecœur ; il en était de même pour
Henry de Leicester, personnage court et carré, aux gros yeux clairs
à fleur de visage, surnommé Tors-Col, à cause d’une difformité
de la nuque et des épaules qui lui faisait tenir la tête
complètement de travers et posait de difficiles problèmes aux
armuriers chargés de forger ses cuirasses.
On voyait encore, se
pressant dans l’embrasure, quelques ecclésiastiques et dignitaires
locaux.
— Savez-vous la nouvelle, Madame ? s’écria le roi
Édouard s’adressant à la reine. Elle va certes vous contenter.
Votre Mortimer s’est échappé de la Tour.
Lady Le Despenser
sursauta devant l’échiquier et fit entendre une exclamation
indignée comme si l’évasion du baron de Wigmore était pour elle
une insulte personnelle. La reine Isabelle n’avait pas bougé, ni
d’attitude ni d’expression ; ses paupières simplement battirent
un peu plus vite devant ses beaux yeux bleus, et sa main chercha
furtivement, le long des plis de sa robe, la main de Lady Mortimer,
comme pour inciter celle-ci à la force et au calme. Le gros Bouville
s’était levé et se tenait en retrait, se sentant de trop dans
cette affaire qui regardait uniquement la couronne anglaise.
— Ce
n’est pas « mon » Mortimer, Sire, répondit la reine. Le Lord de
Wigmore est votre sujet davantage, je crois, qu’il n’est le mien,
et je ne suis pas comptable des actes de vos barons. Vous teniez
celui-ci en geôle ; il a cherché à s’enfuir, c’est la loi
commune.
— Ah ! Vous avouez bien par là que vous l’approuvez.
Mais laissez donc paraître votre joie, Madame ! Du temps que ce
Mortimer daignait se montrer à ma cour vous n’aviez d’yeux que
pour lui, vous ne cessiez de vanter ses mérites, et toutes ses
félonies à mon endroit, vous les mettiez au compte de sa noblesse
d’âme.
— Mais n’est-ce pas vous-même, Sire mon époux, qui
m’avez appris à l’aimer, du temps qu’il conquérait, à votre
place et au péril de ses jours, le royaume d’Irlande… que vous
avez, il semble, grand-peine à tenir sans lui. Était-ce là félonie ?
Un instant démonté par cette attaque, Edouard lança vers sa
femme un regard méchant et ne sut que répondre :
— Eh bien, à
présent il court, votre ami, il court, et vers votre pays sans doute
!
Le roi, tout en parlant, marchait à travers la pièce, pour
libérer une agitation inutile. Les bijoux accrochés sur ses
vêtements tressautaient à chacun de ses pas. Et les assistants
tournaient la tête de droite à gauche, comme à une partie de
longue paume, pour suivre son déplacement.
Un fort bel homme,
certes, le roi Edouard, musclé, alerte, souple, et dont le corps,
entretenu par les exercices et les jeux, résistait à l’empâtement
de la quarantaine toute proche ; une constitution d’athlète. Mais
à l’observer avec plus d’attention, on était frappé par le
manque de rides au front, comme si les soucis du pouvoir n’avaient
pu s’y inscrire, par les poches qui commençaient à se former sous
les yeux, par le dessin effacé de la narine, par la forme allongée
du menton sous la barbe légère et frisée, non pas un menton
énergique, autoritaire, ni même vraiment sensuel, mais simplement
trop grand, tombant trop bas.
Il y avait vingt fois plus de volonté
dans le petit menton de la reine que dans cette mâchoire ovoïde
dont la barbe soyeuse ne parvenait pas à couvrir la faiblesse. La
main était molle qui glissait sur le visage, tournoyait en l’air,
sans raison, revenait tirer sur une perle cousue aux broderies de la
cotte. La voix, qui se voulait, qui se croyait impérieuse, ne
donnait d’autre impression que de manquer de contrôle. Le dos, un
dos large pourtant, avait de déplaisantes ondulations depuis la
nuque jusqu’aux reins, comme si l’épine dorsale eût manqué de
solidité.
Édouard ne pardonnait pas à sa femme de lui avoir un
jour conseillé d’éviter d’offrir le dos aux regards, s’il
voulait inspirer le respect à ses barons. Le genou était bien net,
la jambe belle ; c’était même là ce que possédait de mieux cet
homme si peu fait pour sa charge, et sur lequel une couronne était
tombée par une vraie mégarde du sort.
— N’ai-je pas assez de
tracas, n’ai-je pas assez de tourments ? continuait-il. Les
Écossais menacent sans cesse mes frontières, envahissent mon
royaume ; et quand je les affronte en bataille, mes armées
s’enfuient. Et comment pourrais-je les vaincre lorsque mes évêques
s’entendent pour traiter avec eux, sans mon accord, lorsque j’ai
tant de traîtres parmi mes vassaux, et que mes barons des Marches
lèvent des troupes contre moi en s’obstinant à prétendre qu’ils
ne tiennent leurs terres que de leur épée, alors que depuis beau
temps, depuis vingt-cinq années, l’oublie-t-on, il en a été jugé
et réglé autrement par le roi Édouard mon père ! Mais on a vu à
Shrewsbury, on a vu à Boroughbridge, on a vu ce qu’il en coûtait
de se rebeller contre moi, n’est-ce pas, Leicester ?
Henry de
Leicester hocha sa grosse tête inclinée sur l’épaule. La manière
était peu courtoise de lui rappeler la mort de son frère Thomas de
Lancastre, décapité seize mois auparavant, en même temps que vingt
autres grands seigneurs étaient pendus.
— On a vu en effet, Sire
mon époux, que les seules batailles que vous pouviez gagner étaient
contre vos propres barons, dit Isabelle.
À nouveau, Edouard lui jeta
un regard haineux. « Quel courage, pensait Bouville, quel courage a
cette noble reine ! »
— Et il n’est point juste tout à fait,
poursuivit-elle, de dire qu’ils se sont opposés à vous pour le
droit de leur épée. Ne fut-ce pas plutôt pour les droits du comté
de Gloucester que vous avez voulu remettre à messire Hugh ?
Demain "La louve de France" 1ère partie - "La reine blessée" - 2
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