dimanche 12 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - ch. 4 - La fausse croisade


IV
LA FAUSSE CROISADE



  — Monseigneur de Mortimer, je vais avoir grande nécessité de chevaliers vaillants et preux, tels que vous l’êtes, pour entrer dans ma croisade, déclara Charles de Valois. Vous m’allez juger bien orgueilleux de dire « ma croisade » alors qu’en vérité c’est celle de Notre-Seigneur Dieu ; mais je dois bien avouer, et tout chacun me le reconnaît, que si cette grande entreprise, la plus vaste et la plus glorieuse qui puisse requérir les nations chrétiennes, vient à se faire, c’est parce que je l’aurai, de mes propres mains, montée. Ainsi, Monseigneur de Mortimer, je vous le propose tout droit, avec ma franche nature que vous apprendrez à connaître : voulez-vous être des miens ? 
  Roger Mortimer se redressa sur son siège ; son visage se referma un peu, et ses paupières s’abaissèrent à demi sur ses yeux couleur de pierre. Était-ce une bannière de vingt cuirasses qu’on lui offrait de commander, comme à un petit châtelain de province, ou à un soldat d’aventure échoué là par l’infortune du sort ? Une aumône, cette proposition ! C’était la première fois que Mortimer était reçu par le comte de Valois, lequel jusqu’à présent avait toujours été pris par ses tâches au Conseil, retenu par les réceptions d’ambassadeurs étrangers, ou en déplacement à travers le royaume. Mortimer voyait enfin l’homme qui gouvernait la France et qui venait ce jour même d’introniser un de ses protégés, Jean de Cherchemont, comme nouveau chancelier. Mortimer était dans la situation, enviable certes pour un ancien prisonnier à vie mais pénible pour un grand seigneur, de l’exilé qui vient demander, n’a rien à offrir et qui attend tout. 
  L’entrevue avait lieu à l’hôtel du roi de Sicile que Charles de Valois avait reçu de son premier beau-père, Charles de Naples le Boiteux, en présent de noces. Dans la grande salle réservée aux audiences, une douzaine de personnes, écuyers, courtisans, secrétaires, s’entretenaient à voix basse, par petits groupes, en tournant fréquemment leurs regards vers le maître qui recevait, ainsi qu’un vrai souverain, sur une sorte de trône surmonté d’un dais. Monseigneur de Valois était vêtu d’une grande robe de maison, en velours bleu brodé de V et de fleurs de lis, ouverte sur le devant, et qui laissait voir la doublure de fourrure. Ses mains étaient chargées de bagues ; il portait son sceau privé, gravé dans une pierre précieuse, pendu à la ceinture par une chaînette d’or, et il avait pour coiffure une sorte de bonnet de velours maintenu par un cercle d’or ciselé, une couronne d’appartement. Il était entouré de son fils aîné, Philippe de Valois, un gaillard à grand nez, bien découplé, qui s’appuyait au dossier du trône, et de Robert d’Artois, son gendre, installé sur un tabouret, et tendant vers le foyer ses grandes bottes de cuir rouge. 
  — Monseigneur, dit Mortimer lentement, si l’aide d’un homme qui est le premier parmi les barons des Marches galloises, qui a gouverné le royaume d’Irlande et commandé en plusieurs batailles, peut vous être de quelque service, je vous apporterai volontiers cette aide pour la défense de la chrétienté, et mon sang vous est dès à présent acquis. 
  Valois comprit que le personnage était fier qui parlait de ses fiefs des Marches comme s’il les tenait encore. Un homme dont il faudrait ménager l’honneur si l’on voulait en tirer parti. 
  — J’ai l’avantage, sire baron, répondit-il, de voir se ranger sous la bannière du roi de France, c’est-à-dire la mienne, puisqu’il est entendu dès à présent que mon neveu continuera de gouverner le royaume pendant que je commanderai la croisade, de voir, dis-je, se ranger les premiers princes souverains d’Europe : mon parent Jean de Luxembourg, roi de Bohême, mon beau-frère Robert de Naples et Sicile, mon cousin Alphonse d’Espagne, en même temps que les républiques de Gênes et de Venise qui, sur la demande du Très Saint-Père, nous apporteront l’appui de leurs galères. Vous ne serez donc pas en mauvaise compagnie, et je tiendrai à ce que chacun respecte et honore en vous le haut seigneur que vous êtes. La France, dont vos ancêtres sont venus, verra à mieux reconnaître vos mérites que ne semble le faire l’Angleterre. 
  Mortimer inclina le front en silence. Cette assurance valait ce qu’elle valait ; il veillerait à ce qu’elle ne restât pas simplement de parole. 
  — Car voici cinquante ans et plus, reprit Monseigneur de Valois, qu’on ne fait rien de grand en Europe pour le service de Dieu ; depuis mon grand-père Saint Louis, tout exactement, qui, s’il y gagna le Ciel, y laissa la vie. Les Infidèles, encouragés par notre absence, ont relevé la tête et se croient partout les maîtres ; ils ravagent les côtes, pillent les bateaux, entravent le commerce et, par leur seule présence, profanent les lieux saints. Nous, qu’avons-nous fait ? Nous nous sommes, d’année en année, repliés de toutes nos possessions, de tous nos établissements ; nous avons abandonné les forteresses que nous avions construites, négligé de défendre les droits sacrés que nous nous étions acquis. Ces temps sont révolus. Au début de l’année, les députés de la Petite Arménie sont venus nous demander secours contre les Turcs. Je rends grâces à mon neveu, le roi Charles Quatrième, d’avoir compris tout l’intérêt de leur démarche et d’avoir appuyé la suite que j’y ai donnée ; au point qu’à présent il s’en arroge même l’idée première ! Mais enfin il est bon qu’il y croie. Ainsi, avant peu, et nos forces rassemblées, nous allons partir et attaquer en terres lointaines les Barbaresques. 
  Robert d’Artois, qui entendait ce discours pour la centième fois, opinait de la tête d’un air pénétré, tout en s’amusant secrètement de l’ardeur que montrait son beau-père à exposer les belles causes. Car Robert connaissait les dessous du jeu. Il savait qu’on avait effectivement projet de courir aux Turcs, mais en bousculant aussi un peu les chrétiens sur le passage ; car l’empereur Andronic Paléologue, qui régnait à Byzance, n’était pas le tenant de Mahomet, qu’on sache ? Sans doute, son Église n’était pas tout à fait la bonne, et l’on y faisait le signe de croix à l’envers ; mais c’était tout de même le signe de croix ! 
  Or, Monseigneur de Valois poursuivait toujours l’idée de reconstituer à son profit le fameux empire de Constantinople, étendu non seulement sur les territoires byzantins, mais sur Chypre, sur Rhodes, sur l’Arménie, sur tous les anciens royaumes Courtenay et Lusignan. Et quand il arriverait là-bas, le comte Charles, avec toutes ses bannières, Andronic Paléologue, à ce qu’on pouvait savoir, ne pèserait pas lourd. Monseigneur de Valois roulait dans sa tête des rêves de César… 
  À remarquer, d’ailleurs, qu’il usait assez bien d’une manœuvre qui consistait à toujours demander le plus afin d’obtenir un peu. Ainsi, il avait essayé d’échanger son commandement de la croisade et ses prétentions au trône de Constantinople contre le petit royaume d’Arles, sur le Rhône, à condition qu’on y adjoignît le Viennois. La négociation, entamée au début de l’année avec Jean de Luxembourg, avait échoué par l’opposition du comte de Savoie, et par celle surtout du roi de Naples, lequel ne tenait nullement à voir son turbulent parent se constituer un royaume indépendant au bord de ses possessions de Provence. 
  Alors Monseigneur de Valois s’était remis avec plus d’entrain à la sainte expédition. Il était dit que cette couronne souveraine qui lui avait échappé en Espagne, en Allemagne, en Arles même, il lui faudrait aller la chercher à l’autre bout de la terre!  
  — Certes, tous les empêchements ne sont pas encore surmontés, poursuivit Monseigneur de Valois. Nous sommes encore en argument avec le Saint-Père sur le nombre de chevaliers et sur les soldes à leur donner. Nous voulons huit mille chevaliers et trente mille hommes à pied, et que chaque baron reçoive vingt sols le jour, chaque chevalier dix ; sept sous et six deniers pour les écuyers, deux sous aux hommes de pied. Le pape Jean veut me faire étrécir mon armée à quatre mille chevaliers et quinze mille hommes de piétaille ; il me promet toutefois douze galères armées. Il nous a autorisé la dîme, mais il rechigne aux douze cent mille livres par an, que nous lui demandons pendant cinq ans que durera la croisade, et surtout aux quatre cent mille livres nécessaires au roi de France pour les frais accessoires… « Dont trois cent mille déjà réservées au bon Charles de Valois lui-même, pensait Robert d’Artois. À ce prix-là, on peut bien commander une croisade ! J’aurais mauvaise grâce à chicaner, puisqu’une part doit m’en revenir ! » 
  — Ah ! si j’eusse été à Lyon, à la place de mon défunt neveu Philippe, lors du dernier conclave, s’écria Valois, j’aurais, sans médire de notre Très Saint-Père, choisi un cardinal qui comprît plus clairement l’intérêt de la chrétienté et qui se fît moins tirer la manche ! 
  — Surtout depuis que nous avons pendu son neveu à Montfaucon, ce dernier mois de mai, observa Robert d’Artois. Mortimer se tourna sur son siège et regarda Robert d’Artois, surpris, en disant : 
  — Un neveu du pape ? Quel neveu ? 
  — Comment, mon cousin, vous ne savez pas ? dit Robert d’Artois en profitant de l’occasion pour se lever, car il avait du mal à rester longtemps immobile ; et il alla repousser de sa botte les bûches qui brûlaient dans l’âtre. Mortimer avait déjà cessé pour lui d’être « mon Lord » et il était devenu « mon cousin », à cause d’une lointaine parenté qu’ils s’étaient découverte par les Fiennes ; avant peu il serait « Roger », sans plus d’histoires. 
  — Eh non, au fait, comment l’auriez-vous su ? reprit Robert. Vous étiez en geôle par la grâce de votre ami Édouard… Il s’agit d’un baron gascon, Jourdain de l’Isle, auquel le Saint-Père avait donné une sienne nièce en mariage, et qui commit quelques minces méfaits, à savoir voleries, homicides, forcer dames, dépuceler pucelles, et un peu de bougrerie sur les jouvenceaux par surcroît. Il entretenait autour de lui voleurs, meurtriers et autres gens de mauvaise merdaille qui dépouillaient, pour son compte, clercs et laïcs. Comme le pape le protégeait, on lui fit grâce de ces peccadilles, sous la promesse qu’il s’amenderait. Le Jourdain ne sut mieux faire, pour prouver sa pénitence, que de se saisir d’un sergent royal qui venait lui délivrer une sommation, et de le faire empaler… Sur quoi ? Sur le bâton à fleur de lis que le sergent portait ! 
  Robert d’Artois eut un grand rire qui trahissait son naturel penchant pour la canaille. 
  — On ne sait à vrai dire quel était plus grand crime, d’avoir occis un officier du roi ou d’avoir enduit les fleurs de lis de la crotte d’un sergent. Le sire Jourdain fut pendu au gibet de Montfaucon, où vous pourrez le voir encore, si d’aventure vous passez par là. Les corbeaux lui ont laissé peu de chair. Depuis, nous sommes en fraîcheur avec Avignon. 
  Et Robert se remit à rire, la gueule en l’air, les pouces dans la ceinture ; et sa joie était si sincère que Roger Mortimer lui-même se mit à rire, par contagion. Et Valois riait aussi, et son fils Philippe… Cela les rendit plus amis de rire ensemble. Mortimer se sentit soudain admis dans le groupe Valois et se détendit un peu. Il regardait avec sympathie le visage de Monseigneur Charles, un visage large, haut en couleurs, d’homme qui mangeait trop et que le pouvoir privait de prendre assez d’exercice. Mortimer n’avait pas revu Valois depuis de rapides rencontres, une fois en Angleterre d’abord, pour les fêtes du mariage de la reine Isabelle, et puis une seconde fois, en 1313, en accompagnant les souverains anglais à Paris, pour le premier hommage. Et tout cela qui semblait hier était déjà bien loin.       
  Dix ans ! Monseigneur de Valois, un homme encore jeune à l’époque, était devenu ce personnage massif, imposant… Allons ! il ne fallait pas perdre le temps de vivre, ni négliger l’occasion de l’aventure. Cette croisade, après tout, commençait de plaire à Roger Mortimer. 
  — Et quand donc, Monseigneur, vos nefs lèveront-elles l’ancre ? demanda-til. 
  — Dans dix-huit mois je pense, répondit Valois. Je vais renvoyer en Avignon une troisième ambassade, pour arrêter définitivement la fourniture des subsides, les bulles d’indulgences, et l’ordre de combat. 
  — Et ce sera belle chevauchée, Monseigneur de Mortimer, où il faudra vaillance, et où les farauds auront à montrer autre chose que ce qu’ils font en joute, dit Philippe de Valois qui n’avait pas parlé jusque-là et dont le visage se colora un peu. 
  Le fils aîné de Charles de Valois imaginait déjà les voiles gonflées des galères, les débarquements sur les côtes lointaines, les bannières, les cuirasses, le choc des lourds chevaux de France chargeant les Infidèles, le Croissant piétiné sous le fer des montures, les filles mauresques capturées dans le fond des palais, les belles esclaves nues arrivant enchaînées… 
  Et sur ces grasses gaupes, rien n’empêcherait Philippe de Valois d’assouvir ses désirs. Ses grandes narines déjà s’élargissaient. Car Jeanne la Boiteuse, son épouse, dont la jalousie éclatait en scènes furieuses dès qu’il regardait la poitrine d’une autre femme, resterait en France. Ah ! elle n’était pas de caractère aisé, la sœur de Marguerite de Bourgogne ! Or il se peut qu’on aime sa femme et qu’en même temps une force de nature vous pousse à en désirer d’autres. Il faudrait au moins une croisade pour que le grand Philippe osât tromper la Boiteuse. 
  Mortimer se redressa un peu et tira sur sa cotte noire. Il voulait revenir au sujet qui lui importait, et qui n’était pas la croisade. 
  — Monseigneur, dit-il à Charles de Valois, vous pouvez me tenir comme marchant dans vos rangs. Mais je venais aussi quêter de vous… 
  Le mot était dit. L’ancien Grand Juge d’Irlande l’avait prononcée cette parole sans laquelle aucun solliciteur ne récolte rien, sans laquelle aucun homme puissant n’accorde son appui. Quêter, demander, prier… Il n’était point besoin d’ailleurs qu’il en prononçât davantage. 
  — Je sais, je sais, répondit Charles de Valois ; mon gendre Robert m’a mis au fait. Vous souhaitez que j’intrigue pour votre cause auprès du roi Édouard. Or donc, mon très loyal ami… 
  D’un seul coup, parce qu’il avait « quêté », il était devenu un ami. 
  — … or donc, je ne le ferai pas, parce que cela ne servirait de rien… sinon à m’attirer quelque nouvel outrage ! Savez-vous la réponse que votre roi Édouard m’a fait tenir par le comte de Bouville ? Oui, vous la savez, bien sûr… alors que la dispense pour le mariage était déjà demandée au Saint-Père ! Quelle figure me donne-t-il ? Vais-je aller maintenant lui demander qu’il vous restitue vos terres, vous rétablisse dans vos titres, et qu’il chasse ses honteux Despensers ? 
  — Et que par là même, il rende à la reine Isabelle…   
  — Ma pauvre nièce ! s’écria Valois. Je sais, loyal ami, je sais tout ! Croyez-vous que je puisse, ou que le roi de France puisse, faire changer le roi Édouard à la fois de mœurs et de ministres ? Vous ne devez pas ignorer toutefois que lorsqu’il a envoyé l’évêque de Rochester pour réclamer votre livraison nous avons refusé ; nous avons refusé de seulement recevoir l’évêque ! Premier affront que je rends à Édouard en échange du sien. Nous sommes liés, vous et moi, Monseigneur de Mortimer, par les outrages qui nous ont été infligés. Et si l’occasion nous vient, à l’un ou à l’autre, de nous venger, je vous fais foi, cher sire, que nous nous vengerons ensemble.              
  Mortimer, sans en rien montrer, sentit le désespoir l’envahir. L’entretien, dont Robert d’Artois lui avait promis miracle… « Mon beau-père Charles peut tout ; s’il vous prend en amitié, et il ne manquera pas de le faire, vous êtes sûr de triompher… » L’entretien semblait achevé. Et qu’en résultait-il ? Du vent. La promesse d’un vague commandement dans dix-huit mois, au pays des Turcs. Roger Mortimer songeait déjà à quitter Paris, à se rendre auprès du pape ; et si de ce côté-là il n’obtenait rien, alors, il irait trouver l’empereur d’Allemagne… Ah ! elles étaient amères les déceptions de l’exil. Son oncle de Chirk les lui avait prédites… Ce fut alors que Robert d’Artois, dans le silence gêné qui s’était fait, dit : 
  — Cette occasion de la vengeance dont vous parlez, Charles, pourquoi ne la ferions-nous pas naître ? 
  Il était le seul, à la cour, qui appelait le comte de Valois par son prénom, n’ayant pas changé d’habitude depuis le temps où ils n’étaient que cousins ; et puis sa taille, sa force, sa truculence, lui donnaient des droits qui n’étaient qu’à lui. 
  — Robert a raison, dit Philippe de Valois. On pourrait, par exemple, inviter le roi Édouard à la croisade, et là… 
  Un geste imprécis acheva sa pensée. Il était imaginatif, décidément, le grand Philippe ! Il voyait le passage d’un gué, ou mieux encore une rencontre en plein désert avec un parti d’Infidèles. On laissait Édouard s’engager à la charge, puis on l’abandonnait froidement aux mains des Turcs… voilà une belle vengeance ! 
  — Jamais, s’écria Charles de Valois, jamais Édouard ne joindra ses bannières aux miennes. D’abord peut-on même parler de lui comme d’un roi chrétien ? Ce sont les Maures qui ont de pareilles mœurs ! 
  En dépit de cette indignation, Mortimer fut saisi d’inquiétude. Il savait trop ce que valent les paroles des princes, et comment les ennemis de la veille peuvent se réconcilier le lendemain, même faussement, quand ils y ont intérêt. S’il prenait envie à Monseigneur de Valois, pour grossir sa croisade, d’y convier Édouard, et si Édouard feignait d’accepter… 
  — Quand bien même le feriez-vous, Monseigneur, dit Mortimer, il y a peu de chances que le roi Édouard réponde à votre invite ; il aime les jeux du corps mais déteste les armes, et ce n’est point lui, je vous l’assure, qui m’a vaincu à Shrewsbury. Édouard prétextera, et avec juste raison, les dangers que lui font courir les Écossais… 
  — Mais j’en veux bien, moi, des Écossais, dans ma croisade ! dit Valois. 
  Robert d’Artois frappa ses énormes poings l’un contre l’autre à petits coups. La croisade lui était totalement indifférente, et même, à vrai dire, il n’en avait aucune envie. D’abord il vomissait en mer. Sur terre, tout ce qu’on voulait, mais rien sur l’eau ; un nourrisson y était plus fort que lui ! Et puis il songeait avant tout à la reprise de son comté d’Artois, et une course de cinq ans au bout du monde ne ferait guère progresser ses affaires. 
  Le trône de Constantinople n’était pas dans son héritage, et il ne lui plaisait en rien de se retrouver un jour commandant quelque île pelée dans des eaux perdues. Il n’avait pas d’intérêt non plus au commerce des épices, ni le besoin d’aller enlever des femmes aux Turcs ; Paris regorgeait de houris à cinquante sols et de bourgeoises qui coûtaient encore moins ; et Madame de Beaumont, sa compagne, fille de Monseigneur de Valois ici présent, fermait les yeux sur toutes ses incartades. Donc, cette croisade, il importait surtout à Robert d’en reculer le plus possible l’échéance ; tout en feignant de l’encourager, il ne travaillait qu’à la retarder. 
  Il avait son idée en tête et ce n’était pas pour rien qu’il avait conduit Roger Mortimer à son beau-père.    
  — Je me demande, Charles, dit-il, s’il serait bien sage de laisser longtemps le royaume de France dépourvu d’hommes, privé de sa noblesse et de votre commandement, à la merci du roi d’Angleterre qui montre assez qu’il ne nous veut pas de bien. 
  — Les châteaux seront pourvus, Robert ; et nous y laisserons des garnisons à suffisance, répondit Valois. 
  — Mais sans noblesse, sans la plupart des chevaliers, et sans vous, je le répète, qui êtes notre grand homme de guerre. Qui défendra le royaume en notre absence ? Le connétable, bientôt sur ses septante-cinq ans, et dont c’est miracle qu’il se soutienne encore en selle ? Notre roi Charles ? Si Édouard, comme nous le dit Lord Mortimer, se plaît peu aux batailles, notre gentil cousin s’y entend encore moins. Au reste, à quoi s’entend-il, sinon à paraître, frais et souriant, devant son peuple ? Ce serait folie d’offrir le champ aux mauvaisetés d’Édouard sans l’avoir auparavant affaibli d’une défaite. 
  — Alors aidons les Écossais, proposa Philippe de Valois. Débarquons sur leurs côtes et soutenons leur lutte. Pour ma part, j’y suis prêt. 
  Robert d’Artois baissa le nez pour ne point montrer ce qu’il pensait. On en verrait de belles, si Philippe prenait le commandement d’une équipée en Ecosse ! L’héritier des Valois avait fait la preuve de ses aptitudes, en Italie, où on l’avait envoyé soutenir le légat du pape contre les Visconti de Milan. Arrivé fièrement avec ses bannières, Philippe s’était si bien laissé manœuvrer et rouler en farine par Galeazzo Visconti qu’il avait tout cédé en croyant tout gagner, et s’en était retourné sans même avoir livré la plus petite bataille. 
  Roger Mortimer, pour sa part, parut quelque peu blessé par la suggestion de Philippe de Valois. Car s’il était l’adversaire du roi Édouard, l’Angleterre, tout de même, était sa patrie ! 
  — Pour l’instant, dit-il, les Écossais se tiennent assez en paix, et semblent décidés à respecter le traité qu’ils nous ont imposé l’autre année. 
  — Et puis l’Ecosse, l’Ecosse… renchérit Robert, il faut passer la mer ! Réservons donc nos nefs pour la croisade. Mais nous avons peut-être meilleur terrain pour défier ce bougre d’Édouard. Il n’a pas rendu hommage pour l’Aquitaine. Si nous le forcions à venir défendre ses droits en France, dans son duché, et qu’à cette occasion nous allions l’écraser, d’abord nous serions tous vengés, et, par surcroît, il se tiendrait au calme pendant notre absence. 
  Valois tournait ses bagues et réfléchissait. Une fois de plus Robert se révélait un conseiller avisé. L’idée était vague encore que ce dernier venait d’émettre, mais déjà Valois en apercevait tous les développements. D’abord, l’Aquitaine ne se présentait pas à lui comme une terre inconnue ; il y avait fait campagne, sa première grande campagne, victorieuse, en 1294. 
  — Ce serait à coup sûr, dit-il, un bon entraînement pour notre chevalerie qui n’a point vraiment guerroyé depuis longtemps, et un motif aussi pour éprouver cette artillerie à poudre dont les Italiens commencent à faire usage. Notre vieil ami Tolomei s’offre à nous en fournir. Certes, le roi de France peut mettre le duché d’Aquitaine sous sa main pour défaut d’hommage… 
  Il resta pensif un instant. 
  — Mais il ne s’ensuivra pas forcément combat d’armée, conclut-il. On négociera comme de coutume ; ce deviendra affaire de parlements et d’ambassades. Et puis, en rechignant, l’hommage sera rendu. Ce n’est pas une bonne cause. 
  Robert d’Artois se rassit, les coudes sur les genoux et les poings sous le menton. 
  — On peut découvrir, dit-il, un plus efficace prétexte que le défaut d’hommage. Ce n’est pas à vous, cousin Mortimer, que je vais apprendre toutes les difficultés, chicanes et batailles qui sont nées de l’Aquitaine, depuis que la duchesse Aliénor, ayant décoré de très fortes ramures le front de son premier époux, notre roi Louis Septième, s’en fut par son second mariage porter son corps folâtre ainsi que son duché à votre roi Henry Deuxième d’Angleterre. Ni je ne vais non plus vous enseigner le traité par lequel le roi Saint Louis, qui s’était mis en tête d’ordonner toutes choses avec équité, voulut mettre un terme à cent ans de guerre. Mais l’équité ne vaut rien aux règlements entre les royaumes. Le traité de 1259 n’était qu’un gros nid à embrouilles. Une chatte n’y aurait pas retrouvé ses petits. Le sénéchal de Joinville lui-même, le grand-oncle de votre épouse, cousin Mortimer, et qu’on savait si dévoué au saint roi, lui avait déconseillé de jamais le signer. Non, reconnaissons-le, tout franc, ce traité-là était une sottise ! Depuis la mort de Saint Louis, ce ne sont que disputes, discussions, traités conclus, traités reniés, hommages rendus mais avec des réserves, audiences des parlements, plaignants déboutés, plaignants condamnés, révoltes dans le terroir et nouvelles audiences de justice. Mais quand vous-même, Charles, demanda Robert se tournant vers Valois, avez été envoyé par votre frère Philippe le Bel en Aquitaine où vous avez remis l’ordre de si belle façon, quel fut le motif donné à votre départ ? 
  — Une grosse émeute qu’il y eut à Bayonne, où matelots de France et d’Angleterre en vinrent aux mains, et où le sang coula. 
  — Eh bien ! s’écria Robert, il nous faut inventer l’occasion d’une nouvelle émeute de Bayonne. Il faut agir en quelque lieu pour que les gens des deux rois se cognent assez fort et se tuent un peu. Et le lieu pour cela, je crois bien que je le connais. Il pointa son énorme index vers ses interlocuteurs et enchaîna : 
  — Dans le traité de Paris, confirmé par la paix de l’an 1303, revu à Périgueux en l’an 1311, il a toujours été réservé le cas de certaines seigneuries qu’on appelle privilégiées et qui, bien que situées en terre d’Aquitaine, demeurent sous l’allégeance directe du roi de France. Or ces seigneuries elles-mêmes ont, en Aquitaine, des dépendances vassales. Et jamais il ne fut tranché du cas des dépendances, pour savoir si elles relevaient directement du roi de France, ou bien du duc d’Aquitaine. Vous voyez ? 
  — Je vois, dit Monseigneur de Valois. 
  Son fils Philippe ne voyait pas. Il ouvrait de grands yeux bleus, et son incompréhension était si visible que son père lui expliqua : 
  — Mais si, mon fils. Imagine que je t’accorde, comme si c’était fief, tout cet hôtel. Mais je m’y réserve franc usage et disposition de cette salle où nous sommes. Or, de cette salle dépend le cabinet de passage que commande cette porte. Qui de nous a juridiction sur le cabinet de passage et doit pourvoir au mobilier et au nettoyage ? Le tout, ajouta Valois en revenant à Robert, est de trouver une dépendance assez importante pour que l’action qu’on y engagera oblige Édouard à soutenir l’épreuve.   
  — Vous avez, répondit le géant, une dépendance bien désignée qui est la terre de Saint-Sardos, laquelle est afférente au prieuré de Sarlat dans le diocèse de Périgueux. La situation en fut déjà débattue lorsque Philippe le Bel conclut avec le prieur de Sarlat un traité de pariage qui faisait le roi de France co-seigneur de cette seigneurie. Édouard le Premier en avait appelé alors au Parlement de Paris, mais rien ne fut tranché. Que sur la dépendance de Saint-Sardos, le roi de France, co-seigneur de Sarlat, place une garnison et entreprenne la construction d’une forteresse un peu menaçante, que va faire alors le roi d’Angleterre, duc d’Aquitaine ? Il va donner ordre à son sénéchal de s’y opposer, et d’y envoyer garnison. À la première rencontre entre deux soldats, au premier officier du roi qu’on maltraite ou seulement qu’on insulte… 
  Robert ouvrit les mains, comme si la conclusion s’offrait d’elle-même. Et Monseigneur de Valois, dans ses velours bleus brodés d’or, se leva de son trône. Il se voyait déjà en selle, à la tête des bannières ; il repartait pour cette Guyenne où déjà, trente ans plus tôt, il avait fait triompher les armes du roi de France ! 
  — J’admire en vérité, mon frère, s’écria Philippe de Valois, qu’un si bon chevalier comme vous l’êtes, soit instruit des procédures autant qu’un clerc. 
  — Bah ! mon frère, je n’y ai pas grand mérite. Ce n’est pas par goût que j’ai été amené à m’enquérir de toutes les coutumes de France et arrêts de parlements ; c’est pour mon procès d’Artois. Et puisque, jusqu’à ce jour, cela ne m’a point servi, qu’au moins cela serve à mes amis ! acheva Robert d’Artois en s’inclinant devant Roger Mortimer, comme si la vaste machination projetée n’avait d’autre motif ni d’autre but que de complaire au réfugié. 
  — Votre venue nous est d’une grande aide, sire baron, renchérit Charles de Valois, car nos causes sont liées et nous ne manquerons pas de vous demander vos conseils, très étroitement, en toute cette entreprise… que Dieu veuille protéger ! Il se peut qu’avant longtemps nous marchions ensemble vers l’Aquitaine. 
  Mortimer se sentait dérouté, dépassé. Il n’avait rien fait, rien dit, rien suggéré ; sa seule présence avait été l’occasion pour les autres de concrétiser leurs aspirations secrètes. Et maintenant on le requérait pour une guerre contre son propre pays, sans qu’aucun choix lui fût laissé. 
  Ainsi, et si Dieu le voulait, les Français allaient faire la guerre, en France, aux sujets français du roi d’Angleterre, avec la participation d’un grand seigneur anglais, et en usant des subsides consentis par le pape pour délivrer l’Arménie des Turcs. 

Demain "La louve de France" ch. 5 - "Attente" 

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