La
reine blessée – 2ème partie
Les
deux Le Despenser se rapprochèrent l’un de l’autre, comme pour
faire front. Lady Le Despenser le Jeune se dressa devant l’échiquier
; elle était la fille du feu comte de Gloucester. Édouard II frappa
du pied le dallage. La reine était trop irritante, à la fin,
n’ouvrant la bouche que pour lui remontrer ses erreurs et ses
fautes de gouvernement !
—
Je
remets les grands fiefs à qui je veux, Madame, je les remets à qui
m’aime et me sert, s’écria Édouard en posant la main sur
l’épaule de Hugh le jeune. Sur qui d’autre pourrais-je m’appuyer
? Où sont mes alliés ? Votre frère de France, Madame, qui devrait
se conduire comme le mien, puisque, après tout, c’est dans cette
espérance que l’on m’a engagé à vous accueillir pour épouse,
quel secours me porte-t-il ? Il me requiert de venir lui rendre
l’hommage pour l’Aquitaine, voilà tout son appui. Et où
m’envoie-t-il sa sommation ? En Guyenne ? Que nenni ! C’est ici,
en mon royaume, qu’il me la fait délivrer, comme s’il avait
mépris de toutes les coutumes féodales, ou le vouloir de
m’offenser. Ne croirait-on pas qu’il se prend aussi pour le
suzerain de l’Angleterre ? D’abord je l’ai rendu cet hommage,
je ne suis que trop allé le rendre. Une première fois à votre
père, quand j’ai manqué de rôtir dans l’incendie de
Maubuisson, et puis encore à votre frère Philippe, voici trois ans,
quand je suis allé à Amiens. À la fréquence, Madame, où meurent
les rois de votre famille, il me faudra bientôt m’installer sur le
Continent !
Les
seigneurs, évêques et notables du Yorkshire, dans le fond de la
pièce, se regardaient entre eux, nullement effrayés mais atterrés
de cette colère sans force qui s’égarait si loin de son objet, et
leur découvrait, en même temps que les difficultés du royaume, le
caractère du roi. Était-ce donc là le souverain qui leur demandait
subsides pour son Trésor, auquel ils devaient obéissance en toutes
choses, et d’aventurer leur vie quand il les requérait à ses
combats ? Lord Mortimer avait eu certes quelques bonnes raisons de se
rebeller… Les conseillers intimes eux-mêmes paraissaient mal à
l’aise, bien qu’ils connussent cette habitude du roi, et qui se
retrouvait jusque dans sa correspondance, de refaire le compte de
tous les ennuis de son règne à chaque nouveau désagrément qui
survenait.
Le
chancelier Baldock se frottait la pomme d’Adam, machinalement, à
l’endroit où s’arrêtait sa robe d’archidiacre. L’évêque
d’Exeter, Lord Trésorier, se rongeait l’ongle du pouce, à
petits coups de dents, et observait ses voisins d’un regard
sournois. Seul Hugh Le Despenser le Jeune, trop frisé, trop paré,
trop parfumé pour un homme de trente-trois ans, montrait de la
satisfaction. La main du roi posée sur son épaule prouvait à tous
son importance et sa puissance. Le nez bref, la lèvre sinueuse,
abaissant et relevant le menton comme un cheval au piaffer, il
approuvait chaque déclaration d’Édouard d’un petit raclement de
gorge, et son visage semblait dire : « Cette fois la coupe est
pleine, nous allons prendre des mesures sévères ! » Il était
maigre, long de taille, assez étroit de torse, et avait une mauvaise
peau, sujette aux inflammations.
—
Messire
de Bouville, dit soudain le roi Édouard se retournant contre
l’ambassadeur, vous répondrez à Monseigneur de Valois que le
mariage qu’il nous a proposé, et dont nous avons apprécié tout
l’honneur, décidément ne se fera pas. Nous avons d’autres vues
pour notre fils aîné. Ainsi en sera-t-il terminé avec une
déplorable coutume qui veut que les rois d’Angleterre prennent
leurs épouses en France, sans qu’il leur en vienne jamais aucun
bienfait.
Le
gros Bouville pâlit sous l’affront et s’inclina. Il adressa à
la reine un regard désolé, et sortit. Première conséquence, et
bien imprévue, de l’évasion de Roger Mortimer : le roi
d’Angleterre rompait avec les alliances traditionnelles. Il avait
voulu, par ce trait, blesser sa femme ; mais il avait blessé en même
temps ses demi-frères Norfolk et Kent dont la mère était
française. Les deux jeunes gens regardèrent leur cousin Tors-Col,
lequel haussa un peu plus l’épaule, d’un mouvement
d’indifférence résignée. Le roi venait, sans réflexion, de
s’aliéner à jamais le puissant comte de Valois dont chacun savait
qu’il gouvernait la France au nom de son neveu Charles le Bel.
Le
jeune prince Édouard, toujours près de la fenêtre, immobile et
silencieux, observait sa mère, jugeait son père. C’était de son
mariage, après tout, qu’il s’agissait, et dans lequel il n’avait
mot à dire. Mais si on lui avait demandé ses préférences entre
son sang d’Angleterre et celui de France, il eût penché pour ce
dernier. Les trois plus jeunes enfants avaient cessé de jouer ; la
reine fit signe aux chambrières qu’on les éloignât. Puis, très
calmement, les yeux dans ceux du roi, elle dit :
—
Quand
un époux hait son épouse, il est naturel qu’il la tienne pour
responsable de tout.
Édouard
n’était pas homme à répondre de front.
—
Toute
ma garde de la Tour enivrée à mort, cria-t-il, le lieutenant envolé
avec ce félon, et mon constable malade à périr de la drogue dont
on l’a abreuvé ! À moins qu’il ne feigne la maladie, le
traître, pour éviter le châtiment qu’il mérite ! Car c’était
à lui de veiller à ce que mon prisonnier ne s’échappât ; vous
entendez, Winchester ?
Hugh
Le Despenser le père, depuis un an comte de Winchester, et qui était
responsable de la nomination du constable Seagrave, se courba au
passage de l’orage. Il avait l’échine étroite et maigre, avec
une voussure en partie naturelle et en partie acquise dans une longue
carrière de courtisan. Ses ennemis l’avaient surnommé « la
belette ». La cupidité, l’envie, la lâcheté, l’égoïsme, la
fourberie, et de plus toutes les délectations que peuvent procurer
ces vices, semblaient s’être logés dans les rides de son visage
et sous ses paupières rougies. Pourtant il ne manquait pas de
courage ; mais il ne se connaissait de sentiments humains qu’envers
son fils et quelques rares amis, dont Seagrave, précisément,
faisait partie.
—
My
Lord, prononça-t-il d’une voix calme, je suis certain que Seagrave
n’est en rien coupable…
—
Il
est coupable de négligence et de paresse ; il est coupable de s’être
laissé berner ; il est coupable de n’avoir rien deviné du complot
qui se montait sous son nez ; il est coupable de malchance peut-être…
Je ne pardonne pas la malchance. Bien que Seagrave soit de vos
protégés, Winchester, il sera châtié ; on ne dira donc point que
je ne tiens pas la balance égale, et que mes faveurs ne vont qu’à
vos créatures. Seagrave remplacera le Lord de Wigmore en prison. Ses
successeurs, ainsi, veilleront à faire meilleure garde. Voilà, mon
fils, comment l’on gouverne ! ajouta le roi en s’arrêtant devant
l’héritier du trône.
L’enfant
leva les yeux vers lui et les rabaissa aussitôt. Hugh le jeune, qui
savait assez bien faire dévier les colères du roi, renversa la tête
en arrière et dit, en regardant les poutres du plafond :
—
Celui
qui par trop vous nargue, cher Sire, est l’autre félon, cet évêque
Orleton qui a tout apprêté de sa main et paraît vous redouter si
peu qu’il n’a pas même pris la peine de s’enfuir ou de se
cacher.
Édouard
regarda Hugh le Jeune avec reconnaissance et admiration. Comment
pouvait-on ne pas être ému par la vue de ce profil, par ces belles
attitudes que Hugh prenait en parlant, par cette voix haute, bien
modulée, et puis cette manière, à la fois tendre et respectueuse,
qu’il avait pour dire : « Cher Sire », à la française, comme
autrefois le gentil Gaveston que les barons et les évêques avaient
tué… Mais à présent Edouard était un homme mûr, averti de la
méchanceté des hommes, et qui savait qu’on ne gagnait pas à
composer. On ne le séparerait pas de Hugh, et tous ceux qui
voudraient s’opposer seraient frappés à tour de rôle,
impitoyablement…
—
Je
vous annonce, mes Lords, que l’évêque Orleton sera traduit devant
mon Parlement pour y être jugé et condamné.
Édouard
croisa les bras et attendit l’effet de ses paroles.
L’archidiacre-chancelier et l’évêque-trésorier, bien qu’ils
fussent les pires ennemis d’Orleton, avaient sursauté, par
solidarité de gens d’Église. Henry Tors-Col, homme sage et
pondéré qui, pensant au bien du royaume, ne pouvait s’empêcher
de rappeler le roi à la raison, fit observer calmement qu’un
évêque ne pouvait être traduit que devant une juridiction
ecclésiastique constituée par ses pairs.
—
Il
faut un début à toutes choses, Leicester. La conspiration contre
les rois n’est pas, que je sache, enseignée par les saints
Évangiles. Puisque Orleton oublie ce qu’il faut rendre à César,
César s’en souviendra pour lui. Encore une des grâces que je dois
à votre famille, Madame, continua le roi à l’adresse d’Isabelle,
puisque c’est votre frère Philippe Le Cinquième qui a fait nommer
par son pape français, et contre mon vouloir, cet Adam Orleton à
l’évêché de Hereford. Soit ! Il sera le premier prélat à être
condamné par la justice royale, et son châtiment sera exemplaire.
—
Orleton
ne vous était point hostile, naguère, mon cousin, insista Tors-Col,
et il n’aurait eu aucune raison de le devenir si vous ne vous étiez
pas opposé, ou si l’on ne s’était opposé dans votre Conseil, à
ce que le Saint-Père lui donnât la mitre. C’est un homme de grand
savoir et d’âme forte. Peut-être pourriez-vous aujourd’hui,
justement parce qu’il est coupable, vous le rallier plus facilement
par un acte de mansuétude que par une action de justice qui va,
entre tous vos embarras, attiser l’hostilité du clergé.
—
Mansuétude,
clémence ! Chaque fois que l’on me nargue, chaque fois que l’on
me provoque, chaque fois que l’on me trahit, vous n’avez que ces
mots à la bouche, Leicester ! On m’a conseillé, et j’ai eu
grand tort d’écouter les avis, on m’a supplié de gracier
Wigmore ! Avouez donc que si j’en avais usé avec lui comme avec
votre frère, ce rebelle aujourd’hui ne serait pas en train de
courir les chemins.
Tors-Col
haussa sa grosse épaule, ferma les yeux, et eut une moue lassée.
Combien était irritante, chez Édouard, cette habitude qu’il
croyait royale d’appeler ses parents ou ses principaux conseillers
par les noms de leurs comtés, et de s’adresser à son cousin
germain en lui criant « Leicester », au lieu de dire simplement «
mon cousin », comme chacun dans la famille royale le faisait, comme
la reine elle-même. Et ce mauvais goût de rappeler, à tout propos,
la mort de Thomas de Lancastre, comme s’il en tirait gloire !
Ah !
l’étrange homme et le mauvais roi qui s’imaginait pouvoir
décapiter ses proches parents sans s’attirer de ressentiment, qui
croyait qu’une embrassade suffisait à effacer un deuil, qui
exigeait le dévouement de ceux-là mêmes qu’il avait blessés, et
voulait trouver partout fidélité alors qu’il n’était lui-même
que cruelle inconséquence !
—
Sans
doute avez-vous raison, my Lord, dit Tors-Col, et puisque vous régnez
depuis seize ans, vous devez savoir ajuster vos actes. Traduisez donc
votre évêque devant le Parlement. Je n’y mettrai point
d’obstacles.
Et il ajouta entre les dents, pour n’être entendu
que du jeune comte de Norfolk :
—
Ma
tête est de travers, certes, mais je tiens toutefois à la garder où
elle se trouve.
—
Car
c’est me narguer, vous en conviendrez, continuait Édouard en
fouettant l’air de la main, que de s’évader en perçant les murs
d’une tour que j’ai fait moi-même construire, pour qu’on ne
s’en échappe pas.
—
Peut-être,
Sire mon époux, dit la reine, vous êtes-vous plus occupé quand
vous la bâtissiez de la gentillesse des maçons que de la solidité
de la pierre.
Le
silence tomba d’un coup sur l’assistance. La pointe était
brutale et soudaine. Chacun retenait son souffle et regardait, qui
avec déférence, qui avec haine, cette femme de formes assez
fragiles, droite sur son siège, seule, et qui tenait tête de telle
façon. Les lèvres un peu écartées, la bouche entrouverte, elle
découvrait ses dents fines, pressées les unes contre les autres, de
petites dents carnassières, bien coupantes. Isabelle était
visiblement satisfaite du coup qu’elle venait de porter. Hugh le
Jeune était devenu écarlate ; Hugh le père feignait de n’avoir
pas entendu. Édouard allait se venger certainement ; mais de quelle
manière ? La riposte tardait à venir. La reine observait les
gouttelettes de sueur qui perlaient au front de son mari. Rien ne
répugne davantage à une femme que la sueur d’un homme qu’elle a
cessé d’aimer.
—
Kent,
cria le roi, je vous ai fait gardien des Cinque Ports et gouverneur
de Douvres. Que gardez-vous en ce moment ? Pourquoi n’êtes-vous
pas sur les côtes que vous avez à commander et sur lesquelles notre
félon doit chercher à s’embarquer ?
—
Sire
mon frère, dit le jeune comte de Kent tout éberlué, c’est vous
qui m’avez donné ordre de vous accompagner en votre voyage…
—
Eh
bien, à présent, je vous en donne un autre qui est de rejoindre
votre comté, d’en faire battre les bourgs et les campagnes à la
recherche du fugitif, et de veiller vous-même à ce qu’on visite
tous les bateaux qui seront dans les ports.
—
Qu’on
mette des espions à bord des bâtiments et qu’on prenne ledit
Mortimer, vif ou mort, s’il venait à y monter, dit Hugh le jeune.
—
C’est
justement conseillé, Gloucester, approuva Edouard. Quant à vous,
Stapledon…
L’évêque
d’Exeter ôta son pouce de ses dents et murmura :
—
My
Lord…
—
Vous
allez à toute hâte regagner Londres ; vous irez à la Tour sous la
raison d’y vérifier le Trésor ; vous prendrez la Tour sous votre
commandement et surveillance jusqu’à ce qu’un nouveau constable
soit nommé. Baldock établira sur l’heure, pour l’un et l’autre,
les commissions qui vous feront obéir.
Henry
Tors-Col, les yeux vers la fenêtre et l’oreille contre l’épaule,
semblait rêver. Il calculait… Il calculait que six jours s’étaient
écoulés depuis l’évasion de Mortimer, qu’il en faudrait huit
au moins pour que les ordres commencent à entrer en exécution, et
qu’à moins d’être un fol, ce qui n’était naturellement pas
le cas de Mortimer, celui-ci aurait à coup sûr quitté le royaume.
Il se félicitait aussi de s’être solidarisé avec la plupart des
évêques et des seigneurs qui, après Boroughbridge, avaient obtenu
la vie sauve pour le baron de Wigmore. Car, à présent que celui-ci
s’était évadé, l’opposition aux Despensers allait peut-être
retrouver le chef qui lui manquait depuis la mort de Thomas de
Lancastre, un chef de plus d’efficace, plus habile et plus fort que
ne l’avait été Thomas… Le dos royal ondula ; Édouard pivota
sur les talons pour se replacer face à sa femme.
—
Eh,
si ! Madame ; je vous tiens justement pour responsable. Et d’abord
lâchez cette main que vous ne cessez de serrer depuis que je suis
entré ! Lâchez la main de Lady Jeanne ! cria Édouard en frappant
le sol du pied. C’est fournir caution à un traître que de mettre
tant d’ostentation à en garder l’épouse auprès de soi. Ceux
qui ont aidé à l’évasion de Mortimer pensaient bien qu’ils
avaient l’agrément de la reine… Et puis on ne s’évade pas
sans argent ; les trahisons se payent, les murs se percent avec de
l’or. De la reine à sa dame de parage, de la dame de parage à
l’évêque, de l’évêque au rebelle, le chemin est facile. Il va
me falloir vérifier plus étroitement votre cassette.
—
Sire
mon époux, je crois que ma cassette est assez bien contrôlée, dit
Isabelle en désignant Lady Le Despenser.
Hugh
le Jeune semblait s’être soudain désintéressé du débat. Enfin
la colère du roi se tournait, comme à l’habitude, contre la
reine, et Hugh se sentait un peu plus triomphant. Il prit un livre
qui se trouvait là et que lady Mortimer lisait à la reine avant
l’entrée du comte de Bouville. C’était un recueil des lais de
Marie de France ; le signet de soie marquait ce passage :
En
Lorraine ni en Bourgogne,
Ni
en Anjou ni en Gascogne,
En
ce temps ne pouvait trouver
Si
bon ni si grand chevalier.
Sous
ciel n’était dame ou pucelle,
Qui
tant fut noble et tant fut belle
Qui
n’en voulut amour avoir…
«
La France, toujours la France… Elles ne lisent que ce qui touche à
ce pays, se disait Hugh. Et quel est dans leur pensée ce chevalier
dont elles rêvent ? Le Mortimer, sans doute… »
—
My
Lord, je ne surveille pas les aumônes, dit Aliénor Le Despenser.
Le
favori releva les yeux et sourit. Il féliciterait sa femme pour ce
trait.
—
Je
vois donc qu’il me faudra aussi renoncer aux aumônes, dit
Isabelle. Il ne me restera bientôt plus rien d’une reine, pas même
la charité.
—
Et
il faudra aussi, Madame, pour l’amour que vous me portez et que
chacun voit, poursuivit Édouard, vous séparer de Lady Mortimer, car
nul ne comprendrait plus dans le royaume qu’elle restât auprès de
vous désormais.
Cette
fois, la reine pâlit et se tassa un peu sur son siège. Les grandes
mains nettes de Lady Jeanne se mirent à trembler.
—
Une
épouse, Édouard, ne peut être tenue de partager en tout les actes
de son époux. J’en suis assez bien l’exemple. Veuillez croire
que Lady Mortimer est aussi peu associée aux fautes de son mari que
je le suis moi-même à vos péchés, s’il vous arrive d’en
commettre !
Mais
cette fois, l’attaque ne réussit pas.
—
Lady
Jeanne se rendra au château de Wigmore, lequel sera désormais sous
la surveillance de mon frère Kent, et ceci jusqu’à ce que j’aie
résolu ce qu’il me plaira de faire des biens d’un traître dont
je ne veux plus que le nom soit prononcé en ma présence… avant la
sentence de mort. Je pense, Lady Jeanne, que vous préférerez vous
retirer de gré plutôt que de force.
—
Allons,
dit Isabelle, je vois que l’on me veut tout à fait seule.
—
Que
parlez-vous de solitude, Madame ! dit Hugh le Jeune de sa belle voix
modulée. Ne sommes-nous pas tous vos amis fidèles, étant ceux du
roi ? Et madame Aliénor, ma dévouée femme, ne vous est-elle pas de
constante compagnie ? C’est un joli livre que vous possédez là,
ajouta-t-il en montrant le volume, et finement enluminé ; me
ferez-vous la grâce de me le prêter ?
—
Mais
certes, certes, la reine vous le prête ! dit le roi. N’est-ce pas,
Madame, que vous nous faites le plaisir de prêter ce livre à notre
ami Gloucester ?
—
Bien
volontiers, Sire mon époux, bien volontiers. Et je sais, quand il
s’agit de notre ami Le Despenser, ce que prêter veut dire. Il y a
dix ans que je lui ai prêté ainsi mes perles, et vous voyez qu’il
les porte toujours au cou.
Elle
ne désarmait pas, mais le cœur lui battait à grands coups dans la
poitrine. Elle allait être seule désormais à supporter les
quotidiennes blessures. Mais si un jour elle parvenait à se venger,
elle n’oublierait rien.
Hugh
le Jeune posa le livre sur un coffre et fit un signe d’intelligence
à sa femme. Les lais de Marie de France iraient rejoindre le fermail
d’or à lions de pierreries, les trois couronnes d’or, les quatre
couronnes enrichies de rubis et d’émeraudes, les cent vingt
cuillers d’argent, les trente grands plats, les dix hanaps d’or,
la garniture de chambre en drap d’or losange, le char pour six
chevaux, le linge, les bassins d’argent, les harnais, les ornements
de chapelle, toutes ces choses merveilleuses, dons de son père ou de
ses proches, qui avaient formé la corbeille de noces de la reine, et
qui étaient passées aux mains des amants d’Édouard, à Gaveston
d’abord, au Despenser ensuite. Même le grand manteau de drap de
Turquie, tout brodé, et qu’elle portait le jour de son mariage,
lui avait été enlevé !
—
Allons,
mes Lords, dit le roi en frappant des mains, qu’on se hâte aux
tâches que j’ai données et que chacun veille à son devoir.
C’était
l’expression habituelle, une formule encore qu’il croyait royale,
par laquelle il marquait la fin de ses Conseils. Il sortit, et chacun
à sa suite, et la pièce se dépeupla. L’ombre commençait à
descendre dans le cloître du prieuré de Kirkham et, avec l’ombre,
un peu de fraîcheur entrait par les fenêtres.
La
reine Isabelle et Lady Mortimer n’osaient prononcer un mot, de peur
de se mettre à pleurer. Seraient-elles jamais à nouveau réunies,
et quel sort, à chacune, était-il promis ?
Le jeune prince Édouard,
les yeux baissés, vint se placer silencieusement derrière sa mère,
comme s’il voulait remplacer l’amitié qu’on arrachait à la
reine. Lady Le Despenser s’approcha pour prendre le livre qui avait
plu à son mari, un beau livre, dont la reliure de velours était
rehaussée de pierreries. Il y avait longtemps que l’ouvrage
excitait sa convoitise. Comme elle allait s’en saisir, le jeune
prince Édouard y abattit la main.
—
Ah,
non ! mauvaise femme, dit-il, vous n’aurez pas tout !
La
reine écarta la main du prince, prit le livre et le tendit à son
ennemie. Puis elle se retourna vers son fils avec un furtif sourire
qui découvrit à nouveau ses dents de petit carnassier. Un enfant de
onze ans ne pouvait être encore de grand secours ; mais, tout de
même, il s’agissait du prince héritier.
Demain
‘’ La louve de France’’ ch. 3 ‘’un nouveau client pour
messer Tolomei’’
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire