samedi 25 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 3ème partie - ch 2 - retour à Neauphle 1


II
RETOUR À NEAUPHLE - 1

  Était-elle donc si petite, la maison de banque de Neauphle, et si basse l’église de l’autre côté du minuscule champ de foire, et si étroit le chemin montant qui tournait pour aller vers Cressay, Thoiry, Septeuil ? Le souvenir et la nostalgie agrandissent étrangement la réalité des choses. Neuf années écoulées ! Cette façade, ces arbres, ce clocher, venaient de rajeunir Guccio de neuf années ! Ou plutôt non ; de le vieillir, au contraire, de tout ce temps écoulé. 
  Guccio avait retrouvé instinctivement son geste de jadis pour s’incliner en passant la porte basse qui séparait les deux pièces de négoce du comptoir, au rezde-chaussée. Sa main avait cherché d’elle-même la corde d’appui, le long du madrier de chêne qui servait d’axe à l’escalier tournant, pour monter à son ancienne chambre. Ainsi, c’était là qu’il avait tant aimé, comme jamais avant, comme jamais depuis ! La pièce exiguë, collée sous les solives du toit, sentait la campagne et le passé. Comment un logis si resserré avait-il pu contenir un aussi grand amour ? Par la fenêtre, à peine une fenêtre, une lucarne plutôt, il apercevait un paysage inchangé. Les arbres étaient fleuris en ce début de mai, comme au temps de son départ, neuf ans plus tôt. Pourquoi les arbres en fleurs dispensent-ils toujours une si forte émotion ? Entre les branches des pêchers, roses et arrondies comme des bras, apparaissait le toit de l’écurie, cette écurie dont Guccio s’était enfui devant l’arrivée des frères Cressay ! Ah ! La belle peur qu’il avait eue cette nuit-là ! Il se retourna vers le miroir d’étain, toujours à la même place sur le coffre de chêne. 
  Chaque homme, au souvenir de ses faiblesses, se rassure à se regarder, oubliant que les signes d’énergie qu’il lit sur son visage ne font impression qu’à lui-même, et que c’est devant les autres qu’il fut faible ! Le métal poli aux reflets de grisaille renvoyait à Guccio le portrait d’un garçon de trente ans, brun, avec une ride assez profondément creusée entre les sourcils, et deux yeux sombres dont il n’était pas mécontent, car ces yeux là avaient vu déjà bien des paysages, la neige des montagnes, les vagues de deux mers, et allumé le désir dans le cœur des femmes, et soutenu le regard des princes et des rois. 
  … Guccio Baglioni, mon ami, que n’as-tu continué une carrière si bellement commencée ! Tu étais allé de Sienne à Paris, de Paris à Londres, de Londres à Naples, à Lyon, à Avignon ; tu portais messages pour les reines, trésors pour les prélats. Pendant deux grandes années tu as circulé ainsi, parmi les plus grands seigneurs de la terre, chargé de leurs intérêts ou de leurs secrets. Et tu avais à peine vingt ans ! Tout te réussissait. Il n’est que de voir les attentions dont on t’entoure à présent, au retour de neuf années d’absence, pour juger des souvenirs que tu as laissés. Le Saint-Père lui-même te le prouve. Aussitôt qu’il te sait de retour en Avignon pour un banal recouvrement de créance, lui, le souverain pontife, du haut du trône de saint Pierre et submergé par tant de tâches, il demande à te voir, il s’intéresse à ton sort, à ta fortune, il a la mémoire de se rappeler que tu as eu un enfant jadis, il s’inquiète de te savoir privé de cet enfant, il consacre à te conseiller quelques-unes de ses précieuses minutes… « … Un fils doit être élevé par son père », te dit-il ; et il te fait délivrer sauf-conduit de messager papal, le meilleur qui soit. … Et Bouville ! Bouville que tu viens trouver, porteur de la bénédiction du pape Jean, et qui te traite ainsi qu’ami depuis longtemps attendu, et qui a de grosses larmes dans les yeux en te voyant, et qui te délègue un de ses propres sergents d’armes pour t’accompagner dans ta démarche, et te remet une lettre, cachetée de son sceau, adressée aux frères Cressay, afin qu’on te laisse voir ton enfant !
  … Ainsi, les plus hauts personnages s’occupaient de Guccio, sans aucun motif intéressé, pensait celui-ci, simplement pour l’amitié qu’inspirait sa personne, pour l’agilité de son esprit, et sans doute pour une certaine façon de se conduire avec les grands de ce monde qui lui était un don de nature. Ah ! Que n’avait-il persévéré ! Il aurait pu devenir l’un de ces grands Lombards, puissants dans les États à l’égal des princes, comme Macci dei Macci, gardien actuel du Trésor royal de France, ou bien comme Frescobaldi d’Angleterre qui entrait, sans se faire annoncer, chez le chancelier de l’Échiquier. Était-il trop tard, après tout ? Bien au fond de lui-même, Guccio se sentait supérieur à son oncle, et capable d’une plus éclatante réussite. Car le bon oncle Spinello, à froidement juger, faisait un négoce assez courant. Capitaine général des Lombards de Paris, il l’était devenu à l’ancienneté. Il possédait du bon sens, certes, et de l’habileté, mais point un exceptionnel talent. Guccio considérait tout cela de façon impartiale, à présent que, passé l’âge des illusions, il se sentait un homme de raisonnement pondéré. 
  Oui, il avait eu tort autrefois. Or sa malheureuse aventure avec Marie de Cressay, il ne pouvait se le cacher, était la cause de ses renoncements. Car pendant de longs mois, sa pensée n’avait été occupée que de ce déplorable événement, tous ses actes commandés par la volonté de dissimuler cet échec. Ressentiment, déception, abattement, honte de revoir ses amis et ses protecteurs après un dénouement peu glorieux, rêves de revanche… Son temps s’était usé à cela tandis qu’il s’installait dans une nouvelle vie, à Sienne, où l’on ne savait de ses amours de France que ce qu’il voulait bien en dire lui-même. Ah ! elle ignorait, cette ingrate Marie, la grande destinée dont elle avait brisé le cours en refusant autrefois de fuir avec lui ! Que de fois, en Italie, il y avait amèrement songé. Mais maintenant, il allait se venger… 
  Et si Marie, soudain, lui déclarait qu’elle l’aimait toujours, qu’elle l’avait attendu sans faiblesse et qu’un affreux malentendu avait été la seule cause de leur séparation ? Oui, si cela était ? Guccio savait qu’en ce cas il ne résisterait point, qu’il oublierait ses griefs aussitôt qu’exprimés, et qu’il emmènerait sans doute Marie de Cressay à Sienne, dans le palais familial, pour présenter sa belle épouse à ses concitoyens. Et pour montrer à Marie cette ville neuve, moins grande que Paris ou que Londres, certes, mais qui l’emportait en magnificence architecturale, avec son Municipio édifié depuis peu et dont Simone Martini terminait actuellement les fresques intérieures, avec sa cathédrale noire et blanche qui serait la plus belle de Toscane, une fois sa façade achevée. Ah ! le plaisir de partager ce que l’on aime avec une femme aimée ! Et que faisait-il à rêver devant un miroir d’étain, au lieu de courir à Cressay et de profiter de l’émotion de la surprise ?    
  Et puis il réfléchit. Les amertumes pendant neuf ans remâchées ne pouvaient pas s’oublier d’un coup, ni la peur non plus qui l’avait chassé, un matin, de ce jardin même. Les cris furieux des deux frères Cressay qui voulaient lui rompre l’échine… Sans un bon cheval, il était mort. Mieux valait envoyer le sergent d’armes, avec la lettre du comte de Bouville ; la démarche aurait plus de poids. Mais Marie, après neuf ans, était-elle toujours aussi belle ? Serait-il toujours aussi fier de se montrer à son bras ? Guccio pensait avoir atteint l’âge où l’on se conduit par la raison. Or, si une ride s’enfonçait entre les sourcils, il était toujours le même homme, le même mélange d’astuce et de naïveté, d’orgueil et de songes. Tant il est vrai que les années changent peu notre nature et qu’il n’est pas d’âge pour nous délivrer des erreurs. Les cheveux blanchissent plus vite que les faiblesses. On rêve d’un événement pendant neuf années ; on l’espère et on le redoute, on prie la Vierge chaque nuit qu’il s’accomplisse et l’on prie Dieu chaque jour de l’empêcher ; on s’est préparé, soir après soir, matin après matin, à ce que l’on dira s’il se produit ; on a murmuré toutes les réponses que l’on donnera à toutes les questions que l’on a imaginées ; on a prévu les cent, les mille façons dont cet événement pourrait survenir… il survient. On est désemparé. 
  Ainsi se trouve Marie de Cressay ce matin-là, parce que sa servante, qui fut autrefois confidente de son bonheur et de son drame, est venue tout à l’heure lui chuchoter à l’oreille que Guccio Baglioni était de retour. Qu’on l’a vu arriver au village de Neauphle. Qu’il semble avoir train de seigneur. Que des sergents du roi lui servent d’escorte. Qu’il doit être messager du pape… Les gamins sur la place ont regardé, bouche bée, le harnais de cuir jaune brodé des clés de saint Pierre. À cause de ce harnais, cadeau du pape au neveu de ses banquiers, toutes les cervelles du village se sont mises à travailler. Et la servante est là, essoufflée, les yeux brillants d’émoi au-dessus de ses joues rouges, et Marie de Cressay ne sait ce qu’elle doit ni va faire. Elle dit : 
  — Ma robe ! Cela lui est venu tout seul, sans y réfléchir, et la servante a aussitôt compris, parce que Marie a peu de robes, et qu’elle n’en peut demander d’autre que celle-là qui fut cousue naguère dans le beau tissu de soie donné par Guccio, celle qu’on sort du coffre chaque semaine, qu’on brosse avec soin, qu’on défroisse, qu’on aère, devant laquelle on pleure parfois, et qu’on ne revêt jamais. Guccio peut apparaître d’un moment à l’autre. 
  La servante l’a-t-elle aperçu ? Non. Elle ne rapporte que des nouvelles qui couraient de seuil en seuil… Peut-être est-il déjà en chemin ! Si seulement Marie avait une pleine journée pour se préparer à cette arrivée ! Elle a attendu neuf années, et cela revient à n’avoir qu’un seul instant ! Qu’importe que l’eau soit froide dont elle s’asperge la gorge, le ventre, les bras, devant la servante qui se détourne, surprise de l’impudeur subite de sa maîtresse, et puis coule un regard vers ce beau corps dont c’est pitié vraiment qu’il soit sans homme depuis si longtemps, et qu’elle se met à jalouser un peu en voyant comme il est demeuré plein, et ferme, et pareil à une belle plante sous le soleil. Pourtant les seins sont plus lourds qu’autrefois et s’affaissent légèrement sur la poitrine ; les cuisses ne sont plus aussi lisses, le ventre est marqué de quelques petites stries laissées parla maternité. Allons ! Le corps des filles nobles s’abîme aussi, moins que le corps des servantes, certes, mais il s’abîme quand même, et c’est justice de Dieu, qui fait toutes les créatures pareilles. 
  Marie a du mal à entrer dans la robe. L’étoffe a-t-elle rétréci d’être restée si longtemps sans usage, ou bien est-ce Marie qui a grossi ? On dirait plutôt que la forme de son corps s’est modifiée, comme si les contours, les rondeurs n’étaient plus à la même place. Elle a changé. Elle sait bien aussi que le duvet blond est plus fourni sur sa lèvre, que les taches de rousseur dues à l’air des champs se sont incrustées plus largement sur son visage. Ses cheveux, cette brassée de cheveux dorés dont il faut en hâte retisser les tresses, n’ont plus leur souplesse lumineuse d’antan. Et voici que Marie se retrouve dans sa robe de fête qui la gêne aux entournures ; et ses mains rougies par les travaux de la maison sortent des manches de soie verte. Qu’a-t-elle fait de toutes ces années qui maintenant ne semblent plus qu’un soupir du temps ? Elle a vécu de se souvenir. Elle s’est nourrie quotidiennement de ses quelques mois d’amour et de bonheur, comme d’une provision trop rapidement engrangée. Elle a écrasé chaque instant de ce passé au moulin de la mémoire. Elle a revu mille fois le jeune Lombard arrivant pour réclamer sa créance et chassant le méchant prévôt. Mille fois elle a reçu son premier regard, refait leur première promenade. Elle a mille fois répété son vœu dans le silence et l’ombre nocturne de la chapelle, devant le moine inconnu. Mille fois elle a découvert sa grossesse. Mille fois elle a été arrachée par violence au couvent des filles du faubourg Saint-Marcel et conduite en litière fermée, tenant son nourrisson serré contre sa poitrine, à Vincennes, au château des rois. Mille fois on a devant elle revêtu son enfant des langes royaux, et on le lui a ramené mort, et elle en a encore le cœur poignardé. Et elle hait toujours la feue comtesse de Bouville, et elle l’espère en proie aux tourments infernaux. Mille fois, elle a juré sur les Évangiles de garder le petit roi de France, et de ne rien révéler des atroces secrets de la cour, même en confession, et de ne jamais revoir Guccio ; et mille fois elle s’est demandé : « Pourquoi est-ce à moi que cela est arrivé ? » 
  Elle l’a demandé au grand ciel bleu des jours d’août, aux nuits d’hiver passées à grelotter seule, entre des draps raides, aux aurores sans espérance. Pourquoi ? Elle l’a demandé aussi au linge compté pour la buanderie, aux sauces remuées sur le feu de la cuisine, aux viandes mises en saloir, au ruisseau qui court au pied du manoir et au bord duquel on cueille les joncs et les iris, les matins de procession. Elle a, par instants, haï Guccio, furieusement, pour le seul fait d’exister et d’avoir traversé sa vie comme le vent d’orage traverse une maison aux portes ouvertes ; et puis aussitôt elle s’est reproché cette pensée comme un blasphème. Elle s’est prise tour à tour pour une très grande pécheresse à laquelle le Tout-puissant a imposé cette perpétuelle expiation, pour une martyre, pour une sorte de sainte tout exprès désignée par les volontés divines à dessein de sauver la couronne de France, la descendance de Saint Louis, tout le royaume, en la personne de ce petit enfant à elle confié… 
  C’est de cette façon qu’on peut devenir folle, lentement, sans que les autres autour de vous s’en aperçoivent. Des nouvelles du seul homme qu’elle ait aimé, des nouvelles de son époux auquel personne ne reconnaît ce titre, elle n’en a eu que de loin en loin, par quelques paroles du commis de la banque à la servante. Guccio était vivant. C’était tout ce qu’elle savait. Comme elle a souffert de l’imaginer, d’être impuissante à l’imaginer plutôt, en un pays lointain, une ville étrangère, parmi des parents, d’elle inconnus, auprès d’autres femmes sûrement, d’une autre épouse peut-être… 
  Et voilà que Guccio est à un quart de lieue ! Mais est-ce vraiment pour elle qu’il est revenu ? Ou simplement pour régler quelque affaire du comptoir ? Ne serait-ce pas le plus affreux qu’il fût si proche et que ce ne fût pas pour elle ? Et pourrait-elle lui en faire reproche, puisqu’elle a refusé de le voir, voici neuf ans, elle-même lui a si durement signifié de ne plus jamais l’approcher, et sans pouvoir lui révéler la raison de cette cruauté ! Et soudain elle s’écrie : 
  — L’enfant ! Car Guccio va vouloir connaître ce petit garçon qu’il croit le sien ! Ne serait-ce pas pour cela qu’il a reparu ? Jeannot est là, dans le pré qu’on aperçoit par la fenêtre, le long de la Mauldre, ce ruisseau bordé d’iris jaunes et trop peu profond pour qu’on s’y noie, jouant avec le dernier fils du palefrenier, les deux garçons du charron et la fille du meunier ronde comme une boule. Il a de la boue sur les genoux, sur le visage et jusque dans l’épi de cheveux blonds qui se tord sur son front. Il crie fort. Il a des mollets fermes et roses, celui qu’on croit un petit bâtard, un enfant du péché, et qu’on traite comme tel ! Mais comment ne s’aperçoivent-ils pas tous, les frères de Marie, les paysans du domaine, les gens de Neauphle, que Jeannot n’a rien de la blondeur dorée, presque rousse, de sa mère, et moins encore de la noirceur profonde, du teint couleur d’épices, de Guccio ? Comment ne voit-on pas qu’il est un vrai petit capétien, qu’il en a le visage large, les yeux bleu pâle, un peu trop écartés, le menton qui deviendra fort, la blondeur de paille ? Le roi Philippe le Bel était son grand-père. C’est miracle que les gens aient le regard si peu ouvert et ne reconnaissent dans les choses et les êtres que l’idée qu’ils s’en font ! 
  Quand Marie a demandé à ses frères d’envoyer Jeannot chez les moines Augustins d’un couvent voisin afin qu’il y apprenne à lire et écrire, ils ont haussé les épaules. 
  — Nous savons lire un peu et cela ne nous sert guère ; nous ne savons pas écrire, et cela ne nous servirait de rien, a répondu Jean de Cressay. Pourquoi veux-tu que Jeannot ait besoin d’en apprendre plus long que nous ? C’est bon pour les clercs d’étudier, et tu ne peux même point le faire clerc puisqu’il est bâtard ! 
  Dans le pré aux iris, l’enfant suit en rechignant la servante qui est venue le chercher. Il jouait au chevalier, la gaule en main, et était au moment d’enfoncer les défenses de l’appentis où des méchants retenaient prisonnière la fille du meunier. Mais voici justement que les frères de Marie rentrent d’inspecter leurs champs. Ils sont poudreux, sentent la sueur de cheval et ont les ongles noirs. Jean, l’aîné, est déjà pareil à ce que fut leur père ; il a l’estomac lourd par-dessus la ceinture, la barbe broussailleuse, et les deux crocs lui manquent parmi ses dents gâtées. Il attend une guerre pour se révéler ; et chaque fois que devant lui on parle de l’Angleterre, il crie que le roi n’a qu’à lever l’ost et que la chevalerie saura bien montrer ce dont elle est capable. Il n’est point chevalier, du reste ; mais il pourrait le devenir à la faveur d’une campagne. Il n’a connu des armées que l’ost boueux de Louis Hutin, et l’on n’a pas fait appel à lui pour l’expédition d’Aquitaine. Il a nourri un moment d’espoir lors des intentions de croisade de Monseigneur Charles de Valois ; et puis Monseigneur Charles est mort. Ah ! que ce baron-là eût fait un bon roi ! 
  Pierre de Cressay, le cadet, est resté plus mince et plus pâle, mais ne soigne guère davantage sa mise. Sa vie est un mélange d’indifférence et de routine. Ni Jean ni Pierre ne s’est marié. Leur sœur veille au ménage, depuis la mort de leur mère, dame Eliabel ; ils ont ainsi quelqu’un pour assurer leur cuisine, réparer leur gros linge ; et contre Marie ils peuvent s’emporter à l’occasion, plus aisément qu’ils n’oseraient le faire envers une épouse. Si leurs chausses sont déchirées, il leur est toujours loisible de tenir Marie pour responsable de ce qu’ils n’ont pas trouvé femme à leur convenance, à cause du déshonneur par elle jeté sur la famille. À cela près, ils vivent dans une aisance limitée grâce à la pension que le comte de Bouville fait régulièrement servir à la jeune femme sous le prétexte qu’elle fut nourrice royale, et grâce aussi aux cadeaux en nature que le banquier Tolomei continue d’envoyer à celui qu’il croit son petit-neveu. Le péché de Marie a donc pour les deux frères été de quelque avantage. 
  Pierre connaît à Montfort-l’Amaury une bourgeoise veuve qu’il va visiter de temps à autre, et ces jours-là, il fait toilette avec un air coupable. Jean préfère ne chasser qu’en ses labours, et se sent seigneur à peu de frais parce que quelques gamins, dans les hameaux voisins, ont déjà sa tournure. Mais ce qui est honneur pour un garçon de noblesse est déshonneur pour une fille noble ; cela se sait, il n’y a pas à y revenir. Les voilà tous deux bien surpris, Jean et Pierre, de voir leur sœur atournée de sa robe de soie, et Jeannot trépignant, parce qu’on le débarbouille. Est-ce donc jour de fête, dont la mémoire leur a manqué ? 
  — Guccio est à Neauphle, dit Marie. Et elle recule, parce que Jean serait bien capable de lui envoyer un soufflet. 
  Mais non, Jean se tait ; il regarde Marie. Et Pierre de même, les bras ballants. Ils n’ont pas la cervelle modelée pour l’imprévu. Guccio est revenu. La nouvelle est de taille et il leur faut quelques minutes pour s’en pénétrer. Quels problèmes cela va-t-il leur poser ?… Ils aimaient bien Guccio, ils sont forcés d’en convenir, lorsqu’il était compagnon de leurs chasses, qu’il leur apportait des faucons de Milan ; ils ne voyaient pas que le gaillard faisait l’amour à leur sœur, presque sous leur nez. Puis ils ont voulu le tuer quand dame Eliabel a découvert le péché au ventre de sa fille. Puis ils ont regretté leur violence après qu’ils eurent visité le banquier Tolomei en son hôtel de Paris, et compris, mais trop tard, qu’ils eussent mieux préservé leur honneur à laisser leur sœur s’éloigner mariée à un Lombard qu’à la garder mère d’un enfant sans père. Ils n’ont guère longtemps à s’interroger car le sergent d’armes à la livrée du comte de Bouville, trottant un grand cheval bai et portant cotte de drap bleu dentelée autour des fesses, entre dans la cour du manoir qui se peuple aussitôt de visages ébaubis. Les paysans mettent le bonnet à la main ; des têtes d’enfants surgissent des portes entrebâillées ; les femmes s’essuient les mains à leur tablier. 
  Le sergent vient délivrer deux messages au sire Jean, l’un de Guccio, l’autre du comte de Bouville lui-même. Jean de Cressay a pris la mine importante et hautaine de l’homme qui reçoit une lettre ; il a froncé le sourcil, avancé les lèvres en lippe à travers sa barbe et ordonné d’une voix forte qu’on fasse boire et manger le messager, comme si celui-ci venait de fournir quinze lieues. Puis il se retire auprès de son frère, pour lire. Ils ne sont pas trop de deux ; il leur faut même appeler Marie qui sait mieux déchiffrer les signes d’écriture. Et Marie se met à trembler, trembler, trembler.

 Demain "La louve de France" 3ème partie ch. 2 "Retour à Neauphle" 2 

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