II
RETOUR
À NEAUPHLE - 1
Était-elle
donc si petite, la maison de banque de Neauphle, et si basse l’église
de l’autre côté du minuscule champ de foire, et si étroit le
chemin montant qui tournait pour aller vers Cressay, Thoiry, Septeuil
? Le souvenir et la nostalgie agrandissent étrangement la réalité
des choses. Neuf années écoulées ! Cette façade, ces arbres, ce
clocher, venaient de rajeunir Guccio de neuf années ! Ou plutôt non
; de le vieillir, au contraire, de tout ce temps écoulé.
Guccio
avait retrouvé instinctivement son geste de jadis pour s’incliner
en passant la porte basse qui séparait les deux pièces de négoce
du comptoir, au rezde-chaussée. Sa main avait cherché d’elle-même
la corde d’appui, le long du madrier de chêne qui servait d’axe
à l’escalier tournant, pour monter à son ancienne chambre. Ainsi,
c’était là qu’il avait tant aimé, comme jamais avant, comme
jamais depuis ! La pièce exiguë, collée sous les solives du toit,
sentait la campagne et le passé. Comment un logis si resserré
avait-il pu contenir un aussi grand amour ? Par la fenêtre, à peine
une fenêtre, une lucarne plutôt, il apercevait un paysage inchangé.
Les arbres étaient fleuris en ce début de mai, comme au temps de
son départ, neuf ans plus tôt. Pourquoi les arbres en fleurs
dispensent-ils toujours une si forte émotion ? Entre les branches
des pêchers, roses et arrondies comme des bras, apparaissait le toit
de l’écurie, cette écurie dont Guccio s’était enfui devant
l’arrivée des frères Cressay ! Ah ! La belle peur qu’il avait
eue cette nuit-là ! Il se retourna vers le miroir d’étain,
toujours à la même place sur le coffre de chêne.
Chaque homme, au
souvenir de ses faiblesses, se rassure à se regarder, oubliant que
les signes d’énergie qu’il lit sur son visage ne font impression
qu’à lui-même, et que c’est devant les autres qu’il fut
faible ! Le métal poli aux reflets de grisaille renvoyait à Guccio
le portrait d’un garçon de trente ans, brun, avec une ride assez
profondément creusée entre les sourcils, et deux yeux sombres dont
il n’était pas mécontent, car ces yeux là avaient vu déjà bien
des paysages, la neige des montagnes, les vagues de deux mers, et
allumé le désir dans le cœur des femmes, et soutenu le regard des
princes et des rois.
… Guccio Baglioni, mon ami, que n’as-tu
continué une carrière si bellement commencée ! Tu étais allé de
Sienne à Paris, de Paris à Londres, de Londres à Naples, à Lyon,
à Avignon ; tu portais messages pour les reines, trésors pour les
prélats. Pendant deux grandes années tu as circulé ainsi, parmi
les plus grands seigneurs de la terre, chargé de leurs intérêts ou
de leurs secrets. Et tu avais à peine vingt ans ! Tout te
réussissait. Il n’est que de voir les attentions dont on t’entoure
à présent, au retour de neuf années d’absence, pour juger des
souvenirs que tu as laissés. Le Saint-Père lui-même te le prouve.
Aussitôt qu’il te sait de retour en Avignon pour un banal
recouvrement de créance, lui, le souverain pontife, du haut du trône
de saint Pierre et submergé par tant de tâches, il demande à te
voir, il s’intéresse à ton sort, à ta fortune, il a la mémoire
de se rappeler que tu as eu un enfant jadis, il s’inquiète de te
savoir privé de cet enfant, il consacre à te conseiller
quelques-unes de ses précieuses minutes… « … Un fils doit être
élevé par son père », te dit-il ; et il te fait délivrer
sauf-conduit de messager papal, le meilleur qui soit. … Et Bouville
! Bouville que tu viens trouver, porteur de la bénédiction du pape
Jean, et qui te traite ainsi qu’ami depuis longtemps attendu, et
qui a de grosses larmes dans les yeux en te voyant, et qui te délègue
un de ses propres sergents d’armes pour t’accompagner dans ta
démarche, et te remet une lettre, cachetée de son sceau, adressée
aux frères Cressay, afin qu’on te laisse voir ton enfant !
…
Ainsi, les plus hauts personnages s’occupaient de Guccio, sans
aucun motif intéressé, pensait celui-ci, simplement pour l’amitié
qu’inspirait sa personne, pour l’agilité de son esprit, et sans
doute pour une certaine façon de se conduire avec les grands de ce
monde qui lui était un don de nature. Ah ! Que n’avait-il
persévéré ! Il aurait pu devenir l’un de ces grands Lombards,
puissants dans les États à l’égal des princes, comme Macci dei
Macci, gardien actuel du Trésor royal de France, ou bien comme
Frescobaldi d’Angleterre qui entrait, sans se faire annoncer, chez
le chancelier de l’Échiquier. Était-il trop tard, après tout ?
Bien au fond de lui-même, Guccio se sentait supérieur à son oncle,
et capable d’une plus éclatante réussite. Car le bon oncle
Spinello, à froidement juger, faisait un négoce assez courant.
Capitaine général des Lombards de Paris, il l’était devenu à
l’ancienneté. Il possédait du bon sens, certes, et de l’habileté,
mais point un exceptionnel talent. Guccio considérait tout cela de
façon impartiale, à présent que, passé l’âge des illusions, il
se sentait un homme de raisonnement pondéré.
Oui, il avait eu tort
autrefois. Or sa malheureuse aventure avec Marie de Cressay, il ne
pouvait se le cacher, était la cause de ses renoncements. Car
pendant de longs mois, sa pensée n’avait été occupée que de ce
déplorable événement, tous ses actes commandés par la volonté de
dissimuler cet échec. Ressentiment, déception, abattement, honte de
revoir ses amis et ses protecteurs après un dénouement peu
glorieux, rêves de revanche… Son temps s’était usé à cela
tandis qu’il s’installait dans une nouvelle vie, à Sienne, où
l’on ne savait de ses amours de France que ce qu’il voulait bien
en dire lui-même. Ah ! elle ignorait, cette ingrate Marie, la grande
destinée dont elle avait brisé le cours en refusant autrefois de
fuir avec lui ! Que de fois, en Italie, il y avait amèrement songé.
Mais maintenant, il allait se venger…
Et si Marie, soudain, lui
déclarait qu’elle l’aimait toujours, qu’elle l’avait attendu
sans faiblesse et qu’un affreux malentendu avait été la seule
cause de leur séparation ? Oui, si cela était ? Guccio savait qu’en
ce cas il ne résisterait point, qu’il oublierait ses griefs
aussitôt qu’exprimés, et qu’il emmènerait sans doute Marie de
Cressay à Sienne, dans le palais familial, pour présenter sa belle
épouse à ses concitoyens. Et pour montrer à Marie cette ville
neuve, moins grande que Paris ou que Londres, certes, mais qui
l’emportait en magnificence architecturale, avec son Municipio
édifié depuis peu et dont Simone Martini terminait actuellement les
fresques intérieures, avec sa cathédrale noire et blanche qui
serait la plus belle de Toscane, une fois sa façade achevée. Ah !
le plaisir de partager ce que l’on aime avec une femme aimée ! Et
que faisait-il à rêver devant un miroir d’étain, au lieu de
courir à Cressay et de profiter de l’émotion de la surprise ?
Et
puis il réfléchit. Les amertumes pendant neuf ans remâchées ne
pouvaient pas s’oublier d’un coup, ni la peur non plus qui
l’avait chassé, un matin, de ce jardin même. Les cris furieux des
deux frères Cressay qui voulaient lui rompre l’échine… Sans un
bon cheval, il était mort. Mieux valait envoyer le sergent d’armes,
avec la lettre du comte de Bouville ; la démarche aurait plus de
poids. Mais Marie, après neuf ans, était-elle toujours aussi belle
? Serait-il toujours aussi fier de se montrer à son bras ? Guccio
pensait avoir atteint l’âge où l’on se conduit par la raison.
Or, si une ride s’enfonçait entre les sourcils, il était toujours
le même homme, le même mélange d’astuce et de naïveté,
d’orgueil et de songes. Tant il est vrai que les années changent
peu notre nature et qu’il n’est pas d’âge pour nous délivrer
des erreurs. Les cheveux blanchissent plus vite que les faiblesses.
On rêve d’un événement pendant neuf années ; on l’espère et
on le redoute, on prie la Vierge chaque nuit qu’il s’accomplisse
et l’on prie Dieu chaque jour de l’empêcher ; on s’est
préparé, soir après soir, matin après matin, à ce que l’on
dira s’il se produit ; on a murmuré toutes les réponses que l’on
donnera à toutes les questions que l’on a imaginées ; on a prévu
les cent, les mille façons dont cet événement pourrait survenir…
il survient. On est désemparé.
Ainsi se trouve Marie de Cressay ce
matin-là, parce que sa servante, qui fut autrefois confidente de son
bonheur et de son drame, est venue tout à l’heure lui chuchoter à
l’oreille que Guccio Baglioni était de retour. Qu’on l’a vu
arriver au village de Neauphle. Qu’il semble avoir train de
seigneur. Que des sergents du roi lui servent d’escorte. Qu’il
doit être messager du pape… Les gamins sur la place ont regardé,
bouche bée, le harnais de cuir jaune brodé des clés de saint
Pierre. À cause de ce harnais, cadeau du pape au neveu de ses
banquiers, toutes les cervelles du village se sont mises à
travailler. Et la servante est là, essoufflée, les yeux brillants
d’émoi au-dessus de ses joues rouges, et Marie de Cressay ne sait
ce qu’elle doit ni va faire. Elle dit :
— Ma robe ! Cela lui est
venu tout seul, sans y réfléchir, et la servante a aussitôt
compris, parce que Marie a peu de robes, et qu’elle n’en peut
demander d’autre que celle-là qui fut cousue naguère dans le beau
tissu de soie donné par Guccio, celle qu’on sort du coffre chaque
semaine, qu’on brosse avec soin, qu’on défroisse, qu’on aère,
devant laquelle on pleure parfois, et qu’on ne revêt jamais.
Guccio peut apparaître d’un moment à l’autre.
La servante
l’a-t-elle aperçu ? Non. Elle ne rapporte que des nouvelles qui
couraient de seuil en seuil… Peut-être est-il déjà en chemin ! Si
seulement Marie avait une pleine journée pour se préparer à cette
arrivée ! Elle a attendu neuf années, et cela revient à n’avoir
qu’un seul instant ! Qu’importe que l’eau soit froide dont elle
s’asperge la gorge, le ventre, les bras, devant la servante qui se
détourne, surprise de l’impudeur subite de sa maîtresse, et puis
coule un regard vers ce beau corps dont c’est pitié vraiment qu’il
soit sans homme depuis si longtemps, et qu’elle se met à jalouser
un peu en voyant comme il est demeuré plein, et ferme, et pareil à
une belle plante sous le soleil. Pourtant les seins sont plus lourds
qu’autrefois et s’affaissent légèrement sur la poitrine ; les
cuisses ne sont plus aussi lisses, le ventre est marqué de quelques
petites stries laissées parla maternité. Allons ! Le corps des
filles nobles s’abîme aussi, moins que le corps des servantes,
certes, mais il s’abîme quand même, et c’est justice de Dieu,
qui fait toutes les créatures pareilles.
Marie a du mal à entrer
dans la robe. L’étoffe a-t-elle rétréci d’être restée si
longtemps sans usage, ou bien est-ce Marie qui a grossi ? On dirait
plutôt que la forme de son corps s’est modifiée, comme si les
contours, les rondeurs n’étaient plus à la même place. Elle a
changé. Elle sait bien aussi que le duvet blond est plus fourni sur
sa lèvre, que les taches de rousseur dues à l’air des champs se
sont incrustées plus largement sur son visage. Ses cheveux, cette
brassée de cheveux dorés dont il faut en hâte retisser les
tresses, n’ont plus leur souplesse lumineuse d’antan. Et voici
que Marie se retrouve dans sa robe de fête qui la gêne aux
entournures ; et ses mains rougies par les travaux de la maison
sortent des manches de soie verte. Qu’a-t-elle fait de toutes ces
années qui maintenant ne semblent plus qu’un soupir du temps ?
Elle a vécu de se souvenir. Elle s’est nourrie quotidiennement de
ses quelques mois d’amour et de bonheur, comme d’une provision
trop rapidement engrangée. Elle a écrasé chaque instant de ce
passé au moulin de la mémoire. Elle a revu mille fois le jeune
Lombard arrivant pour réclamer sa créance et chassant le méchant
prévôt. Mille fois elle a reçu son premier regard, refait leur
première promenade. Elle a mille fois répété son vœu dans le
silence et l’ombre nocturne de la chapelle, devant le moine
inconnu. Mille fois elle a découvert sa grossesse. Mille fois elle a
été arrachée par violence au couvent des filles du faubourg
Saint-Marcel et conduite en litière fermée, tenant son nourrisson
serré contre sa poitrine, à Vincennes, au château des rois. Mille
fois on a devant elle revêtu son enfant des langes royaux, et on le
lui a ramené mort, et elle en a encore le cœur poignardé. Et elle
hait toujours la feue comtesse de Bouville, et elle l’espère en
proie aux tourments infernaux. Mille fois, elle a juré sur les
Évangiles de garder le petit roi de France, et de ne rien révéler
des atroces secrets de la cour, même en confession, et de ne jamais
revoir Guccio ; et mille fois elle s’est demandé : « Pourquoi
est-ce à moi que cela est arrivé ? »
Elle l’a demandé au grand
ciel bleu des jours d’août, aux nuits d’hiver passées à
grelotter seule, entre des draps raides, aux aurores sans espérance.
Pourquoi ? Elle l’a demandé aussi au linge compté pour la
buanderie, aux sauces remuées sur le feu de la cuisine, aux viandes
mises en saloir, au ruisseau qui court au pied du manoir et au bord
duquel on cueille les joncs et les iris, les matins de procession.
Elle a, par instants, haï Guccio, furieusement, pour le seul fait
d’exister et d’avoir traversé sa vie comme le vent d’orage
traverse une maison aux portes ouvertes ; et puis aussitôt elle
s’est reproché cette pensée comme un blasphème. Elle s’est
prise tour à tour pour une très grande pécheresse à laquelle le
Tout-puissant a imposé cette perpétuelle expiation, pour une
martyre, pour une sorte de sainte tout exprès désignée par les
volontés divines à dessein de sauver la couronne de France, la
descendance de Saint Louis, tout le royaume, en la personne de ce
petit enfant à elle confié…
C’est de cette façon qu’on peut
devenir folle, lentement, sans que les autres autour de vous s’en
aperçoivent. Des nouvelles du seul homme qu’elle ait aimé, des
nouvelles de son époux auquel personne ne reconnaît ce titre, elle
n’en a eu que de loin en loin, par quelques paroles du commis de la
banque à la servante. Guccio était vivant. C’était tout ce
qu’elle savait. Comme elle a souffert de l’imaginer, d’être
impuissante à l’imaginer plutôt, en un pays lointain, une ville
étrangère, parmi des parents, d’elle inconnus, auprès d’autres
femmes sûrement, d’une autre épouse peut-être…
Et voilà que
Guccio est à un quart de lieue ! Mais est-ce vraiment pour elle
qu’il est revenu ? Ou simplement pour régler quelque affaire du
comptoir ? Ne serait-ce pas le plus affreux qu’il fût si proche et
que ce ne fût pas pour elle ? Et pourrait-elle lui en faire
reproche, puisqu’elle a refusé de le voir, voici neuf ans,
elle-même lui a si durement signifié de ne plus jamais l’approcher,
et sans pouvoir lui révéler la raison de cette cruauté ! Et
soudain elle s’écrie :
— L’enfant ! Car Guccio va vouloir
connaître ce petit garçon qu’il croit le sien ! Ne serait-ce pas
pour cela qu’il a reparu ? Jeannot est là, dans le pré qu’on
aperçoit par la fenêtre, le long de la Mauldre, ce ruisseau bordé
d’iris jaunes et trop peu profond pour qu’on s’y noie, jouant
avec le dernier fils du palefrenier, les deux garçons du charron et
la fille du meunier ronde comme une boule. Il a de la boue sur les
genoux, sur le visage et jusque dans l’épi de cheveux blonds qui
se tord sur son front. Il crie fort. Il a des mollets fermes et
roses, celui qu’on croit un petit bâtard, un enfant du péché, et
qu’on traite comme tel ! Mais comment ne s’aperçoivent-ils pas
tous, les frères de Marie, les paysans du domaine, les gens de
Neauphle, que Jeannot n’a rien de la blondeur dorée, presque
rousse, de sa mère, et moins encore de la noirceur profonde, du
teint couleur d’épices, de Guccio ? Comment ne voit-on pas qu’il
est un vrai petit capétien, qu’il en a le visage large, les yeux
bleu pâle, un peu trop écartés, le menton qui deviendra fort, la
blondeur de paille ? Le roi Philippe le Bel était son grand-père.
C’est miracle que les gens aient le regard si peu ouvert et ne
reconnaissent dans les choses et les êtres que l’idée qu’ils
s’en font !
Quand Marie a demandé à ses frères d’envoyer
Jeannot chez les moines Augustins d’un couvent voisin afin qu’il
y apprenne à lire et écrire, ils ont haussé les épaules.
— Nous
savons lire un peu et cela ne nous sert guère ; nous ne savons pas
écrire, et cela ne nous servirait de rien, a répondu Jean de
Cressay. Pourquoi veux-tu que Jeannot ait besoin d’en apprendre
plus long que nous ? C’est bon pour les clercs d’étudier, et tu
ne peux même point le faire clerc puisqu’il est bâtard !
Dans le
pré aux iris, l’enfant suit en rechignant la servante qui est
venue le chercher. Il jouait au chevalier, la gaule en main, et était
au moment d’enfoncer les défenses de l’appentis où des méchants
retenaient prisonnière la fille du meunier. Mais voici justement que
les frères de Marie rentrent d’inspecter leurs champs. Ils sont
poudreux, sentent la sueur de cheval et ont les ongles noirs. Jean,
l’aîné, est déjà pareil à ce que fut leur père ; il a
l’estomac lourd par-dessus la ceinture, la barbe broussailleuse, et
les deux crocs lui manquent parmi ses dents gâtées. Il attend une
guerre pour se révéler ; et chaque fois que devant lui on parle de
l’Angleterre, il crie que le roi n’a qu’à lever l’ost et que
la chevalerie saura bien montrer ce dont elle est capable. Il n’est
point chevalier, du reste ; mais il pourrait le devenir à la faveur
d’une campagne. Il n’a connu des armées que l’ost boueux de
Louis Hutin, et l’on n’a pas fait appel à lui pour l’expédition
d’Aquitaine. Il a nourri un moment d’espoir lors des intentions
de croisade de Monseigneur Charles de Valois ; et puis Monseigneur
Charles est mort. Ah ! que ce baron-là eût fait un bon roi !
Pierre
de Cressay, le cadet, est resté plus mince et plus pâle, mais ne
soigne guère davantage sa mise. Sa vie est un mélange
d’indifférence et de routine. Ni Jean ni Pierre ne s’est marié.
Leur sœur veille au ménage, depuis la mort de leur mère, dame
Eliabel ; ils ont ainsi quelqu’un pour assurer leur cuisine,
réparer leur gros linge ; et contre Marie ils peuvent s’emporter à
l’occasion, plus aisément qu’ils n’oseraient le faire envers
une épouse. Si leurs chausses sont déchirées, il leur est toujours
loisible de tenir Marie pour responsable de ce qu’ils n’ont pas
trouvé femme à leur convenance, à cause du déshonneur par elle
jeté sur la famille. À cela près, ils vivent dans une aisance
limitée grâce à la pension que le comte de Bouville fait
régulièrement servir à la jeune femme sous le prétexte qu’elle
fut nourrice royale, et grâce aussi aux cadeaux en nature que le
banquier Tolomei continue d’envoyer à celui qu’il croit son
petit-neveu. Le péché de Marie a donc pour les deux frères été
de quelque avantage.
Pierre connaît à Montfort-l’Amaury une
bourgeoise veuve qu’il va visiter de temps à autre, et ces
jours-là, il fait toilette avec un air coupable. Jean préfère ne
chasser qu’en ses labours, et se sent seigneur à peu de frais
parce que quelques gamins, dans les hameaux voisins, ont déjà sa
tournure. Mais ce qui est honneur pour un garçon de noblesse est
déshonneur pour une fille noble ; cela se sait, il n’y a pas à y
revenir. Les voilà tous deux bien surpris, Jean et Pierre, de voir
leur sœur atournée de sa robe de soie, et Jeannot trépignant,
parce qu’on le débarbouille. Est-ce donc jour de fête, dont la
mémoire leur a manqué ?
— Guccio est à Neauphle, dit Marie. Et
elle recule, parce que Jean serait bien capable de lui envoyer un
soufflet.
Mais non, Jean se tait ; il regarde Marie. Et Pierre de
même, les bras ballants. Ils n’ont pas la cervelle modelée pour
l’imprévu. Guccio est revenu. La nouvelle est de taille et il leur
faut quelques minutes pour s’en pénétrer. Quels problèmes cela
va-t-il leur poser ?… Ils aimaient bien Guccio, ils sont forcés
d’en convenir, lorsqu’il était compagnon de leurs chasses, qu’il
leur apportait des faucons de Milan ; ils ne voyaient pas que le
gaillard faisait l’amour à leur sœur, presque sous leur nez. Puis
ils ont voulu le tuer quand dame Eliabel a découvert le péché au
ventre de sa fille. Puis ils ont regretté leur violence après
qu’ils eurent visité le banquier Tolomei en son hôtel de Paris,
et compris, mais trop tard, qu’ils eussent mieux préservé leur
honneur à laisser leur sœur s’éloigner mariée à un Lombard
qu’à la garder mère d’un enfant sans père. Ils n’ont guère
longtemps à s’interroger car le sergent d’armes à la livrée du
comte de Bouville, trottant un grand cheval bai et portant cotte de
drap bleu dentelée autour des fesses, entre dans la cour du manoir
qui se peuple aussitôt de visages ébaubis. Les paysans mettent le
bonnet à la main ; des têtes d’enfants surgissent des portes
entrebâillées ; les femmes s’essuient les mains à leur tablier.
Le sergent vient délivrer deux messages au sire Jean, l’un de
Guccio, l’autre du comte de Bouville lui-même. Jean de Cressay a
pris la mine importante et hautaine de l’homme qui reçoit une
lettre ; il a froncé le sourcil, avancé les lèvres en lippe à
travers sa barbe et ordonné d’une voix forte qu’on fasse boire
et manger le messager, comme si celui-ci venait de fournir quinze
lieues. Puis il se retire auprès de son frère, pour lire. Ils ne
sont pas trop de deux ; il leur faut même appeler Marie qui sait
mieux déchiffrer les signes d’écriture. Et Marie se met à
trembler, trembler, trembler.
Demain "La louve de France" 3ème partie ch. 2 "Retour à Neauphle" 2
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