II
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à Neauphle - 2
—
Nous
n’y comprenons mie, messire. Notre sœur s’est soudain mise à
trembler, comme si Satan en propre personne avait surgi devant elle,
et elle a refusé tout net de même vous entrevoir. Aussitôt
ensuite, elle fut secouée de gros sanglots.
Ils étaient bien
embarrassés, les deux frères Cressay. Ils avaient fait brosser
leurs bottes, et Pierre avait revêtu la cotte qu’il ne mettait
d’ordinaire que pour aller visiter la veuve de Montfort. Dans la
seconde pièce du comptoir de Neauphle, devant un Guccio qui leur
opposait figure sombre et ne les avait même pas invités à
s’asseoir, ils se tenaient plutôt penauds, et l’esprit partagé
de sentiments contraires.
Au reçu des lettres, deux heures
auparavant, ils avaient cru pouvoir négocier comme une bonne affaire
le départ de leur sœur et la reconnaissance de son mariage. Mille
livres comptant, voilà ce qu’ils demanderaient. Un Lombard pouvait
bien débourser cela. Mais Marie avait mis en déroute leurs
espérances par son étrange attitude et son obstination à ne pas
revoir Guccio.
— Nous avons tâché à la raisonner, et bien contre
notre avantage ; car si elle venait à nous quitter elle nous
manquerait fort puisqu’elle tient tout notre ménage. Mais enfin,
nous comprenons bien que si, après tant d’années, vous revenez la
demander, c’est bien qu’elle est votre épouse véritable, quand
même le mariage s’est-il fait en secret. Et puis le temps s’est
écoulé…
C’était le barbu qui parlait et sa phrase
s’embrouillait un peu. Le cadet se contentait d’approuver de la
tête.
— Nous vous le disons tout franc, reprit Jean de Cressay,
nous avons commis une faute en vous faisant refus de notre sœur.
Mais cela n’est pas tant venu de nous que de notre mère… Dieu
l’ait en garde !… qui s’était fort butée. Chevalier se doit
de reconnaître ses torts, et si Marie notre sœur a passé outre
notre consentement, nous portons une part de la coulpe. Tout cela
devrait être effacé. Le temps est notre maître à tous. Or,
maintenant, c’est elle qui vous refuse ; et pourtant je jure Dieu
qu’elle n’a pas d’autre homme en tête, cela non ! Ainsi, je ne
comprends plus. Elle a la cervelle faite de curieuse façon, notre
sœur, n’est-il pas vrai, Pierre ?
Pierre de Cressay hocha le
front. Pour Guccio, c’était une belle revanche que d’avoir sous
ses yeux, repentants et la langue entortillée, ces deux garçons qui
jadis étaient arrivés, en pleine nuit, l’épieu en main, pour
l’occire, et l’avaient obligé à fuir la France. À présent,
ils ne souhaitaient rien tant que lui donner leur sœur ; pour un
peu, ils l’auraient supplié de brusquer les choses, de venir à
Cressay, d’imposer sa volonté et faire valoir ses droits d’époux.
Mais c’était mal connaître Guccio et son ombrageux orgueil. Des
deux benêts, il faisait peu de cas. Marie seule avait de
l’importance pour lui. Or Marie le repoussait alors qu’il était
là, tout proche d’elle, et qu’il arrivait si consentant à
oublier toutes les injures passées.
— Monseigneur de Bouville
devait bien penser qu’elle agirait ainsi, dit le barbu, puisqu’il
me mande dans sa lettre : « Si dame Marie, comme il est à croire,
refuse de voir le seigneur Guccio… »
Savez-vous quelle raison il
avait d’écrire cela ?
— Non, je ne sais vraiment, répondit
Guccio, mais il faut croire qu’elle en a dit bien long et bien
fermement sur mon compte, à messire de Bouville, pour qu’il ait vu
si clair !
— Et pourtant, elle n’a pas d’autre homme en tête,
répéta le barbu.
La colère commençait d’envahir Guccio. Ses
sourcils noirs se serraient sur la ride qui lui marquait le front.
Cette fois, vraiment, tout lui donnait droit d’agir sans scrupules.
Marie serait payée de sa cruauté par une cruauté pire.
— Et mon
fils ? demanda-t-il.
— Il est là. Nous l’avons amené.
Dans la
pièce voisine, l’enfant regardait le commis faire des comptes et
s’amusait à caresser les barbes d’une plume d’oie. Jean de
Cressay ouvrit la porte.
— Jeannot, approche, dit-il.
Guccio,
attentif à ce qui se passait en lui-même, se forçait un peu à
l’émotion. « Mon fils, je vais voir mon fils », se disait-il. En
vérité, il ne ressentait rien. Pourtant, que de fois il avait
espéré cet instant ! Mais il n’avait pas prévu ce petit pas
lourd, campagnard, qu’il entendait approcher. L’enfant entra. Il
portait des braies courtes et un sarrau de toile ; son épi rebelle
se tordait sur son front clair. Un vrai petit paysan ! Il y eut un
moment de gêne pour les trois hommes, gêne que l’enfant perçut
fort bien. Pierre le poussa vers Guccio.
— Jeannot, voici…
Il
fallait bien dire quelque chose, dire à Jeannot qui était Guccio ;
et l’on ne pouvait dire que la vérité.
— … voici ton père.
Guccio, sottement, attendait un élan, des bras ouverts, des larmes.
Le petit Jeannot leva vers lui des yeux bleus étonnés :
— Mais on
m’avait dit qu’il était mort ? dit-il.
Guccio en eut un choc ;
une grande fureur mauvaise s’éleva en lui.
— Mais non, mais non,
se hâta de couper Jean de Cressay. Il était en voyage et ne pouvait
envoyer de nouvelles. N’est-il pas vrai, ami Guccio ?
« De combien
de mensonges ne l’a-t-on pas abreuvé ! pensa Guccio. Patience,
patience… Lui dire que son père était mort, ah ! Les méchantes
gens ! Mais patience… » Pour meubler le silence, il dit :
—
Comme il est blond !
— Oui, tout à fait semblable à l’oncle
Pierre, le frère de notre défunt père, répondit Jean de Cressay.
— Jeannot, viens vers moi, viens, dit Guccio.
L’enfant obéit,
mais sa petite main rugueuse restait étrangère dans la main de
Guccio, et il s’essuya la joue après avoir été embrassé.
— Je
souhaiterais le garder quelques jours avec moi, reprit Guccio, afin
de pouvoir le conduire à mon oncle Tolomei, qui désire le
connaître.
Et ce disant, Guccio avait machinalement, comme Tolomei,
fermé l’œil gauche. Jeannot, la bouche entrouverte, le regardait.
Que d’oncles ! Autour de lui, on n’entendait parler que de cela.
— Moi, j’ai un oncle à Paris qui m’envoie des présents,
dit-il d’une voix claire.
— C’est justement celui-ci que nous
irons visiter. Si tes oncles n’y voient pas d’obstacles. Vous n’y
voyez pas d’obstacles ? demanda Guccio.
— Certes non, répondit
Jean de Cressay. Monseigneur de Bouville nous en prévient dans sa
lettre, et nous engage à ne point nous opposer…
Décidément les
Cressay ne bougeaient pas le doigt sans l’accord de Bouville ! Le
barbu pensait déjà aux cadeaux que le banquier ne manquerait pas de
faire à son petit-neveu. Il fallait s’attendre à une bourse d’or
qui serait particulièrement bienvenue, car justement, cette
année-là, la maladie s’était mise sur le bétail. Et qui sait ?
Le banquier était vieux ; peut-être avait-il l’intention de
coucher l’enfant sur ses volontés…
Guccio savourait déjà sa
vengeance. Mais la vengeance a-t-elle jamais consolé d’un amour
perdu ? L’enfant fut d’abord ébloui par le cheval et le
harnachement papal. Jamais il n’avait vu si belle monture, et sa
surprise fut grande de s’y trouver juché, sur le devant de la
selle. Puis il se mit à observer ce père tombé du ciel, ou plutôt
les détails qu’il en pouvait apercevoir en se penchant ou en
tordant le cou. Il regardait les chausses collantes qui ne faisaient
aucun pli sur le genou, les bottes souples de cuir foncé, et cet
étrange vêtement de voyage, couleur de feuilles rousses, à manches
étroites, et fermé jusqu’au menton par une série de minuscules
boutons.
Le sergent d’armes avait une tenue bien plus éclatante,
bien plus flatteuse par sa couleur gros bleu luisant sous le soleil,
ses découpures festonnées aux manches et sur les reins, et ses
armes seigneuriales brodées sur la poitrine. Mais l’enfant se
rendit compte bien vite que Guccio donnait des ordres au sergent, et
il prit grande considération pour ce père qui parlait en maître à
un personnage si brillamment vêtu. Ils avaient parcouru déjà près
de quatre lieues.
Dans l’auberge de Saint-Nom la-Bretèche où ils
s’arrêtèrent, Guccio, d’une voix naturellement autoritaire,
commanda une omelette aux herbes, un chapon rôti sur broche, du
fromage caillé. Et du vin. L’empressement des servantes augmenta
encore le respect de Jeannot.
— Pourquoi parlez-vous d’autre
façon que nous, messire ? demanda-t-il. Vous ne dites point les mots
pareillement.
Guccio se sentit blessé de cette remarque faite sur
son accent de Toscane, et par son propre fils.
— Parce que je suis
de Sienne, en Italie qui est mon pays, répondit-il avec fierté ; et
toi aussi, tu vas devenir siennois, libre citoyen de cette ville où
nous sommes puissants. Et puis, ne m’appelle plus messire, mais
padre.
— Padre, répéta docilement le petit.
Ils s’attablèrent,
Guccio, le sergent et l’enfant. Et tandis qu’on attendait
l’omelette, Guccio commença d’apprendre à Jeannot les mots de
sa langue pour désigner les objets de la vie.
— Tavola, disait-il
en saisissant le bord de la table, bottiglia, en soulevant la
bouteille, vino…
Il se sentait embarrassé devant cet enfant,
manquait de naturel ; la crainte de ne pas s’en faire aimer le
paralysait, la crainte également de ne pas l’aimer. Car il avait
beau se répéter : « C’est mon fils », il n’éprouvait
toujours rien d’autre qu’une profonde hostilité envers les gens
qui l’avaient élevé.
Jeannot n’avait jamais bu de vin. À
Cressay, on se contentait de cidre, ou même de frênette, comme les
paysans. Il en prit quelques gorgées. Il était habitué à
l’omelette et au lait caillé, mais le chapon rôti avait un air de
fête ; et puis ce repas pris au bord de la route, en milieu
d’après-midi, lui plaisait bien. Il n’avait pas peur, et
l’agrément de l’aventure lui faisait oublier de penser à sa
mère. On lui avait dit qu’il la reverrait dans quelques jours…
Paris, Sienne, tous ces noms n’évoquaient pour lui aucune idée
précise de distance. Samedi prochain il reviendrait au bord de la
Mauldre et pourrait déclarer à la fille du meunier, aux garçons du
charron : « Moi, je suis siennois » sans avoir besoin de rien
expliquer, puisqu’ils en savaient encore moins que lui.
La dernière
bouchée avalée, les dagues essuyées sur un morceau de mie et
remises à la ceinture, on remonta à cheval. Guccio souleva l’enfant
et le posa devant lui, en travers de sa selle. Le gros repas et
le vin surtout, dont il venait de goûter pour la première fois,
avaient alourdi l’enfant. Avant une demi-lieue franchie, il
s’endormit, indifférent aux secousses du trot. Rien n’est plus
émouvant qu’un sommeil d’enfant, et surtout dans le grand jour,
à l’heure où les adultes veillent et agissent. Guccio maintenait
en équilibre cette petite vie déjà pesante, cahotante,
dodelinante, abandonnée. Instinctivement, il caressa du menton les
cheveux blonds qui se nichaient contre lui et il referma plus
étroitement son bras, comme pour obliger cette tête ronde et ce
gros sommeil à se coller plus étroitement à sa poitrine. Un parfum
d’enfance montait du petit corps endormi.
Et brusquement Guccio se
sentit père, et tout fier de l’être, et les larmes lui
brouillèrent les yeux.
— Jeannot, mon Jeannot, mon Giannino,
murmura-t-il en posant les lèvres sur les cheveux soyeux et tièdes.
Il avait mis sa monture au pas et fait signe au sergent de ralentir
aussi, afin de ne pas réveiller l’enfant et de prolonger son
propre bonheur. Qu’importait l’heure à laquelle on arriverait !
Demain Giannino se réveillerait dans l’hôtel de la rue des
Lombards qui lui paraîtrait un palais ; des servantes
l’entoureraient, le laveraient, l’habilleraient en seigneur, et
une vie de conte de fées commencerait pour lui !
Marie de Cressay
replie sa robe inutile devant la servante muette et dépitée. La
servante aussi rêve d’une autre existence où elle suivrait sa
maîtresse, et il y a un peu de blâme dans son attitude. Mais Marie
a cessé de trembler et ses yeux sont secs ; sa décision est prise.
Elle n’a plus que quelques jours à attendre, une semaine au plus.
Car ce matin, la surprise a provoqué de sa part une réponse
absurde, un refus dément ! Parce que, saisie de court, elle n’a
pensé qu’au serment d’autrefois que madame de Bouville, cette
mauvaise femme, l’avait forcée de prononcer… Et puis aux
menaces. « Si vous revoyez ce jeune Lombard, il lui en coûtera la
vie… »
Mais deux rois se sont succédé et personne n’a jamais
parlé ! Et madame de Bouville est morte. D’ailleurs était-il même
conforme à la loi de Dieu, cet affreux serment ? N’est-ce pas un
péché que d’interdire à la créature humaine d’avouer à un
confesseur ses troubles d’âme ? Les religieuses elles-mêmes
peuvent être relevées de leurs vœux. Et puis, nul n’a le droit
de séparer l’épouse de l’époux ! Cela non plus n’est pas
chrétien. Et le comte de Bouville n’est pas évêque, et
d’ailleurs il n’est point aussi redoutable que l’était sa
femme.
Toutes ces choses, Marie aurait dû y penser ce matin, et
savoir reconnaître aussi que sans Guccio elle ne pouvait vivre, que
sa place était auprès de lui, que Guccio venant la chercher, rien
au monde, ni les serments anciens, ni les secrets de la couronne, ni
la crainte des hommes, ni le châtiment de Dieu s’il devait
survenir, ne l’empêcheraient de le suivre. Elle ne mentira pas à
Guccio. Un homme qui, au bout de neuf ans, vous aime encore, qui n’a
pas repris femme, et revient vous chercher, est de cœur droit,
loyal, pareil au chevalier qui franchit toutes les épreuves. Un tel
homme peut partager un secret et en demeurer le gardien. Et l’on
n’a pas le droit non plus de lui mentir, de lui laisser croire que
son fils est vivant, qu’il le serre dans ses bras, alors que ce
n’est point vrai. Marie saura expliquer à Guccio que leur enfant,
leur premier-né… car déjà cet enfant mort n’est plus dans sa
pensée que leur premier-né… a été, par un enchaînement fatal,
donné, échangé, pour sauver la vie du vrai roi de France. Et elle
demandera à Guccio de partager son serment, et ils élèveront
ensemble le petit Jean le Posthume qui a régné les cinq premiers
jours de sa vie, jusqu’au moment où les barons viendront le
chercher pour lui rendre sa couronne ! Et les autres enfants qu’ils
auront seront un jour comme des frères pour le roi de France.
Puisque tout peut arriver dans le mal, par les agencements
incroyables du sort, pourquoi tout ne pourrait-il pas arriver dans le
bien ?
Voilà ce que Marie expliquera à Guccio, dans quelques jours,
la semaine prochaine, lorsqu’il ramènera Jeannot ainsi qu’il en
est convenu avec les frères. Alors le bonheur si longtemps différé
pourra commencer ; et si toute chose heureuse sur la terre doit être
payée d’un poids égal de souffrance, alors ils auront l’un et
l’autre payé par avance toutes leurs joies futures !
Guccio
voudra-t-il s’installer à Cressay ? Certes pas. À Paris ? Le lieu
serait trop dangereux pour le petit Jean, et il ne faudrait point
tout de même aller braver de trop près le comte de Bouville ! Ils
iront en Italie. Guccio emmènera Marie dans ce pays dont elle ne
connaît que les belles étoffes et l’habile travail des orfèvres
Comme elle l’aime, cette Italie, puisque c’est de là qu’est
venu l’homme que Dieu lui destinait ! Marie est déjà en voyage
aux côtés de son époux retrouvé. Dans une semaine ; elle a une
semaine à attendre… Hélas ! En amour, il ne suffit pas d’avoir
les mêmes désirs : faut-il encore les exprimer au même moment !
Demain "La louve de France" 3ème partie - "La reine du Temple"
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