dimanche 26 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 3ème partie - ch 2 - retour à Neauphle 2


II
Retour à Neauphle - 2



  — Nous n’y comprenons mie, messire. Notre sœur s’est soudain mise à trembler, comme si Satan en propre personne avait surgi devant elle, et elle a refusé tout net de même vous entrevoir. Aussitôt ensuite, elle fut secouée de gros sanglots. 
  Ils étaient bien embarrassés, les deux frères Cressay. Ils avaient fait brosser leurs bottes, et Pierre avait revêtu la cotte qu’il ne mettait d’ordinaire que pour aller visiter la veuve de Montfort. Dans la seconde pièce du comptoir de Neauphle, devant un Guccio qui leur opposait figure sombre et ne les avait même pas invités à s’asseoir, ils se tenaient plutôt penauds, et l’esprit partagé de sentiments contraires. 
  Au reçu des lettres, deux heures auparavant, ils avaient cru pouvoir négocier comme une bonne affaire le départ de leur sœur et la reconnaissance de son mariage. Mille livres comptant, voilà ce qu’ils demanderaient. Un Lombard pouvait bien débourser cela. Mais Marie avait mis en déroute leurs espérances par son étrange attitude et son obstination à ne pas revoir Guccio. 
  — Nous avons tâché à la raisonner, et bien contre notre avantage ; car si elle venait à nous quitter elle nous manquerait fort puisqu’elle tient tout notre ménage. Mais enfin, nous comprenons bien que si, après tant d’années, vous revenez la demander, c’est bien qu’elle est votre épouse véritable, quand même le mariage s’est-il fait en secret. Et puis le temps s’est écoulé… 
  C’était le barbu qui parlait et sa phrase s’embrouillait un peu. Le cadet se contentait d’approuver de la tête. 
  — Nous vous le disons tout franc, reprit Jean de Cressay, nous avons commis une faute en vous faisant refus de notre sœur. Mais cela n’est pas tant venu de nous que de notre mère… Dieu l’ait en garde !… qui s’était fort butée. Chevalier se doit de reconnaître ses torts, et si Marie notre sœur a passé outre notre consentement, nous portons une part de la coulpe. Tout cela devrait être effacé. Le temps est notre maître à tous. Or, maintenant, c’est elle qui vous refuse ; et pourtant je jure Dieu qu’elle n’a pas d’autre homme en tête, cela non ! Ainsi, je ne comprends plus. Elle a la cervelle faite de curieuse façon, notre sœur, n’est-il pas vrai, Pierre ? 
  Pierre de Cressay hocha le front. Pour Guccio, c’était une belle revanche que d’avoir sous ses yeux, repentants et la langue entortillée, ces deux garçons qui jadis étaient arrivés, en pleine nuit, l’épieu en main, pour l’occire, et l’avaient obligé à fuir la France. À présent, ils ne souhaitaient rien tant que lui donner leur sœur ; pour un peu, ils l’auraient supplié de brusquer les choses, de venir à Cressay, d’imposer sa volonté et faire valoir ses droits d’époux. Mais c’était mal connaître Guccio et son ombrageux orgueil. Des deux benêts, il faisait peu de cas. Marie seule avait de l’importance pour lui. Or Marie le repoussait alors qu’il était là, tout proche d’elle, et qu’il arrivait si consentant à oublier toutes les injures passées. 
  — Monseigneur de Bouville devait bien penser qu’elle agirait ainsi, dit le barbu, puisqu’il me mande dans sa lettre : « Si dame Marie, comme il est à croire, refuse de voir le seigneur Guccio… » 
  Savez-vous quelle raison il avait d’écrire cela ? 
  — Non, je ne sais vraiment, répondit Guccio, mais il faut croire qu’elle en a dit bien long et bien fermement sur mon compte, à messire de Bouville, pour qu’il ait vu si clair ! 
  — Et pourtant, elle n’a pas d’autre homme en tête, répéta le barbu. 
  La colère commençait d’envahir Guccio. Ses sourcils noirs se serraient sur la ride qui lui marquait le front. Cette fois, vraiment, tout lui donnait droit d’agir sans scrupules. Marie serait payée de sa cruauté par une cruauté pire. 
  — Et mon fils ? demanda-t-il. 
  — Il est là. Nous l’avons amené. 
  Dans la pièce voisine, l’enfant regardait le commis faire des comptes et s’amusait à caresser les barbes d’une plume d’oie. Jean de Cressay ouvrit la porte. 
  — Jeannot, approche, dit-il. 
  Guccio, attentif à ce qui se passait en lui-même, se forçait un peu à l’émotion. « Mon fils, je vais voir mon fils », se disait-il. En vérité, il ne ressentait rien. Pourtant, que de fois il avait espéré cet instant ! Mais il n’avait pas prévu ce petit pas lourd, campagnard, qu’il entendait approcher. L’enfant entra. Il portait des braies courtes et un sarrau de toile ; son épi rebelle se tordait sur son front clair. Un vrai petit paysan ! Il y eut un moment de gêne pour les trois hommes, gêne que l’enfant perçut fort bien. Pierre le poussa vers Guccio. 
  — Jeannot, voici… 
  Il fallait bien dire quelque chose, dire à Jeannot qui était Guccio ; et l’on ne pouvait dire que la vérité. 
  — … voici ton père. 
  Guccio, sottement, attendait un élan, des bras ouverts, des larmes. Le petit Jeannot leva vers lui des yeux bleus étonnés : 
  — Mais on m’avait dit qu’il était mort ? dit-il.            
  Guccio en eut un choc ; une grande fureur mauvaise s’éleva en lui. 
  — Mais non, mais non, se hâta de couper Jean de Cressay. Il était en voyage et ne pouvait envoyer de nouvelles. N’est-il pas vrai, ami Guccio ? 
  « De combien de mensonges ne l’a-t-on pas abreuvé ! pensa Guccio. Patience, patience… Lui dire que son père était mort, ah ! Les méchantes gens ! Mais patience… » Pour meubler le silence, il dit : 
  — Comme il est blond ! 
  — Oui, tout à fait semblable à l’oncle Pierre, le frère de notre défunt père, répondit Jean de Cressay. 
  — Jeannot, viens vers moi, viens, dit Guccio. 
  L’enfant obéit, mais sa petite main rugueuse restait étrangère dans la main de Guccio, et il s’essuya la joue après avoir été embrassé. 
  — Je souhaiterais le garder quelques jours avec moi, reprit Guccio, afin de pouvoir le conduire à mon oncle Tolomei, qui désire le connaître. 
  Et ce disant, Guccio avait machinalement, comme Tolomei, fermé l’œil gauche. Jeannot, la bouche entrouverte, le regardait. Que d’oncles ! Autour de lui, on n’entendait parler que de cela. 
  — Moi, j’ai un oncle à Paris qui m’envoie des présents, dit-il d’une voix claire. 
  — C’est justement celui-ci que nous irons visiter. Si tes oncles n’y voient pas d’obstacles. Vous n’y voyez pas d’obstacles ? demanda Guccio. 
  — Certes non, répondit Jean de Cressay. Monseigneur de Bouville nous en prévient dans sa lettre, et nous engage à ne point nous opposer… 
  Décidément les Cressay ne bougeaient pas le doigt sans l’accord de Bouville ! Le barbu pensait déjà aux cadeaux que le banquier ne manquerait pas de faire à son petit-neveu. Il fallait s’attendre à une bourse d’or qui serait particulièrement bienvenue, car justement, cette année-là, la maladie s’était mise sur le bétail. Et qui sait ? Le banquier était vieux ; peut-être avait-il l’intention de coucher l’enfant sur ses volontés… 
  Guccio savourait déjà sa vengeance. Mais la vengeance a-t-elle jamais consolé d’un amour perdu ? L’enfant fut d’abord ébloui par le cheval et le harnachement papal. Jamais il n’avait vu si belle monture, et sa surprise fut grande de s’y trouver juché, sur le devant de la selle. Puis il se mit à observer ce père tombé du ciel, ou plutôt les détails qu’il en pouvait apercevoir en se penchant ou en tordant le cou. Il regardait les chausses collantes qui ne faisaient aucun pli sur le genou, les bottes souples de cuir foncé, et cet étrange vêtement de voyage, couleur de feuilles rousses, à manches étroites, et fermé jusqu’au menton par une série de minuscules boutons. 
  Le sergent d’armes avait une tenue bien plus éclatante, bien plus flatteuse par sa couleur gros bleu luisant sous le soleil, ses découpures festonnées aux manches et sur les reins, et ses armes seigneuriales brodées sur la poitrine. Mais l’enfant se rendit compte bien vite que Guccio donnait des ordres au sergent, et il prit grande considération pour ce père qui parlait en maître à un personnage si brillamment vêtu. Ils avaient parcouru déjà près de quatre lieues. 
  Dans l’auberge de Saint-Nom la-Bretèche où ils s’arrêtèrent, Guccio, d’une voix naturellement autoritaire, commanda une omelette aux herbes, un chapon rôti sur broche, du fromage caillé. Et du vin. L’empressement des servantes augmenta encore le respect de Jeannot. 
  — Pourquoi parlez-vous d’autre façon que nous, messire ? demanda-t-il. Vous ne dites point les mots pareillement. 
  Guccio se sentit blessé de cette remarque faite sur son accent de Toscane, et par son propre fils. 
  — Parce que je suis de Sienne, en Italie qui est mon pays, répondit-il avec fierté ; et toi aussi, tu vas devenir siennois, libre citoyen de cette ville où nous sommes puissants. Et puis, ne m’appelle plus messire, mais padre. 
  — Padre, répéta docilement le petit. 
  Ils s’attablèrent, Guccio, le sergent et l’enfant. Et tandis qu’on attendait l’omelette, Guccio commença d’apprendre à Jeannot les mots de sa langue pour désigner les objets de la vie. 
  — Tavola, disait-il en saisissant le bord de la table, bottiglia, en soulevant la bouteille, vino… 
  Il se sentait embarrassé devant cet enfant, manquait de naturel ; la crainte de ne pas s’en faire aimer le paralysait, la crainte également de ne pas l’aimer. Car il avait beau se répéter : « C’est mon fils », il n’éprouvait toujours rien d’autre qu’une profonde hostilité envers les gens qui l’avaient élevé. 
  Jeannot n’avait jamais bu de vin. À Cressay, on se contentait de cidre, ou même de frênette, comme les paysans. Il en prit quelques gorgées. Il était habitué à l’omelette et au lait caillé, mais le chapon rôti avait un air de fête ; et puis ce repas pris au bord de la route, en milieu d’après-midi, lui plaisait bien. Il n’avait pas peur, et l’agrément de l’aventure lui faisait oublier de penser à sa mère. On lui avait dit qu’il la reverrait dans quelques jours… 
  Paris, Sienne, tous ces noms n’évoquaient pour lui aucune idée précise de distance. Samedi prochain il reviendrait au bord de la Mauldre et pourrait déclarer à la fille du meunier, aux garçons du charron : « Moi, je suis siennois » sans avoir besoin de rien expliquer, puisqu’ils en savaient encore moins que lui. 
  La dernière bouchée avalée, les dagues essuyées sur un morceau de mie et remises à la ceinture, on remonta à cheval. Guccio souleva l’enfant et le posa devant lui, en travers de sa selle. Le gros repas et le vin surtout, dont il venait de goûter pour la première fois, avaient alourdi l’enfant. Avant une demi-lieue franchie, il s’endormit, indifférent aux secousses du trot. Rien n’est plus émouvant qu’un sommeil d’enfant, et surtout dans le grand jour, à l’heure où les adultes veillent et agissent. Guccio maintenait en équilibre cette petite vie déjà pesante, cahotante, dodelinante, abandonnée. Instinctivement, il caressa du menton les cheveux blonds qui se nichaient contre lui et il referma plus étroitement son bras, comme pour obliger cette tête ronde et ce gros sommeil à se coller plus étroitement à sa poitrine. Un parfum d’enfance montait du petit corps endormi. 
  Et brusquement Guccio se sentit père, et tout fier de l’être, et les larmes lui brouillèrent les yeux. 
  — Jeannot, mon Jeannot, mon Giannino, murmura-t-il en posant les lèvres sur les cheveux soyeux et tièdes. 
  Il avait mis sa monture au pas et fait signe au sergent de ralentir aussi, afin de ne pas réveiller l’enfant et de prolonger son propre bonheur. Qu’importait l’heure à laquelle on arriverait ! Demain Giannino se réveillerait dans l’hôtel de la rue des Lombards qui lui paraîtrait un palais ; des servantes l’entoureraient, le laveraient, l’habilleraient en seigneur, et une vie de conte de fées commencerait pour lui ! 
  Marie de Cressay replie sa robe inutile devant la servante muette et dépitée. La servante aussi rêve d’une autre existence où elle suivrait sa maîtresse, et il y a un peu de blâme dans son attitude. Mais Marie a cessé de trembler et ses yeux sont secs ; sa décision est prise. Elle n’a plus que quelques jours à attendre, une semaine au plus. Car ce matin, la surprise a provoqué de sa part une réponse absurde, un refus dément ! Parce que, saisie de court, elle n’a pensé qu’au serment d’autrefois que madame de Bouville, cette mauvaise femme, l’avait forcée de prononcer… Et puis aux menaces. « Si vous revoyez ce jeune Lombard, il lui en coûtera la vie… » 
  Mais deux rois se sont succédé et personne n’a jamais parlé ! Et madame de Bouville est morte. D’ailleurs était-il même conforme à la loi de Dieu, cet affreux serment ? N’est-ce pas un péché que d’interdire à la créature humaine d’avouer à un confesseur ses troubles d’âme ? Les religieuses elles-mêmes peuvent être relevées de leurs vœux. Et puis, nul n’a le droit de séparer l’épouse de l’époux ! Cela non plus n’est pas chrétien. Et le comte de Bouville n’est pas évêque, et d’ailleurs il n’est point aussi redoutable que l’était sa femme. 
  Toutes ces choses, Marie aurait dû y penser ce matin, et savoir reconnaître aussi que sans Guccio elle ne pouvait vivre, que sa place était auprès de lui, que Guccio venant la chercher, rien au monde, ni les serments anciens, ni les secrets de la couronne, ni la crainte des hommes, ni le châtiment de Dieu s’il devait survenir, ne l’empêcheraient de le suivre. Elle ne mentira pas à Guccio. Un homme qui, au bout de neuf ans, vous aime encore, qui n’a pas repris femme, et revient vous chercher, est de cœur droit, loyal, pareil au chevalier qui franchit toutes les épreuves. Un tel homme peut partager un secret et en demeurer le gardien. Et l’on n’a pas le droit non plus de lui mentir, de lui laisser croire que son fils est vivant, qu’il le serre dans ses bras, alors que ce n’est point vrai. Marie saura expliquer à Guccio que leur enfant, leur premier-né… car déjà cet enfant mort n’est plus dans sa pensée que leur premier-né… a été, par un enchaînement fatal, donné, échangé, pour sauver la vie du vrai roi de France. Et elle demandera à Guccio de partager son serment, et ils élèveront ensemble le petit Jean le Posthume qui a régné les cinq premiers jours de sa vie, jusqu’au moment où les barons viendront le chercher pour lui rendre sa couronne ! Et les autres enfants qu’ils auront seront un jour comme des frères pour le roi de France. Puisque tout peut arriver dans le mal, par les agencements incroyables du sort, pourquoi tout ne pourrait-il pas arriver dans le bien ? 
  Voilà ce que Marie expliquera à Guccio, dans quelques jours, la semaine prochaine, lorsqu’il ramènera Jeannot ainsi qu’il en est convenu avec les frères. Alors le bonheur si longtemps différé pourra commencer ; et si toute chose heureuse sur la terre doit être payée d’un poids égal de souffrance, alors ils auront l’un et l’autre payé par avance toutes leurs joies futures ! 
  Guccio voudra-t-il s’installer à Cressay ? Certes pas. À Paris ? Le lieu serait trop dangereux pour le petit Jean, et il ne faudrait point tout de même aller braver de trop près le comte de Bouville ! Ils iront en Italie. Guccio emmènera Marie dans ce pays dont elle ne connaît que les belles étoffes et l’habile travail des orfèvres Comme elle l’aime, cette Italie, puisque c’est de là qu’est venu l’homme que Dieu lui destinait ! Marie est déjà en voyage aux côtés de son époux retrouvé. Dans une semaine ; elle a une semaine à attendre… Hélas ! En amour, il ne suffit pas d’avoir les mêmes désirs : faut-il encore les exprimer au même moment ! 

Demain "La louve de France" 3ème partie - "La reine du Temple" 

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