mardi 28 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 3ème partie - ch 4 - Le conseil de Chaâlis 1



IV
LE CONSEIL DE CHAÂLIS 1
   L’orage a nettoyé le ciel de fin juin. Dans les appartements royaux de l’abbaye de Chaâlis, cet établissement cistercien qui est une fondation capétienne et où les entrailles de Charles de Valois ont été déposées voici quelques mois, les cierges se consument en fumant et mélangent leur odeur de cire à l’air chargé des parfums de la terre après la pluie, et aux senteurs d’encens comme il en flotte dans toutes les demeures religieuses. Les insectes échappés à l’orage sont entrés par les ogives des fenêtres et dansent autour des flammes. 
  C’est un soir triste. Les visages sont pensifs, moroses, ennuyés, dans cette salle voûtée où les tapisseries déjà anciennes, à semis de fleurs de lis et du modèle exécuté en série pour les résidences royales, pendent le long de la pierre nue. 
  Une dizaine de personnes se trouvent là réunies autour du roi Charles IV : Robert d’Artois, autrement appelé le comte de Beaumont-le-Roger, le nouveau comte de Valois, Philippe, l’évêque-pair de Beauvais, Jean de Marigny, le chancelier Jean de Cherchemont, le comte Louis de Bourbon, le boiteux, grand chambrier, le connétable Gaucher de Châtillon. Ce dernier a perdu son fils aîné l’année précédente, et cela, comme on dit, l’a vieilli d’un coup. Il paraît vraiment ses soixante-seize ans ; il est de plus en plus sourd et en accuse ces bouches à poudre qu’on lui a fait partir dans les oreilles au siège de La Réole. 
  Quelques femmes ont été admises parce qu’en vérité c’est une affaire de famille qu’on doit traiter ce soir. Il y a là les trois Jeanne, Madame Jeanne d’Evreux, la reine, Madame Jeanne de Valois, comtesse de Beaumont, l’épouse de Robert, et encore Madame Jeanne de Bourgogne, la méchante, l’avare, petite-fille de Saint Louis, boiteuse comme le cousin Bourbon, et qui est la femme de Philippe de Valois. Et puis Mahaut, Mahaut aux cheveux tout gris et aux vêtements noirs et violets, forte en poitrine, en croupe, en épaules, en bras, colossale ! L’âge, qui ordinairement réduit la taille des êtres, n’a pas eu tel effet sur Mahaut d’Artois. Elle est devenue une vieille géante, et ceci est plus impressionnant encore qu’une jeune géante. 
  C’est la première fois, depuis bien longtemps, que la comtesse d’Artois reparaît à la cour autrement que couronne en tête pour les cérémonies auxquelles l’oblige son rang, la première fois, en fait, depuis le règne de son gendre Philippe le Long. Elle est arrivée à Chaâlis, dans les couleurs du deuil, pareille à un catafalque en marche, drapée comme une église la semaine de la Passion. Sa fille Blanche vient de mourir, à l’abbaye de Maubuisson où elle avait été enfin admise après qu’on l’eut d’abord transférée de Château-Gaillard dans une résidence moins cruelle, près de Coutances. Mais Blanche n’a guère profité de cette amélioration de son sort obtenue en échange de l’annulation du mariage. Elle est morte quelques mois après son entrée au couvent, épuisée par ses longues années de détention, par les terribles nuits d’hiver dans la forteresse des Andelys, morte de maigreur, de toux, de malheur, presque démente, sous un voile de religieuse, à trente ans. Et tout cela pour quelques mois d’amour, si même on peut appeler amour son aventure avec Gautier d’Aunay ; un entraînement plutôt à imiter les plaisirs de sa belle-sœur Marguerite de Bourgogne, alors qu’elle avait dix-huit ans, l’âge où l’on ne sait pas ce que l’on fait ! Ainsi celle qui aurait pu être en ce moment reine de France, la seule femme que Charles le Bel ait vraiment aimée, vient de s’éteindre alors qu’elle accédait à une relative paix.    
  Et le roi Charles le Bel, en qui cette mort soulève de lourdes vagues de souvenirs, est triste devant sa troisième épouse qui sait fort bien à quoi il pense et qui feint de ne pas s’en apercevoir. Mahaut a saisi l’occasion de ce deuil. Elle est venue d’elle-même et sans se faire annoncer, comme poussée seulement par le mouvement du cœur, offrir, elle la mère éprouvée, ses condoléances à l’ancien mari malheureux ; et ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre. Mahaut, de sa lèvre moustachue, a baisé les joues de son ex-gendre ; Charles, d’un mouvement enfantin, a laissé tomber son front sur la monumentale épaule et répandu quelques larmes parmi les draperies de corbillard dont la géante est vêtue. Ainsi se modifient les relations entre les êtres humains quand la mort passe parmi eux et supprime les mobiles du ressentiment. 
  Elle a idée en tête, dame Mahaut, pour s’être précipitée à Chaâlis ; et son neveu Robert ronge son frein. Il lui sourit, ils se sourient, ils s’appellent « ma bonne tante », « mon beau neveu » et se témoignent bon amour de parents comme ils s’y sont engagés par le traité de 1318. Ils se haïssent. Ils s’entretueraient s’ils se trouvaient seuls dans une même pièce. Mahaut est venue en vérité… elle ne le dit pas mais Robert le devine bien !… à cause d’une lettre qu’elle a reçue. Toutes les personnes présentes, d’ailleurs, ont reçu la même lettre, à quelques variantes près : Philippe de Valois, l’évêque Marigny, le connétable, et le roi… surtout le roi. 
  Les étoiles parsèment la nuit qu’on aperçoit, claire, par les fenêtres. Ils sont dix, onze personnages de la plus haute importance, assis en cercle sous les voûtes, entre les piliers à chapiteaux sculptés, et ils sont très peu. Ils ne se donnent pas à eux-mêmes une véritable impression de force. Le roi, de caractère faible et d’entendement limité, est, de surcroît, sans famille directe, sans serviteurs personnels. Les princes ou les dignitaires autour de lui ce soir assemblés, qui sont-ils ? Des cousins, ou bien des conseillers hérités de son père ou de son oncle. Nul qui soit véritablement à lui, créé par lui, lié à lui. Son père avait trois fils et deux frères siégeant à son Conseil ; et même les jours de brouille, même les jours où feu Monseigneur de Valois jouait les ouragans, c’était un ouragan de famille. Louis Hutin avait deux frères et deux oncles ; Philippe le Long, ces mêmes oncles, qui l’appuyaient diversement, et encore un frère, Charles lui-même. Ce survivant n’a presque plus rien. Son Conseil fait penser irrésistiblement à une fin de dynastie ; le seul espoir d’une continuation de la lignée, d’une dévolution directe, dort au ventre de cette femme silencieuse, ni jolie ni laide, qui se tient les mains croisées auprès de Charles, et qui se sait une reine de rechange. 
  La lettre, la fameuse lettre dont on est occupé, est datée du 19 juin et vient de Westminster ; le chancelier la tient en main, la cire verte du sceau brisé s’écaille sur le parchemin. 
  — Ce qui a produit si grande ire au cour du roi Édouard paraît bien être que Monseigneur de Mortimer ait tenu le manteau du duc d’Aquitaine, lors du couronnement de Madame la reine. Que son personnel ennemi soit aposté auprès de son fils en telle marque de dignité, Sire Édouard ne l’a pu ressentir que comme personnelle offense. 
  C’est Monseigneur de Marigny qui vient de parler, accompagnant parfois son propos d’un geste de ses doigts où brille l’améthyste épiscopale. Ses trois robes superposées sont d’étoffe légère, ainsi qu’il convient pour la saison, et la robe de dessus, plus courte, tombe en plis harmonieux. On reconnaît par moments chez Monseigneur de Marigny un peu de l’autorité du grand Enguerrand dont il est maintenant le seul frère survivant. Le visage du prélat paraît sans faiblesse, barré de sourcils horizontaux, de part et d’autre d’un nez droit. Monseigneur de Marigny, si le sculpteur respecte ses traits, fera un beau gisant pour le dessus de son tombeau… mais dans longtemps, car il est jeune encore. Il a su tôt profiter de la fortune d’Enguerrand quand celui-ci était au plus haut de sa gloire, et s’en séparer à point nommé quand Enguerrand fut précipité. Toujours il a traversé aisément les vicissitudes qu’entraînent les changements de règne ; récemment encore, il a bénéficié des tardifs remords de Charles de Valois. Il est fort influent au Conseil. 
  — Cherchemont, dit le roi Charles à son chancelier, refaites-moi la lecture de cet endroit où notre frère Édouard se plaint de messire de Mortimer. 
  Jean de Cherchemont déplie le parchemin, l’approche d’un cierge, marmonne un peu avant de retrouver les lignes en cause et lit : 
  — «…l’adhérence de notre femme et notre fils avec nos traîtres et ennemis mortels notoirement connus en tant que ledit traître, le Mortimer, porta à Paris la suite de notre fils, publiquement, en la solennité de couronnement de notre très chère sœur, votre compagne, la reine de France, à la Pentecôte dernière passée, en si grande honte et dépit de nous… » 
  L’évêque Marigny se penche vers le connétable Gaucher et lui murmure : 
  — Que voilà lettre bien mal écrite ! 
  Le connétable n’a pas bien entendu ; il se contente de bougonner : 
  — Un hors-nature, un sodomite ! 
  — Cherchemont, reprend le roi, quel droit avons-nous de nous opposer à la requête de notre frère d’Angleterre, lorsqu’il nous enjoint de supprimer séjour à son épouse ? 
  Cette manière, de la part de Charles le Bel, de s’adresser à son chancelier, et non pas de se tourner, comme il le fait d’habitude, vers Robert d’Artois, son cousin, l’oncle de sa femme, son premier conseiller, prouve bien que pour une fois il a une volonté en tête. Jean de Cherchemont, avant de répondre, parce qu’il n’est pas absolument sûr de l’intention du roi et qu’il craint d’autre part de heurter Monseigneur Robert, Jean de Cherchemont se réfugie dans la fin de la lettre comme si, avant de donner un avis, il lui fallait en méditer davantage les dernières lignes. 
  — «…Ce pour quoi, très cher frère, lit le chancelier, nous vous prions derechef, si affectueusement et de cœur comme nous pouvons, que cette chose que nous désirons souverainement, veuillez nos dites requêtes entendre et les parfaire bénignement, et tôt à effet, par profit et honneur d’entre nous ; et que nous ne soyons déshonorés… » 
  L’évêque Marigny secoue la tête et soupire. Il souffre d’entendre une langue si rugueuse, si gauche ! Mais enfin, toute mal écrite qu’elle soit, cette lettre, le sens en est clair. La comtesse Mahaut d’Artois se tait ; elle se garde bien de triompher trop tôt, et ses yeux gris brillent dans la lumière des cierges. Sa délation de l’automne dernier et ses machinations avec l’évêque d’Exeter, en voici les fruits mûrs au début de l’été, et bons à cueillir. Personne ne lui ayant rendu le service de lui couper la parole, le chancelier se voit contraint d’émettre un avis. 
  — Il est certain, Sire, que selon les lois à la fois de l’Église et des royaumes, il faut de quelque manière donner apaisement au roi Édouard. Il réclame son épouse… 
  Jean de Cherchemont est un ecclésiastique, ainsi que le veut sa fonction ; et il se tourne vers l’évêque Marigny, quêtant des yeux un appui. 
  — Notre Saint-Père le pape nous a lui-même fait porter un message dans ce sens par l’évêque Thibaud de Châtillon, dit Charles le Bel. Car Édouard est allé jusqu’à s’adresser au pape Jean XXII, lui envoyant transcription de toute la correspondance où s’étale son infortune conjugale. Que pouvait faire le pape Jean, sinon répondre qu’une épouse doit vivre auprès de son époux ? 
  — Il faut donc que Madame ma sœur s’en reparte vers son pays de mariage, ajouta Charles le Bel. 
  Il a dit cela sans regarder personne, les yeux baissés vers ses souliers brodés. Un candélabre qui domine son siège éclaire son front où l’on retrouve soudain quelque chose de l’expression butée de son frère le Hutin. 
  — Sire Charles, déclare Robert d’Artois, c’est livrer aux Despensers Madame Isabelle, poings liés, que de l’obliger à s’en retourner là-bas ! N’est-elle pas venue chercher auprès de vous refuge, parce qu’elle redoutait déjà d’être occise ? Que sera-ce à présent ! 
  — Certes, Sire mon cousin, vous ne pouvez… dit le grand Philippe de Valois toujours prêt à épouser le point de vue de Robert. 
  Mais sa femme, Jeanne de Bourgogne, l’a tiré par la manche, et il s’est arrêté net ; et l’on verrait bien, si ce n’était la nuit, qu’il rougit. Robert d’Artois s’est aperçu du geste, et du brusque mutisme de Philippe, et du regard qu’ont échangé Mahaut et la jeune comtesse de Valois. S’il pouvait, il lui tordrait bien le cou, à cette boiteuse-là ! 
  — Ma sœur s’est peut-être agrandi le danger, reprend le roi. Ces Despensers ne paraissent pas de si méchantes gens qu’elle m’en a fait portrait. J’ai reçu d’eux plusieurs lettres fort agréables et qui montrent qu’ils tiennent à mon amitié. 
  — Et des présents aussi, de belle orfèvrerie, s’écrie Robert en se levant, et toutes les flammes des cierges vacillent et les ombres se partagent sur les visages. Sire Charles, mon aimé cousin, avez-vous, pour trois saucières de vermeil qui manquaient à votre buffet, changé de jugement au sujet de ces gens qui vous ont fait la guerre, et sont comme bouc à chèvre avec votre beau-frère ? Nous avons tous reçu présents de leur part ; n’est-il pas vrai, Monseigneur de Beauvais, et vous Cherchemont, et toi Philippe ? Un courtier en change, je puis vous donner son nom, il s’appelle maître Arnold, a reçu l’autre mois cinq tonneaux d’argent, pour un montant de cinq mille marcs esterlins, avec instruction de les employer à faire des amis au comte de Gloucester dans le Conseil du roi de France. Ces présents ne coûtent guère aux Despensers, car ils sont payés aisément sur les revenus du comté de Cornouailles qu’on a saisi à votre sœur. Voilà, Sire, ce qu’il vous faut savoir et vous remémorer. Et quelle loyauté pouvez-vous attendre d’hommes qui se déguisent en femmes pour servir les vices de leur maître ? N’oubliez pas ce qu’ils sont, et où siège leur puissance. 
  Robert ne saurait résister, même en Conseil, à la tentation de la grivoiserie ; il insiste : 
  — … Siège : voilà le juste mot ! 
  Mais son rire ne lève aucun écho, sinon chez le connétable. Le connétable n’aimait pas Robert d’Artois, autrefois, et il en avait assez donné les preuves en aidant Philippe le Long, au temps que celui-ci était régent, à défaire le géant et à le mettre en prison. Mais, depuis quelque temps, le vieux Gaucher trouve à Robert des qualités, à cause de sa voix peut-être, la seule qu’il comprenne sans effort. 
  Les partisans de la reine Isabelle, ce soir, se peuvent compter. Le chancelier est indifférent, ou plutôt il est attentif à conserver une charge qui dépend de la faveur ; son opinion grossira le courant le plus fort. Indifférente aussi, la reine Jeanne, qui pense peu ; elle souhaite surtout ne point éprouver d’émois qui soient nuisibles à sa grossesse. Elle est nièce de Robert d’Artois et ne laisse pas d’être sensible à son autorité, à sa taille, à son aplomb ; mais elle est soucieuse de montrer qu’elle est une bonne épouse, et prête donc à condamner par principe les épouses qui sont objet de scandale. 
  Le connétable serait plutôt favorable à Isabelle. D’abord parce qu’il déteste Édouard d’Angleterre pour ses mœurs, et ses refus de rendre l’hommage. De façon générale, il n’aime pas ce qui est anglais. Il excepte de ce sentiment Lord Mortimer qui a rendu bien des services ; ce serait lâcheté que de l’abandonner à présent. Il ne se gêne point pour le dire, le vieux Gaucher, et pour déclarer également qu’Isabelle a toutes les excuses. 
  — Elle est femme, que diable, et son mari n’est pas homme ! C’est lui le premier coupable ! 
  Monseigneur de Marigny, haussant un peu la voix, lui répond que la reine Isabelle est fort pardonnable, et que lui-même, pour sa part, est prêt à lui donner l’absolution ; mais l’erreur, la grande erreur de Madame Isabelle, c’est d’avoir rendu son péché public ; une reine ne doit point offrir l’exemple de l’adultère. 
  — Ah ! c’est vrai, c’est juste, dit Gaucher. Ils n’avaient point besoin d’aller mains jointes en toutes cérémonies, et de partager la même couche comme cela se dit qu’ils le font. 
  Sur ce point-là, il donne raison à l’évêque. Le connétable et le prélat sont donc du parti de la reine Isabelle, mais avec quelques restrictions. Et puis là s’arrêtent les préoccupations du connétable sur ce sujet. Il pense au collège de langue romane, qu’il a fondé près de son château de Châtillon-sur-Seine, et où il serait en ce moment si on ne l’avait pas retenu pour cette affaire. Il s’en consolera en allant tout à l’heure écouter les moines chanter l’office de nuit, plaisir qui peut paraître étrange, pour un homme qui devient sourd ; mais voilà, Gaucher entend mieux dans le bruit. Et puis ce militaire a le goût des arts ; cela se trouve. 
  La comtesse de Beaumont, une belle jeune femme qui sourit toujours de la bouche et jamais des yeux, s’amuse infiniment. Comment ce géant qu’on lui a donné pour mari, et qui lui fournit un perpétuel spectacle, va-t-il se sortir de l’affaire où il est ? Il gagnera, elle sait qu’il gagnera ; Robert gagne toujours. Et elle l’aidera à gagner si elle le peut, mais point par des paroles publiques.

Demain ‘’La louve de France’’ 3ème partie ch 3 ‘’Le conseil de Chaâlis’’

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