VII
CHAQUE
PRINCE QUI MEURT…
À
ceux qui ne l’avaient pas vu durant les dernières semaines,
combien Monseigneur de Valois apparaissait changé ! D’abord, on
avait l’habitude qu’il fût toujours coiffé, soit d’une grande
couronne scintillante de pierreries, les jours d’apparat, soit d’un
chaperon de velours brodé dont l’immense crête dentelée lui
retombait sur l’épaule, ou encore d’un de ces bonnets à cercle
d’or qu’il portait en appartement. Pour la première fois, il se
montrait en cheveux, des cheveux blonds mélangés de blanc, auxquels
l’âge avait donné une couleur délavée, dont la maladie avait
défrisé les rouleaux, et qui pendaient sans vie, le long des joues
et sur les coussins. L’amaigrissement, chez cet homme naguère gras
et sanguin, était impressionnant, mais moins toutefois que
l’immobilité contractée d’une moitié du visage, que la bouche
un peu tordue dont un serviteur essuyait régulièrement la salive,
moins impressionnant que la fixité éteinte du regard. Les draps
brochés d’or, les courtines bleues semées de fleurs de lis qui,
drapées comme un dais, surmontaient le chevet, ne faisaient
qu’accuser la déchéance physique du moribond. Et lui-même, avant
de recevoir tout ce monde qui se pressait dans sa chambre, avait
demandé un miroir, et il avait un moment étudié ce visage qui
impressionnait si fort, deux mois plus tôt, les peuples et les rois.
Que lui importaient à présent le prestige, la puissance ? Où
étaient donc les ambitions qu’il avait si longtemps poursuivies ?
Que signifiait cette satisfaction, si vivace naguère, de marcher
toujours le front levé entre des fronts baissés, depuis que sous ce
front s’était produit ce grand éclatement, ce grand basculement
de tout ? Et cette main sur laquelle serviteurs, écuyers et vassaux
se jetaient pour en baiser le dos et la paume, qu’était donc cette
main morte le long de lui-même ? Et l’autre main, qu’il
commandait encore, dont il se servirait tout à l’heure une
dernière fois pour signer le testament qu’il allait dicter… si
une main gauche voulait bien se prêter à tracer les signes de
l’écriture !… cette main lui appartenait-elle davantage que le
cachet gravé dont il scellait ses ordres et qu’on ferait glisser
de son doigt après qu’il serait mort ? La jambe droite, totalement
inerte, semblait lui avoir déjà été reprise.
Dans sa poitrine,
par moments, se produisait comme un vide de gouffre. L’homme est
une unité pensante qui agit sur les autres hommes et transforme le
monde. Et puis, soudain, l’unité se désagrège, se délie et
qu’est-ce alors que le monde, et que sont les autres ?
L’important
en cette heure, pour Monseigneur de Valois, ce n’étaient plus les
titres, les possessions, les couronnes, les royaumes, les décisions
du pouvoir, la primauté de sa personne parmi les vivants. Les
emblèmes de son lignage, les acquisitions de sa fortune, même les
descendants de son sang qu’il voyait autour de lui assemblés, tout
cela pour lui avait perdu valeur essentielle. L’important, c’était
l’air de septembre, les feuillages encore verts, avec déjà
quelques roussissures et qu’il apercevait par les fenêtres
ouvertes, mais l’air surtout, l’air qu’il aspirait avec
difficulté et qui allait s’engloutir dans cet abîme qu’il
portait au fond de la poitrine. Tant qu’il sentirait l’air
pénétrer dans sa gorge, le monde continuerait d’exister avec lui
en son centre, mais un centre fragile, pareil à la fin de la flamme
d’un cierge. Ensuite, tout cesserait d’être, ou plutôt tout
continuerait, mais dans l’ombre totale et l’effrayant silence,
comme une cathédrale existe quand le dernier cierge s’y est
éteint. Valois se rappelait les grands trépas de sa famille. Il
réentendait les paroles de son frère Philippe le Bel : « Regardez
ce que vaut le monde. Voici le roi de France ! » Il se souvenait des
mots de son neveu Philippe le Long : « Voyez votre souverain
seigneur ; il n’est nul d’entre vous, le plus pauvre fût-il,
avec qui je ne voudrais échanger mon sort ! » Il avait entendu ces
phrases-là sans les comprendre ; voilà donc ce qu’avaient éprouvé
les princes ses parents au moment de passer dans la tombe ! Il
n’existait pas d’autres mots pour le dire, et ceux qui avaient
encore du temps à vivre étaient impuissants à le saisir. Chaque
homme qui meurt est le plus pauvre homme de l’univers. Et quand
tout serait éteint, dissous, délié, quand la cathédrale se serait
emplie d’ombre, qu’allait-il découvrir ce très pauvre homme, de
l’autre côté ? Trouverait-il ce que lui avaient appris les
enseignements de la religion ? Mais qu’étaient-ils ces
enseignements, sinon d’immenses, d’angoissantes incertitudes ?
Serait-il traduit devant un tribunal ; quel était le visage du juge
? Et tous les gestes de la vie, en quelle balance seraient-ils pesés
? Quelle peine peut être infligée à ce qui n’est plus ? Le
châtiment… Quel châtiment ?
Le châtiment consistait peut-être à
conserver la conscience claire au moment de franchir le mur d’ombre.
Enguerrand de Marigny avait eu lui aussi – Charles de Valois ne
pouvait se distraire d’y penser – la conscience claire, la
conscience encore plus claire d’un homme en pleine santé, en
pleine force, arraché à la vie non point par la rupture de quelque
rouage secret de l’être, mais par le vouloir d’autrui. Non pas
la dernière lueur du cierge, mais toutes les flammes soufflées d’un
coup. Les maréchaux, les dignitaires, les grands officiers qui
avaient accompagné Marigny jusqu’au gibet, les mêmes ou leurs
successeurs dans les mêmes charges, étaient là, en ce moment,
autour de lui, emplissant toute la chambre, débordant dans la pièce
voisine au-delà de la porte, et avec les mêmes regards d’hommes
conduisant un des leurs à la dernière pulsation de son cœur,
étrangers à la fin qu’ils guettent, et tout entiers dans un
avenir dont le condamné est éliminé. Ah ! Comme on donnerait
toutes les couronnes de Byzance, tous les trônes d’Allemagne, tous
les sceptres et tout l’or des rançons, pour un regard, un seul, où
l’on ne se sente pas éliminé !
Du chagrin, de la compassion, du
regret, de l’effroi, et les émotions du souvenir : on rencontrait
tout cela dans le cercle d’yeux de toutes couleurs qui entouraient
un lit de prince mourant. Mais chacun de ces sentiments n’était
qu’une preuve de l’élimination. Valois observait son fils aîné,
Philippe, ce gaillard à grand nez, debout auprès de lui sous le
dais, et qui serait, qui allait être, demain, ou un jour tout
proche, ou dans une minute peut-être, le seul, le vrai comte de
Valois, le Valois vivant ; il était triste comme il convenait de
l’être, le grand Philippe, et pressait la main de sa femme, Jeanne
de Bourgogne la Boiteuse ; mais soucieux aussi de son attitude, à
cause de cet avenir devant lui, il semblait dire aux assistants : «
Voyez, c’est mon père qui meurt ! » Dans ces yeux là aussi
Valois était déjà effacé. Et les autres fils… Charles d’Alençon
qui, lui, évitait de croiser le regard du moribond, se détournant
lentement lorsqu’il le rencontrait ; et le petit Louis, qui avait
peur, qui paraissait malade de peur parce que c’était la première
agonie à laquelle il assistait… Et les filles… Plusieurs d’entre
elles étaient présentes : la comtesse de Hainaut, qui faisait un
signe, de temps à autre, au serviteur chargé d’essuyer la bouche,
et sa cadette, la comtesse de Blois, et plus loin la comtesse de
Beaumont auprès de son géant époux Robert d’Artois, tous deux
faisant groupe avec la reine Isabelle d’Angleterre et le petit duc
d’Aquitaine, ce garçonnet à longs cils, sage comme on l’est à
l’église, et qui ne garderait de son grand-oncle Charles que ce
seul souvenir.
Il semblait à Valois que l’on complotait de ce
côté-là ; on y préparait un avenir également dont il était
éliminé. S’il inclinait la tête vers l’autre bord du lit, il
rencontrait, droite, compétente, mais déjà veuve, Mahaut de
Châtillon-Saint-Pol, sa troisième épouse. Gaucher de Châtillon,
le vieux connétable, avec sa tête de tortue et ses
soixante-dix-sept ans, était en train de remporter encore une
victoire ; il regardait un homme plus jeune de vingt ans s’en aller
avant lui. Étienne de Mornay et Jean de Cherchemont, tous deux
anciens chanceliers de Charles de Valois avant d’être devenus tour
à tour chanceliers de France, Miles de Noyers, légiste et maître
de la Chambre des Comptes, Robert Bertrand, le chevalier au Vert
Lion, nouveau maréchal, le frère Thomas de Bourges, confesseur,
Jean de Torpo, physicien, étaient tous là pour l’aider, chacun au
titre de sa fonction. Mais qui donc aide un homme à mourir ?
Hugues
de Bouville essuyait une larme. Sur quoi pleurait-il, le gros
Bouville, sinon sur sa jeunesse enfuie, sa vieillesse prochaine, et
sa propre vie écoulée ? Certes, un prince qui meurt est plus pauvre
homme que le plus pauvre serf de son royaume. Car le pauvre serf n’a
pas à mourir en public ; sa femme et ses enfants peuvent le leurrer
sur l’imminence de son départ ; on ne l’entoure pas d’un
apparat qui lui signifie sa disparition ; on n’exige pas de lui
qu’il dresse, in extremis, constat de sa propre fin. Or, c’était
bien cela qu’ils réclamaient, tous ces hauts personnages
assemblés. Un testament, qu’est-ce d’autre que l’aveu qu’on
fait soi-même de son décès ? Une pièce destinée à l’avenir
des autres…
Son notaire particulier attendait, l’encrier fixé au
bord de la planche à écrire, le vélin et la plume prêts. Allons !
il fallait commencer… ou plutôt achever. Le plus pénible n’était
pas tant l’effort d’esprit que l’effort de renoncement… Un
testament, cela débutait comme une prière…
— Au nom du Père,
du Fils et du Saint-Esprit…
Charles de Valois avait parlé. Et l’on
crut qu’il priait.
— Écrivez donc, l’ami, dit-il au
secrétaire. Vous entendez bien que je dicte !… Je, Charles…
Il
s’arrêta, parce que c’était une sensation bien douloureuse,
bien effrayante que d’écouter sa propre voix, prononcer son propre
nom pour la dernière fois… Le nom, n’est-ce pas le symbole même
de l’existence de l’être et de son unité ? Valois eut envie
vraiment d’en finir là, parce que rien d’autre ne l’intéressait
plus. Mais il y avait tous ces regards. Une ultime fois, il fallait
agir, et pour les autres, dont il se sentait déjà si profondément
séparé.
— Je, Charles, fils du roi de France, comte de Valois,
d’Alençon, de Chartres et d’Anjou, fais savoir à tous que je,
sain d’esprit bien que malade de corps…
Si l’élocution était
partiellement gênée, si la langue accrochait sur certains mots,
parfois les plus simples, la mécanique cérébrale continuait en
apparence de fonctionner normalement. Mais cette dictée s’effectuait
dans une sorte de dédoublement et comme s’il avait été son
propre auditeur. Il lui semblait se tenir au milieu d’un fleuve
embrumé ; sa voix s’adressait à la rive dont il se détachait ;
il tremblait de ce qui adviendrait lorsqu’il toucherait l’autre
berge.
— … et demandant à Dieu merci, redoutant qu’il ne
m’étonnât d’épouvante quant au jugement de l’âme, j’ordonne
ici de moi et de mes biens, et fais mon testament et ma dernière
volonté de la manière ci-après écrite. Premièrement je remets
mon âme à Notre Seigneur Jésus-Christ et à sa miséricordieuse
Mère et à tous les Saints…
Sur un signe de la comtesse de
Hainaut, un serviteur essuya la salive qui coulait par un coin de la
bouche. Toutes les conversations particulières s’étaient arrêtées
et l’on évitait même les froissements d’étoffe. Les assistants
paraissaient stupéfaits qu’en ce corps immobilisé, réduit,
déformé par la maladie, la pensée eût gardé tant de précision
et même de recherche dans la formulation. Gaucher de Châtillon
murmura à l’adresse de ses voisins :
— Ce n’est pas
aujourd’hui qu’il va passer.
Jean de Torpo, l’un des médecins,
eut une moue négative. Pour lui, Monseigneur Charles n’atteindrait
pas la nouvelle aurore. Mais Gaucher reprit :
— J’en ai vu, j’en
ai vu… Je vous dis qu’il reste de la vie dans ce corps-là…
La
comtesse de Hainaut, le doigt sur la bouche, pria le connétable de
se taire ; Gaucher était sourd et n’appréciait pas la force de
son chuchotement. Valois poursuivait sa dictée :
— Je veux la
sépulture de mon corps en l’église des Frères Mineurs de Paris,
entre les sépultures de mes deux premières épouses compagnes…
Son regard chercha le visage de sa troisième épouse, la vivante,
bientôt comtesse douairière. Trois femmes, et toute une vie était
passée… C’était Catherine, la seconde, qu’il avait le plus
aimée… à cause, peut-être, de sa couronne féerique de
Constantinople. Une beauté, Catherine de Courtenay, bien digne de
porter un titre de légende ! Valois s’étonnait qu’en sa
malheureuse chair, à moitié inerte et au bord de s’anéantir,
demeurât vaguement, diffusément, comme un frémissement des anciens
désirs qui transmettent la vie. Il reposerait donc à côté de
Catherine, à côté de l’impératrice titulaire de Byzance ; et de
l’autre côté, il aurait sa première épouse Marguerite, la fille
du roi de Naples, toutes deux en poudre depuis si longtemps. Quelle
étrangeté que le souvenir d’un désir pût persister quand le
corps qui en était l’objet n’existe plus ! Est-ce que la
résurrection… Mais il y avait la troisième épouse, celle qui le
regardait, et qui avait été bonne compagne aussi. Il fallait lui
laisser quelque fragment charnel.
— Item, je veux mon cœur en
ladite ville et au lieu où ma compagne Mahaut de Saint-Pol élira sa
sépulture ; et mes entrailles en l’abbaye de Chaâlis, le droit au
partage de ma chair m’ayant été octroyé par bulle de Notre Très
Saint-Père le pape…
Il hésita, cherchant la date qui lui
échappait et ajouta :
— … précédemment.
Quelle fierté
n’avait-il pas retirée de cette autorisation, donnée seulement
aux rois, de pouvoir distribuer son cadavre, comme on divise les
saints en reliques ! Il lui serait fait traitement de roi jusque dans
le tombeau. Mais maintenant il pensait à la grande résurrection,
seul espoir laissé à ceux parvenus sur l’extrême bord de
l’ultime marche. Si les enseignements de la religion étaient
vrais, comment se passerait pour lui cette résurrection ? Les
entrailles à Chaâlis, le cœur au lieu que Mahaut de Saint-Pol
choisirait, et le corps en l’église de Paris… Était-ce avec une
poitrine vide, un ventre bourré de paille et recousu de chanvre,
qu’il se dresserait entre Catherine et Marguerite ? Oh ! difficile
espérance puisque inconcevable à l’esprit humain ! Y aurait-il
cette presse de corps et de regards, comme celle qui se tenait en ce
moment autour de son lit ? Quelle grande confusion attendre, si se
dressaient ensemble tous les ancêtres, et tous les descendants, et
les meurtriers face à leurs victimes, et toutes les maîtresses, et
toutes les trahisons… Est-ce que Marigny surgirait devant lui ?
—
…Item, je laisse à l’abbaye de Chaâlis soixante livres tournois
pour faire mon anniversaire…
Le linge à nouveau essuya son menton.
Près d’un quart d’heure durant, il cita toutes les églises,
abbayes, fondations pieuses situées dans ses fiefs, et auxquelles il
laissait, à l’une cent livres, à l’autre cinquante, ici cent
vingt, ici une fleur de lis pour embellir une châsse. Énumération
monotone sauf pour le mourant à qui chaque nom prononcé
représentait un clocher, une ville, un bourg dont il était pour
quelques heures ou jours encore le seigneur. Couleurs d’un rempart,
silhouette d’une flèche ajourée, sonorité des pavés ronds d’une
rue montante, parfums d’une aire de marché, toutes choses une
dernière fois, par la parole, possédées…
Les pensées des
assistants s’échappaient, comme à la messe quand le service est
trop long. Seule Jeanne la Boiteuse, qui souffrait de rester si
longtemps sur ses jambes inégales, écoutait avec attention. Elle
additionnait, elle calculait. À chaque chiffre elle levait vers son
mari, Philippe de Valois, un visage nullement disgracieux, mais
qu’enlaidissaient les mauvaises pensées de l’avarice. Tous ces
legs amputaient l’héritage. Dans l’embrasure d’une fenêtre,
Isabelle chuchotait avec Robert d’Artois ; mais l’inquiétude qui
se lisait sur les traits de la reine n’était pas inspirée par la
funèbre circonstance.
— Méfiez-vous de Stapledon, Robert,
murmurait-elle. Cet évêque est la pire créature du diable, et
Édouard ne l’a envoyé que pour causer nuisance, à moi ou à ceux
qui me soutiennent. Il n’avait rien à faire ici, ce jourd’hui,
et pourtant il s’est imposé, parce qu’il a reçu mission,
dit-il, d’escorter partout mon fils. Il m’épie… La dernière
lettre qui m’est parvenue avait été ouverte et le cachet recollé.
On entendait la voix de Charles de Valois :
— Item, je lègue à ma
compagne, la comtesse, mon rubis que ma fille de Blois me donna.
Item, je lui laisse la nappe brodée qui fut à la reine Marie ma
mère…
Tous les yeux indifférents ou distraits durant l’énoncé
des donations pieuses se remirent à briller parce qu’il était
question des bijoux. La comtesse de Blois arquait les sourcils et
marquait quelque désappointement. Son père aurait bien pu lui faire
retour de ce rubis qu’elle lui avait offert.
— Item, le
reliquaire que j’ai de saint Édouard…
En entendant le nom
d’Édouard, le jeune prince d’Angleterre releva ses longs cils.
Mais non, le reliquaire aussi allait à Mahaut de Châtillon.
—
Item, je laisse à Philippe, mon fils aîné, un rubis et toutes mes
armes et harnois, excepté un haubert d’armure qui est du travail
d’Acre, et l’épée avec laquelle le seigneur d’Harcourt
combattit, que je laisse à Charles, mon fils second. Item, à ma
fille de Bourgogne, femme de Philippe mon fils, la plus belle de
toutes mes émeraudes.
Les joues de la Boiteuse rosirent un peu, et
elle remercia d’une inclination de tête qui parut une indécence.
On pouvait être assuré qu’elle exigerait l’examen des émeraudes
par un expert, pour reconnaître la plus belle !
— Item, à Charles
mon fils second, tous mes chevaux et palefrois, mon calice d’or, un
bassin d’argent et un missel.
Charles d’Alençon se mit à
pleurer, bêtement, comme s’il ne prenait conscience de l’agonie
de son père, et de la peine qu’elle lui causait, qu’au moment où
le moribond le citait.
— Item, je laisse à Louis, mon fils
troisième, toute ma vaisselle d’argent…
L’enfant se tenait
collé à la jupe de Mahaut de Châtillon ; celle-ci lui caressa le
front d’un geste tendre.
— Item, je veux et ordonne que tout ce
qui demeurera de ma chapelle soit vendu pour faire prier pour l’âme
de moi… Item, que tous les effets de ma garde-robe soient
distribués aux valets de ma chambre…
Un remous discret se fit près
des fenêtres ouvertes, et les têtes se penchèrent. Trois litières
venaient d’entrer dans la cour du manoir, au sol couvert de paille
pour étouffer le pas des chevaux. D’une grande litière ornée de
sculptures dorées et de rideaux brodés des châteaux d’Artois, la
comtesse Mahaut, pesante, monumentale, les cheveux tout gris sous son
voile, descendait ainsi que sa fille, la reine douairière Jeanne,
veuve de Philippe le Long. La comtesse était encore accompagnée de
son chancelier, le chanoine Thierry d’Hirson, et de sa dame de
parage, Béatrice, nièce de ce dernier. Mahaut arrivait de son
château de Conflans près de Vincennes, d’où elle ne sortait plus
guère en ces temps pour elle hostiles.
La seconde litière, toute
blanche, transportait la reine douairière Clémence, veuve de Louis
Hutin. De la troisième litière, modeste, aux simples rideaux de
cuir noir, sortait avec quelque peine, et aidé seulement de deux
valets, messer Spinello Tolomei, capitaine général des Lombards de
Paris. Ainsi s’avançaient dans les couloirs du manoir deux
anciennes reines de France, deux jeunes femmes du même âge,
trente-deux ans, qui s’étaient succédé au trône, toutes deux
vêtues de blanc, entièrement, selon l’usage établi pour les
reines veuves, toutes deux blondes et belles, surtout la reine
Clémence, et paraissant un peu comme deux sœurs jumelles. Derrière
elles, les dominant des épaules, marchait la redoutable comtesse
Mahaut dont chacun savait, mais sans avoir eu le courage d’en
porter témoignage, qu’elle avait tué le mari de l’une pour que
l’autre régnât. Et puis enfin, traînant la jambe, poussant le
ventre, les cheveux blancs épars sur son col et les griffes du temps
plantées dans les joues, le vieux Tolomei qui avait été, de près
ou de loin, mêlé à toutes les intrigues.
Parce que l’âge
ennoblit tout, et parce que l’argent est la vraie puissance du
monde, parce que Monseigneur de Valois, sans Tolomei, n’aurait pu
épouser autrefois l’impératrice de Constantinople, parce que,
sans Tolomei, la cour de France n’aurait pu envoyer Bouville
chercher la reine Clémence à Naples, ni Robert d’Artois soutenir
ses procès et épouser la fille du comte de Valois, parce que sans
Tolomei la reine d’Angleterre n’aurait pu se trouver ici avec son
fils, on accorda au vieux Lombard qui avait tant vu, tant prêté, et
s’était beaucoup tu, les égards qui ne vont qu’aux princes.
On
se tassait contre les murs, on s’effaçait pour libérer la porte.
Bouville se mit à trembler quand Mahaut le frôla. Isabelle et
Robert d’Artois échangèrent une interrogation muette. Tolomei
entrant avec Mahaut, cela signifiait-il que le vieux renard toscan
travaillait aussi pour le compte de l’adversaire ? Mais Tolomei,
d’un sourire discret, rassura ses clients. Il ne fallait voir, dans
cette arrivée simultanée, qu’un hasard de route. L’entrée de
Mahaut avait créé une gêne dans l’assistance. Valois s’arrêta
de dicter en voyant apparaître sa vieille et géante adversaire,
poussant devant elle les deux veuves blanches, comme deux agnelles
qu’on mène paître. Et puis Valois aperçut Tolomei. Alors sa main
valide, où brillait le rubis qui allait passer au doigt de son fils
aîné, s’agita devant son visage, et il dit :
— Marigny,
Marigny…
On crut qu’il perdait l’esprit. Mais non ; la vue de
Tolomei lui rappelait leur commun ennemi. Sans l’aide des Lombards,
jamais Valois ne serait venu à bout du coadjuteur. On entendit alors
la grande Mahaut d’Artois dire :
— Dieu vous pardonnera, Charles,
car votre repentance est sincère.
— La gueuse, prononça Robert
d’Artois assez haut pour être entendu de ses voisins ; elle ose
parler de remords.
Charles de Valois, négligeant la comtesse
d’Artois, faisait signe au Lombard d’approcher. Le vieux Siennois
vint au bord du lit, souleva la main paralysée, la baisa ; et Valois
ne sentit pas ce baiser.
— Nous prions pour votre guérison,
Monseigneur, dit Tolomei.
Guérison ! le seul mot de réconfort que
Valois eût entendu parmi tous ces gens dont aucun ne mettait sa mort
en doute et qui attendaient son dernier soupir comme une nécessaire
formalité ! Guérison… Le banquier lui disait-il cela par
complaisance ou bien le pensait-il vraiment ? Ils se regardèrent et,
dans le seul œil ouvert de Tolomei, cet œil sombre et rusé, le
moribond vit une expression de complicité. Un œil enfin d’où il
n’était pas éliminé !
— Item, item, reprit Valois en pointant
l’index vers le notaire, je veux et commande que toutes mes dettes
soient payées par mes enfants.
Ah ! C’était un beau legs qu’il
faisait par ces mots à Tolomei, et plus lourd que tous les rubis et
tous les reliquaires ! Et Philippe de Valois, et Charles d’Alençon,
et Jeanne la Boiteuse, et la comtesse de Blois prirent tous la même
mine déconfite. Il avait bien besoin de venir, ce Lombard !
—
Item, à Aubert de Villepion, mon chambellan, une somme de deux cents
livres tournois ; à Jean de Cherchemont qui fut mon chancelier avant
d’être celui de France, autant ; à Pierre de Montguillon, mon
écuyer…
Voilà que Monseigneur de Valois était repris par ce goût
de largesse qui lui avait si fort coûté tout au long de sa vie. Il
voulait récompenser royalement ceux qui l’avaient servi. Deux
cents, trois cents livres ; ce n’étaient point legs énormes, mais
lorsqu’il en existait quarante, cinquante à la file et qui
s’ajoutaient aux legs religieux… L’or du pape, déjà bien
écorné, n’allait pas y suffire, ni une année de revenus de tout
l’apanage Valois. Il serait donc prodigue, Monseigneur Charles,
jusques après son trépas !
Mahaut s’était rapprochée du groupe
anglais. Elle avait salué Isabelle d’un regard où luisait une
vieille haine, souri au petit prince Édouard comme si elle l’eût
voulu mordre, et enfin elle avait regardé Robert.
— Mon bon neveu,
te voilà bien en peine ; c’était un vrai père pour toi…
dit-elle à voix basse.
— Et pour vous aussi, ma bonne tante, c’est
là un coup navrant, répondit-il de même. Vous comptez à peu près
le même nombre d’ans que Charles. L’âge où l’on meurt…
Dans le fond de la salle, on entrait, on sortait. Isabelle s’aperçut
soudain que l’évêque Stapledon avait disparu ; ou plus exactement
qu’il était en train de disparaître, car elle le vit qui
franchissait la porte, de ce mouvement onctueux, glissant et assuré
qu’ont les ecclésiastiques pour traverser les foules. Et le
chanoine d’Hirson, le chancelier de Mahaut filait dans son sillage.
La géante suivait du regard cette sortie elle aussi, et les deux
femmes se surprirent dans leur commune observation.
Isabelle aussitôt
se posa d’inquiètes questions. Que pouvaient avoir à se dire
Stapledon, l’envoyé de ses ennemis, et le chancelier de la
comtesse ? Et comment se connaissaient-ils, alors que Stapledon était
arrivé de la veille ? Les espions d’Angleterre avaient travaillé
du côté de Mahaut, ce n’était que trop évident. « Elle a
toutes raisons de vouloir se venger et me nuire, pensait Isabelle.
J’ai dénoncé autrefois ses filles… Ah ! Comme je voudrais que
Roger fût là ! Que n’ai-je insisté pour qu’il vienne ! »
Les
deux ecclésiastiques en vérité n’avaient guère eu de peine à
se joindre. Le chanoine d’Hirson s’était fait désigner l’envoyé
d’Édouard.
— Reverendissimus sanctissimusque Exeteris episcopus
? lui avait-il demandé. Ego canonicus et comitisso Artesiensis
cancellarius sum.
Ils avaient mission de s’aboucher à la
première occasion. Cette occasion venait de se présenter. À
présent, assis côte à côte dans une embrasure de fenêtre, au
retrait de l’antichambre, et leur chapelet en main, ils
conversaient en latin, comme s’ils se fussent envoyé les répons
des prières pour les agonisants. Le chanoine d’Hirson possédait
la copie d’une très intéressante lettre d’un certain évêque
anglais qui signait « O », adressée à la reine Isabelle, lettre
qui avait été dérobée à un commerçant italien pendant son
sommeil, dans une auberge d’Artois. Cet évêque « O »
conseillait à la destinataire de ne point revenir pour l’heure,
mais de se faire le plus de partisans qu’elle pourrait en France,
de réunir mille chevaliers et de débarquer avec eux pour chasser
les Despensers et le mauvais évêque Stapledon.
Thierry d’Hirson
avait sur lui cette copie. Monseigneur Stapledon souhaitait-il en
prendre connaissance ? Un papier passa du camail du chanoine aux
mains de l’évêque, qui y jeta les yeux et y reconnut le style
habile, précis, d’Adam Orleton. Si Lord Mortimer, ajoutait
celui-ci, prenait le commandement de l’expédition, toute la
noblesse anglaise se rallierait en quelques jours. L’évêque
Stapledon se rongeait le coin du pouce.
— Ille baro de Mortuo Mari
concubinus Isabellæ reginæ aperte est, précisa Thierry
d’Hirson.
L’évêque d’Exeter en voulait-il des preuves ?
Hirson lui en fournirait quand il voudrait. Il suffisait d’interroger
les serviteurs, de faire surveiller les entrées et sorties du palais
de la Cité, de demander simplement leur avis aux familiers de la
cour. Stapledon enfouit la copie de la lettre dans sa robe, sous sa
croix pectorale.
Monseigneur de Valois, pendant ce temps, avait nommé
les exécuteurs de son testament. Son grand sceau, fait d’un semis
de fleurs de lis entouré de l’inscription : « Caroli regis
Franciæ filli, comitis Valesi et Andegaviae » s’était
imprimé dans la cire coulée sur les lacets qui pendaient au bas du
document. L’assistance commençait à évacuer la chambre.
—
Monseigneur, puis-je présenter à votre haute et sainte personne ma
nièce Béatrice, damoiselle de parage de la comtesse ? dit Thierry
d’Hirson à Stapledon en désignant la belle fille brune, au regard
coulant et aux hanches ondoyantes, qui s’approchait d’eux.
Béatrice d’Hirson baisa l’anneau de l’évêque ; puis son
oncle lui dit quelques mots à voix basse. Elle rejoignit alors la
comtesse Mahaut et lui murmura :
— C’est chose faite, Madame.
Et
Mahaut, qui se tenait toujours à proximité d’Isabelle, avança sa
grande main pour caresser le front du jeune prince Édouard. Puis
chacun repartit pour Paris. Robert d’Artois et le chancelier, parce
qu’ils avaient à veiller aux tâches de gouvernement. Tolomei,
parce que ses affaires l’appelaient. Mahaut, parce que, sa
vengeance mise en route, elle n’avait plus rien à faire là.
Isabelle, parce qu’elle désirait au plus tôt parler à Mortimer,
les reines veuves parce qu’on n’eût pas su où les loger. Même
Philippe de Valois eut à regagner Paris, pour l’administration de
ce gros comté dont il était déjà le tenant de fait. Il ne resta
auprès du moribond que sa troisième épouse, sa fille aînée la
comtesse de Hainaut, ses plus jeunes enfants et ses proches
serviteurs. Guère plus de monde qu’autour d’un petit chevalier
de province, alors que son nom et ses actes avaient tant agité le
monde, depuis les bords de l’Océan jusqu’aux rives du Bosphore.
Et le lendemain, Monseigneur Charles de Valois respirait toujours, et
le surlendemain encore. Le connétable Gaucher avait vu juste ; la
vie continuait à se battre dans ce corps foudroyé. Toute la cour,
pendant ces jours-là, se transporta à Vincennes, pour l’hommage
que le jeune prince Édouard, duc d’Aquitaine, rendit à son oncle
Charles le Bel. Puis, à Paris, une pièce d’échafaudage chut tout
près de la tête de l’évêque Stapledon ; une passerelle, le
lendemain, se rompit sous les fers de la mule du clerc qui le
suivait. Un matin qu’il s’éloignait de son logis à l’heure de
la première messe, Stapledon se trouva nez à nez dans une rue
étroite avec Gérard de Alspaye, l’ancien lieutenant de la tour de
Londres, et le barbier Ogle. Les deux hommes paraissaient se
promener, insouciants. Mais sort-on de chez soi à pareille heure,
simplement pour entendre chanter les oiseaux ? Dans une encoignure se
tenait aussi un petit groupe d’hommes silencieux parmi lesquels
Stapledon crut reconnaître le visage chevalin du baron Maltravers.
Un convoi de maraîchers qui encombra la chaussée permit à l’évêque
anglais de regagner précipitamment sa porte. Le soir même, sans
avoir fait aucun adieu, il prenait la route de Boulogne, pour aller
secrètement s’embarquer. Il emportait, outre la copie de la lettre
d’Orleton, de nombreuses preuves rassemblées pour convaincre de
complot et de trahison la reine Isabelle, Mortimer, le comte de Kent
et tous les seigneurs qui les entouraient.
Dans un manoir
d’Ile-de-France, à une lieue de Rambouillet, Charles de Valois,
abandonné de presque tous et reclus dans son corps comme déjà dans
un tombeau, existait toujours. Celui qu’on avait appelé le second
roi de France n’était plus attentif qu’à l’air qui pénétrait
ses poumons d’un rythme irrégulier, avec par instants
d’angoissantes pauses. Et il continuerait de respirer cet air, dont
toute créature se nourrit, de longues semaines encore, jusqu’en
décembre.
Demain "La louve de France" 3ème partie "Le roi volé" ch 1 "Les époux ennemis"
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