lundi 13 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - ch. 5 - Attente


V
ATTENTE 

 
  La fin de l’automne s’écoula, et tout l’hiver, et le printemps encore et le début de l’été. Lord Mortimer vit les quatre saisons passer sur Paris, la boue s’amasser dans les rues étroites, puis la neige blanchir les prés de Saint-Germain, puis les bourgeons s’ouvrir aux arbres des berges de Seine, et le soleil briller sur la tour carrée du Louvre, sur la ronde tour de Nesle, sur la flèche aiguë de la Sainte-Chapelle. 
  Un émigré attend. C’est son rôle, et presque, croirait-on, sa fonction. Il attend que le mauvais sort passe ; il attend que les gens, dans le pays où il a pris refuge, aient fini de régler leurs propres affaires. Passés les moments de l’arrivée, où ses revers suscitent la curiosité, où chacun veut s’emparer de lui comme d’un animal de montre, sa présence bientôt devient lassante. Il semble toujours porteur d’un reproche muet. Mais on ne saurait s’occuper de lui à chaque instant ; il est le demandeur, il peut bien patienter, après tout ! 
  Donc, Roger Mortimer attendait, comme il avait attendu deux mois en Picardie, chez son cousin Jean de Fiennes, que la cour de France fût rentrée à Paris, comme il avait attendu que Monseigneur de Valois trouvât, parmi toutes ses tâches, l’heure de le recevoir… Il attendait maintenant une guerre de Guyenne qui seule pouvait changer son destin. Oh ! Monseigneur de Valois n’avait pas lanterné à donner les ordres. Les officiers du roi de France, ainsi que Robert l’avait conseillé, avaient bien entrepris, à Saint-Sardos, sur les dépendances litigieuses de la seigneurie de Sarlat, les fondations d’une forteresse ; mais une forteresse ne s’élève pas en un jour, ni même en trois mois, et les gens du roi d’Angleterre n’avaient pas paru, du moins au début, s’émouvoir outre mesure. Aucun incident ne s’était encore produit. 
  Roger Mortimer profitait de ses loisirs pour parcourir cet du royaume d’Angleterre, avec ses deux millions d’âmes, n’atteignait pas le dixième du total des sujets du roi de France. C’était à près de vingt-deux millions qu’il fallait évaluer le nombre des Français. Paris, à soi seul, comptait trois cent mille âmes quand Londres n’en avait que quarante mille. Et quel grouillement dans ses rues, quelle activité de négoce et d’industrie, quelle dépense ! Il suffisait, pour s’en convaincre, de se promener sur le Pont-au-Change ou le long du quai des Orfèvres, et d’écouter bruire, dans le fond des boutiques, tous les petits marteaux à battre l’or ; de traverser, en se pinçant un peu le nez, le quartier de la Grande Boucherie, derrière le Châtelet, où travaillaient les tripiers et les écorcheurs ; de suivre la rue Saint-Denis où se tenaient les merciers ; d’aller tâter les étoffes sous les grandes halles aux Drapiers… 
  Dans la rue des Lombards, plus silencieuse, et que maintenant Lord Mortimer connaissait bien, se traitaient les grandes affaires. Près de trois cent cinquante corporations et maîtrises réglaient la vie de tous ces métiers ; chacune avait ses lois, ses coutumes, ses fêtes, et il n’était pratiquement pas de jour dans l’année où, après messe entendue et discussion en parloir, un grand banquet n’unît maîtres et compagnons, tantôt les chapeliers, tantôt les fabricants de cierges, tantôt les tanneurs… Sur la montagne Sainte-Geneviève, tout un peuple de clercs, de docteurs en bonnets, disputaient en latin, et les échos de leurs controverses sur l’apologétique ou les principes d’Aristote allaient ensemencer d’autres débats dans la chrétienté entière. Les grands barons, les grands prélats, et beaucoup de rois étrangers avaient en ville une demeure où ils tenaient une sorte de cour. La noblesse hantait les rues de la Cité, la Galerie mercière du palais royal, les abords des hôtels de Valois, de Navarre, d’Artois, de Bourgogne, de Savoie. Chacun de ces hôtels était comme le siège d’une représentation permanente des grands fiefs ; les intérêts de chaque province s’y concentraient. 
  Et la ville croissait, sans cesse, poussant ses faubourgs sur les jardins et les champs, hors des murs d’enceinte de Philippe Auguste qui commençaient à disparaître, noyés dans les constructions nouvelles. Si l’on poussait un peu hors de Paris, on voyait que les campagnes étaient prospères. De simples porchers, des bouviers, possédaient fréquemment une vigne ou un champ en propre. Les femmes employées aux travaux de la terre, ou à d’autres métiers, ne travaillaient jamais le samedi après-midi qui pourtant leur était payé ; d’ailleurs, en tous lieux, on quittait le travail le samedi au troisième coup de vêpres. Les fêtes religieuses, nombreuses, étaient chômées, tout comme les fêtes de corporations. 
  Et pourtant, ces gens-là se plaignaient. Or, quels étaient leurs principaux sujets de doléances ? Les tailles, les impôts, assurément, comme en tous temps et en tous pays, mais le fait aussi qu’ils eussent toujours au-dessus d’eux quelqu’un dont ils dépendaient. Ils avaient le sentiment de ne jamais vraiment disposer d’eux-mêmes ni des fruits de leur effort. Il demeurait en France, malgré les ordonnances de Philippe V insuffisamment suivies, beaucoup plus de serfs proportionnellement qu’en Angleterre où la plupart des paysans étaient des hommes libres, tenus d’ailleurs de s’équiper pour l’armée, et qui pouvaient faire entendre leur voix aux assemblées royales. Cela faisait mieux comprendre que le peuple d’Angleterre eût exigé des chartes de ses souverains. 
  En revanche, la noblesse de France n’était point divisée comme celle d’Angleterre ; il s’y trouvait bien des ennemis jurés pour questions d’intérêts particuliers, tels Robert d’Artois et sa tante Mahaut ; il s’y formait des clans, des coteries, mais toute cette noblesse reprenait cohésion lorsqu’il s’agissait de ses intérêts généraux ou de la défense du royaume. L’idée de nation y était plus précise et plus forte. 
  La seule vraie similitude, en ce temps-là, qui existait entre les deux pays, tenait à la personne même de leurs rois. À Londres comme à Paris, les couronnes étaient échues à des hommes faibles, ignorant ce souci véritable de la chose publique sans lequel un prince n’est prince que de nom. Mortimer avait été présenté au roi de France et l’avait revu à plusieurs reprises ; il n’avait pu se former une bien haute opinion de cet homme de vingt-neuf ans, que ses seigneurs appelaient Charles le Bel, et son peuple Charles le Biau, mais qui, sous sa noble apparence, n’avait pas deux onces de cervelle. « Avez-vous trouvé un logis convenable, messire de Mortimer ? Votre épouse est-elle avec vous ? Ah ! comme vous devez en être privé ! Combien d’enfants vous a-t-elle donnés ? » C’était là à peu près toutes les paroles que le roi avait adressées à l’exilé ; et chaque fois il lui redemandait : « Votre épouse est-elle avec vous ? Combien d’enfants en avez-vous eus ? » ayant, entre deux entrevues, oublié la réponse. Ses préoccupations semblaient être seulement d’ordre domestique et conjugal. 
  Son triste mariage avec Blanche de Bourgogne, et dont il gardait blessure, avait été dissous par une annulation où lui-même n’était pas apparu sous le meilleur jour. On l’avait aussitôt remarié à Marie de Luxembourg, jeune sœur du roi de Bohême avec lequel Monseigneur de Valois, justement dans ce moment-là, voulait s’entendre au sujet du royaume d’Arles. Et voici qu’à présent Marie de Luxembourg était enceinte, et Charles le Bel l’entourait d’attentions un peu sottes. 
  L’incompétence du roi n’empêchait pas que la France s’occupât des affaires du monde entier. Le Conseil gouvernait au nom du roi, et Monseigneur de Valois au nom du Conseil. On donnait des avis à la papauté ; plusieurs chevaucheurs, qui touchaient huit livres et quelques deniers par voyage – un vrai patrimoine – avaient pour unique service d’acheminer le courrier vers Avignon. Et d’autres ainsi, vers Naples, vers l’Aragon, vers l’Allemagne. Car on veillait beaucoup aux questions d’Allemagne, où Charles de Valois et son compère Jean de Luxembourg s’étaient entendus pour faire excommunier l’empereur Louis de Bavière, de telle sorte que la couronne du Saint Empire pût être offerte… à qui donc ? Mais à Monseigneur de Valois lui-même qui s’entêtait en son vieux rêve. Chaque fois que le siège du Saint Empire se trouvait vacant, Monseigneur de Valois se portait candidat. De quel prestige accru bénéficierait la croisade si son chef se trouvait élu empereur ! Mais il ne fallait pas négliger pour autant de surveiller la Flandre, cette Flandre qui causait de permanents soucis à la couronne, selon que les populations s’y révoltaient contre leur comte parce que celui-ci se montrait fidèle au roi de France ou bien que le comte lui-même se révoltait contre le roi pour satisfaire ses populations. Et puis enfin, on s’occupait de l’Angleterre, et Roger Mortimer était appelé chez Valois chaque fois qu’une question se posait à ce sujet. 
  Mortimer avait loué logis, près de l’hôtel de Robert d’Artois, dans la rue Saint-Germain-des-Prés et devant l’hôtel de Navarre. Gérard de Alspaye, qui le suivait depuis son évasion de la Tour, commandait sa maison où le barbier Ogle tenait office de valet de chambre, et qui se grossissait petit à petit de réfugiés obligés à l’exil, eux aussi, par la haine des Despensers. En particulier était arrivé John Maltravers, seigneur anglais du parti de Mortimer, et descendant comme lui d’un compagnon du Conquérant. Ce Maltravers avait la face longue et sombre, les cheveux pendants, les dents immenses ; il ressemblait à son cheval. Il n’était pas très agréable compagnon et faisait sursauter les gens par des rires saccadés, hennissants, dont on cherchait en vain les motifs. Mais dans l’exil, on ne choisit pas ses amis ; l’infortune commune vous les impose. 
  Par Maltravers, Mortimer apprit que sa femme avait été transférée au château de Skipton, dans le comté d’York, avec pour toute suite une dame, un écuyer, une blanchisseuse, un valet et un page, et qu’elle recevait treize shillings et quatre deniers par semaine pour son entretien et celui de ses gens ; presque la prison… 
  Quant à la reine Isabelle, son sort devenait de jour en jour plus pénible. Les Despensers la pillaient, la dépouillaient, l’humiliaient avec une patiente perfection dans la cruauté. « Il ne me reste plus en propre que la vie, faisait-elle dire à Mortimer, et je crains fort qu’on ne s’apprête à me l’ôter. Hâtez mon frère à ma défense. » Mais le roi de France… « Votre épouse est-elle auprès de vous ? Avez-vous des fils ? »… s’en remettait aux avis de Monseigneur de Valois qui lui-même remettait tout au résultat de ses actions d’Aquitaine. 
  Et si d’ici-là les Despensers assassinaient la reine ?   
  — Ils n’oseront pas, répondait Valois. 
  Mortimer allait glaner d’autres nouvelles chez le banquier Tolomei qui lui faisait passer son courrier outre-manche. Les Lombards avaient un meilleur réseau de poste que la cour, et leurs voyageurs étaient plus habiles à dissimuler les messages. Ainsi la correspondance entre Mortimer et l’évêque d’Orleton était à peu près régulière. L’évêque avait payé cher d’avoir monté l’évasion de Mortimer ; mais il était courageux et tenait tête au roi. 
  Premier prélat d’Angleterre jamais traduit devant une juridiction laïque, il avait refusé de répondre à ses accusateurs, appuyé d’ailleurs par tous les archevêques du royaume qui voyaient leurs privilèges menacés. Édouard avait poursuivi le procès, fait condamner Orleton, et ordonné la confiscation de ses biens. Édouard venait également d’écrire au pape pour demander la déposition de l’évêque, comme rebelle ; il était important que Monseigneur de Valois agît auprès de Jean XXII pour empêcher une telle mesure dont le résultat eût été de porter la tête d’Orleton sur le billot. 
  Pour Henry Tors-Col, la situation était confuse. Édouard l’avait fait en mars comte de Lancastre, lui rendant les titres et les biens de son frère décapité, dont le grand château de Kenilworth. Puis, tout aussitôt, pour avoir eu connaissance d’une lettre d’encouragement et d’amitié adressée à Orleton, Édouard avait accusé Tors-Col de haute trahison. 
  Tolomei, à chaque visite que Mortimer lui rendait, ne manquait pas de dire à l’exilé : 
  — Puisque vous voyez souvent Messeigneurs de Valois et d’Artois, et que vous êtes bien leur ami, rappelez-leur, je vous en prie, ces bouches à poudre qu’on a expérimentées en Italie et qui serviront beaucoup aux sièges des villes. Mon neveu à Sienne, et les Bardi à Florence, peuvent s’occuper de les fournir ; ce sont pièces d’artillerie plus faciles à mettre en place que les grosses catapultes à balancier, et qui font plus de dégâts. Monseigneur de Valois devrait bien en équiper sa croisade… 
  Les femmes, dans le début, s’étaient assez intéressées à Mortimer, à cet étranger au beau torse, tout vêtu de noir, austère, et qui mordillait la cicatrice blanche qu’il avait à la lèvre. Elles lui avaient fait raconter vingt fois son évasion ; tandis qu’il parlait, de belles poitrines se soulevaient sous les transparentes gorgières de lin. Sa voix, qui était grave, presque rauque, avec un accent inattendu sur certains mots, touchait les cœurs oisifs. 
  Robert d’Artois, à bien des reprises, avait voulu pousser le baron anglais dans ces bras qui ne demandaient qu’à s’ouvrir, comme il s’était offert aussi à lui procurer quelques follieuses, par paire ou par tercet, pour le distraire de ses soucis. Mais Mortimer n’avait cédé à aucune tentation, au point qu’on se demandait d’où lui venait cette rare vertu, et s’il ne partageait pas les mœurs de son roi. On ne pouvait imaginer la vérité, à savoir que cet homme, le même qui avait parié son salut sur la mort d’un corbeau, avait misé son retour en fortune sur sa chasteté. Il s’était fait la promesse de ne pas toucher femme avant d’avoir retrouvé et la terre d’Angleterre, et ses titres, et sa puissance. Un vœu de chevalier, tel qu’auraient pu le prononcer un Lancelot, un Amadis, un compagnon du roi Arthur. Mais Roger Mortimer devait s’avouer, après tant de mois, qu’il avait choisi son vœu un peu légèrement, et ceci contribuait à lui assombrir l’humeur… 
  Enfin de satisfaisantes nouvelles arrivèrent d’Aquitaine. Le sénéchal du roi d’Angleterre, messire Basset, homme d’autant plus sourcilleux que son nom prêtait à rire, commença de s’inquiéter de la forteresse qui s’élevait à Saint-Sardos. Il y vit une usurpation des droits de son maître, et une insulte à sa propre personne. Ayant réuni quelques troupes, il entra dans Saint-Sardos à l’improviste, mit la bourgade au pillage, appréhenda les officiers chargés de surveiller les travaux et les pendit aux poteaux fleurdelisés qui signalaient la suzeraineté du roi de France. 
  Messire Ralph Basset n’était point seul dans cette expédition ; plusieurs seigneurs de la région lui avaient prêté la main. Robert d’Artois, le jour qu’il en fut informé, alla quérir aussitôt Mortimer et l’entraîna chez Charles de Valois. Il débordait de joie et de fierté, Monseigneur d’Artois ; il riait plus fort que de coutume et donnait à ses familiers d’amicales tapes qui les envoyaient rebondir contre les murs. Enfin l’on tenait l’occasion, née de son inventive cervelle ! 
  L’affaire fut aussitôt évoquée au Conseil étroit ; on fit les représentations d’usage, et les coupables du sac de Saint-Sardos se virent assignés devant le parlement de Toulouse. Allaient-ils se présenter, reconnaître leurs torts, faire soumission ? On le craignait. Par chance, l’un d’entre eux, un seul, Raymond Bernard de Montpezat, refusa de se rendre à la convocation. Il n’en fallait pas davantage. On rendit un jugement par défaut, et Jean de Roye, qui avait succédé à Pierre-Hector de Galard comme grand maître des arbalétriers, fut envoyé en Guyenne avec petite escorte afin de se saisir du sire de Montpezat, de ses biens, et de présider au démantèlement de son château. 
  Or ce fut le sire de Montpezat qui l’emporta. Il retint prisonnier Jean de Roye et exigea rançon pour le rendre. Le roi Édouard n’était pour rien dans cet incident mais son cas s’aggravait par la force des choses ; et Robert d’Artois exultait. Car un grand maître des arbalétriers n’est pas un homme qu’on séquestre sans qu’il s’ensuive des conséquences graves ! 
  De nouvelles représentations furent adressées au roi d’Angleterre, directement cette fois, et assorties d’une menace de confiscation du duché. Au début d’avril, Paris vit arriver le comte de Kent, demi-frère du roi Édouard, secondé de l’archevêque de Dublin ; ils venaient proposer à Charles IV, pour régler leur différend, de renoncer tout simplement à l’hommage d’Édouard. Mortimer, qui rencontra Kent à cette occasion – leurs rapports restèrent courtois bien que leur situation fût difficile – lui démontra l’inutilité totale de cette démarche. Le jeune comte de Kent en était d’ailleurs lui-même persuadé ; il s’acquittait de sa mission sans plaisir. 
  Il repartit en emportant le refus du roi de France, transmis de méprisante manière par Charles de Valois. La guerre inventée par Robert d’Artois semblait sur le point d’éclater. Mais voici que dans le même temps la nouvelle reine, Marie de Luxembourg, mourut brusquement, à Issoudun, en accouchant avant terme d’un enfant qui n’était pas viable. On ne pouvait décemment déclarer la guerre pendant le deuil, d’autant que le roi Charles était vraiment très abattu et presque incapable de tenir conseil. Le sort le poursuivait, décidément, dans son destin d’époux. Trompé d’abord, ensuite veuf… 
  Il fallut que Valois, tout souci cessant, s’employât à découvrir une troisième épouse au roi, lequel s’inquiétait, devenait aigre, et reprochait à chacun le manque d’héritier où se trouvait le royaume. Lord Mortimer dut donc attendre qu’on ait réglé cette affaire… Monseigneur de Valois eût volontiers proposé une de ses dernières filles à marier, si les âges avaient pu s’assortir ; malheureusement même l’aînée, celle qui avait été offerte naguère au prince héritier d’Angleterre, ne comptait pas douze ans. Et Charles le Bel n’était guère enclin à patienter. Restait une autre cousine germaine, fille celle-là de Monseigneur Louis d’Évreux, défunt à présent, et nièce de Robert d’Artois. 
  Cette Jeanne d’Évreux n’avait guère d’éclat mais était bien faite, et, surtout, elle avait l’âge requis pour être mère. Monseigneur de Valois, plutôt que d’engager de longues et difficiles tractations au-delà des frontières, encouragea toute la cour à pousser Charles vers cette union. Trois mois après la mort de Marie de Luxembourg, une nouvelle dispense était demandée au pape. Le mariage eut lieu le 5 juillet. 
  Quatre jours plus tôt, Charles avait décidé la confiscation de l’Aquitaine et du Ponthieu pour révolte et défaut d’hommage. Le pape Jean XXII, comme il le jugeait de sa mission chaque fois qu’éclatait un conflit entre deux souverains, écrivit au roi Édouard, l’engageant à venir prêter l’hommage pour qu’un des points du litige au moins fût apaisé. Mais l’armée de France était déjà sur pied et se rassemblait à Orléans, tandis qu’une flotte s’équipait dans les ports pour attaquer les côtes anglaises. Parallèlement, le roi d’Angleterre avait ordonné quelques levées d’hommes en Aquitaine, et messire Ralph Basset réunissait ses bannières ; le comte de Kent revenait en France, mais par l’Océan cette fois, et pour exercer dans le duché la lieutenance que lui avait commise son demi-frère. 
  Allait-on partir ? Non, car il fallut encore que Monseigneur de Valois courût à Bar-sur-Aube pour y conférer avec Léopold de Habsbourg au sujet de l’élection au Saint Empire, et conclure un traité par lequel Habsbourg s’engageait à ne point être candidat, moyennant sommes d’argent, pensions et revenus dès à présent fixés, dans le cas où Valois serait élu empereur. Roger Mortimer attendait toujours… 
  Enfin le 1 er août, par une chaleur écrasante où les chevaliers cuisaient comme en marmite sous leur cuirasse, Charles de Valois, superbe, lourd, portant cimier à son casque et cotte brodée d’or par-dessus son armure, se fit élever en selle. Il avait à ses côtés son second fils, le comte d’Alençon, son neveu Philippe d’Évreux, nouveau beau-frère du roi, le connétable Gaucher de Châtillon, Lord Mortimer de Wigmore, et enfin Robert d’Artois qui, monté sur un cheval à sa taille, pouvait surveiller toute l’armée. Monseigneur de Valois partant pour cette campagne, sa seconde campagne de Guyenne, qu’il avait voulue, décidée, fabriquée presque, était-il joyeux, heureux ou simplement satisfait ? Nullement. Il était d’humeur morose, parce que Charles IV avait refusé de signer sa commission de lieutenant général du roi en Aquitaine. Si quelqu’un vraiment avait droit à ce titre, n’était-ce pas Charles de Valois ? Et quel visage faisait-il, alors que le comte de Kent, ce damoiseau, ce nourrisson, avait reçu, lui, la lieutenance du roi Édouard ! 
  Le roi Charles le Bel, qui n’était capable de décider de rien, avait ainsi de brusques et bizarres obstinations à refuser ce qu’on lui demandait de plus évidemment nécessaire. Charles de Valois pestait ferme ce jour-là et ne cachait pas à ses voisins la petite opinion dans laquelle il tenait son neveu et souverain. En vérité, ce niais couronné, cet oison, valait-il qu’on se donnât tant de peine à gouverner pour lui le royaume ? Le vieux connétable Gaucher de Châtillon, qui commandait théoriquement l’armée, puisque Valois n’avait pas de commission officielle, plissait ses paupières de tortue sous son heaume de forme démodée. Il était un peu sourd, mais à soixante-quatorze ans, faisait encore bonne figure en selle. 
  Lord Mortimer avait acheté ses armes chez Tolomei. Sous la ventaille levée de son casque, on voyait briller ses yeux aux reflets durs, de la même couleur que l’acier neuf. Comme il marchait, par la faute de son roi, contre son pays, il portait une cotte d’armes de velours noir, en signe de deuil. La date de ce départ, il ne l’oublierait pas : on était le 1 er août 1324, fête de Saint-Pierre-ès-Liens, et il y avait un an, jour pour jour, qu’il s’était évadé de la tour de Londres.

Demain ‘’La louve de France’’ ch. 6 ‘’Les bouches à feu’’.

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