vendredi 31 mai 2019

Mes 100 films (201-300) 251 - Eva


Eva (1962) Joseph Losey
Jeanne Moreau, Stanley Baker

Tyvian Jones est un menteur qui s'est bâti une réputation d'écrivain grâce aux ouvrages de son frère. Arrivant à Venise, il rencontre Eva, dont il tombe follement amoureux. Mais cette dernière a choisi de vivre une vie indépendante, se refusant à aimer et ne voulant pas être aimée. Tyvian se marie avec une autre femme, Francesca, mais aime toujours Eva, ce qui fait de sa vie un enfer.

 
Eva (1962) Joseph Losey
Jeanne Moreau, Stanley Baker
Tyvian Jones est un menteur qui s'est bâti une réputation d'écrivain grâce aux ouvrages de son frère. Arrivant à Venise, il rencontre Eva, dont il tombe follement amoureux. Mais cette dernière a choisi de vivre une vie indépendante, se refusant à aimer et ne voulant pas être aimée. Tyvian se marie avec une autre femme, Francesca, mais aime toujours Eva, ce qui fait de sa vie un enfer.


."Eva" est un film de transition dans l'oeuvre de Joseph Losey, qui allait par la suite s’échapper tout à fait du cadre du cinéma policier pour aborder les questions les plus angoissantes dans des oeuvres ambitieuses! Au sommet de son art, Jeanne Moreau en courtisane dont Stanley Baker devient le jouet est absolument superbe! Dans une magnifique Venise et Rome dèsertes en noir et blanc, Losey filme admirablement le vide des êtres et les rapport des forces qui les lient! il y a du Antonioni dans ce film riche en divers niveaux de lecture, qui plonge le spectateur dans une atmosphère étrange et plastiquement belle! Du grand Losey...

 


Les rois maudits - La louve de France - 4ème partie - ch 2 - l'heure de lumière


II
L’HEURE DE LUMIÈRE 


 
  « À très bon et puissant seigneur Guillaume, comte de Hainaut, Hollande et Zélande. « Mon très cher et très aimé frère, en la garde de Dieu, salut. 
  « Or nous étions encore à mettre sur pied nos bannières autour du port marin de Harwich, et la reine à camper en l’abbaye de Walton, quand la bonne nouvelle nous est parvenue que Monseigneur Henry de Lancastre, qui est cousin au roi Édouard et qu’on appelle communément ici le Lord au Tors-Col à cause qu’il a la tête plantée de travers, était en marche pour nous rencontrer, avec une armée de barons et chevaliers et autres hommes levés sur leurs terres, et aussi les Lords évêques de Hereford, Norwich et Lincoln, pour se mettre tous au service de la reine, ma Dame Isabelle. Et Monseigneur de Norfolk, maréchal d’Angleterre, s’annonçait pour sa part, et dans les mêmes intentions, avec ses troupes vaillantes. 
  « Nos bannières et celles des Lords de Lancastre et de Norfolk se sont rejointes en une place nommée Bury-Saint-Edmonds où il y avait marché justement ce jour-là qui se tenait à même les rues. « La rencontre se fit dans une liesse que je ne puis vous peindre. Les chevaliers sautant à bas de leurs destriers, se reconnaissant, s’embrassant à l’accolade ; Monseigneur de Kent et Monseigneur de Norfolk, poitrine sur poitrine, et tout en larmes comme de vrais frères longtemps séparés, et messire de Mortimer en faisant autant avec le seigneur évêque de Hereford, et Monseigneur au Tors-Col baisant aux joues le prince Édouard, et tous courant au cheval de la reine pour fêter celle-ci et poser les lèvres à la frange de sa robe. Ne serais-je venu au royaume d’Angleterre que pour voir cela, tant d’amour et de joie se pressant autour de ma Dame Isabelle, je me sentirais assez payé de mes peines. D’autant que le peuple de Saint-Edmonds, abandonnant ses volailles et légumes étalés à l’éventaire, s’était joint à l’allégresse et qu’il parvenait sans cesse du monde de la campagne alentour. 
  « La reine m’a présenté, avec force compliments et gentillesse, à tous les seigneurs anglais ; et puis j’avais, pour me désigner, nos mille lances de Hollande derrière moi, et j’ai fierté, mon très aimé frère, de la noble figure que nos chevaliers ont montrée devant ces seigneurs d’outremer. 
  « La reine n’a pas manqué non plus de déclarer à tous ceux de sa parenté et de son parti que c’était grâce au Lord Mortimer qu’elle était ainsi de retour et si fortement appuyée ; elle a hautement loué les services de Monseigneur de Mortimer, et ordonné qu’on se conformât en tout à son conseil. D’ailleurs ma Dame Isabelle elle-même ne prend aucun décret sans s’être auparavant consultée à lui. Elle l’aime et en fait devanture ; mais ce ne peut être que de chaste amour, quoi qu’en prétendent les langues toujours prêtes à médire, car elle mettrait plus de soin à dissimuler s’il en était autrement ; et je sais bien aussi, aux yeux qu’elle a pour moi, qu’elle ne pourrait me regarder de telle sorte si sa foi n’était libre. J’avais craint un peu à Walton que leur amitié, pour un motif que je ne sais, se fût refroidie un petit ; mais tout prouve qu’il n’en est rien et qu’ils restent bien unis, de laquelle chose je me réjouis, car il est naturel qu’on aime ma Dame Isabelle pour toutes les belles et bonnes qualités qu’elle a ; et je voudrais que chacun lui montrât même amour que celui que je lui dévoue. 
  « Les seigneurs évêques ont apporté des fonds avec eux, à suffisance, et promis qu’ils en recevraient d’autres collectés dans leurs diocèses, et ceci m’a bien rassuré quant à la solde de nos Hennuyers pour lesquels je craignais que les aides lombardes de messire de Mortimer ne fussent trop vite épuisées. Ce que je vous conte s’est passé le vingt-huitième jour de septembre. 
  « À partir de là, où nous nous remîmes en marche, ce fut une avance en grand triomphe à travers la ville de Neuf-Market, nombreusement fournie d’auberges et allégements, et la noble cité de Cambridge où tout le monde parle latin que c’est merveille et où l’on compte plus de clercs, en un seul collège, que vous n’en pourriez assembler en tout votre Hainaut. Partout l’accueil du peuple comme celui des seigneurs nous a prouvé assez que le roi n’était pas aimé, que ses mauvais conseillers l’ont fait haïr et mépriser ; aussi nos bannières sont saluées au cri de « délivrance » ! 
  « Nos Hennuyers ne s’ennuient pas, selon ce qu’a dit messire Henry au Tors-Col qui use, ainsi que vous voyez, de la langue française avec gentillesse, et dont cette parole, lorsqu’elle m’est revenue aux oreilles, m’a fait rire de joie tout un grand quart d’heure, et que j’en ris encore à chaque fois que d’y repenser ! Les filles d’Angleterre sont accueillantes à nos chevaliers, ce qui est bonne chose pour les maintenir en humeur de guerre. Pour moi, si je folâtrais, je donnerais mauvais exemple et perdrais de ce pouvoir qu’il faut au chef pour rappeler, quand de besoin, ses troupes à l’ordre. Et puis, le vœu que j’ai fait à ma Dame Isabelle me l’interdit et, si je venais à y manquer, la fortune de notre expédition pourrait se mettre à la traverse. Si tant est que les nuits me rongent un peu ; mais comme les chevauchées sont longues, le sommeil ne me fuit pas. Je pense qu’au retour de cette aventure, je me marierai. 
  « Sur le propos de mariage je vous dois informer, mon cher frère, ainsi que ma chère sœur la comtesse votre épouse, que Monseigneur le jeune prince Édouard est toujours dans la même humeur touchant votre fille Philippa, et qu’il ne se passe point de journées sans qu’il ne m’en demande nouvelles, et que toutes ses pensées de cœur semblent bien demeurer tournées vers elle, et que ce sont bonnes et profitables accordailles qui ont été conclues là dont votre fille sera, j’en suis sûr, toujours bien heureuse. Je me suis attaché d’amitié au jeune prince Edouard qui paraît m’admirer fort, bien qu’il parle peu ; il se tient souvent silencieux comme vous m’avez décrit le puissant roi Philippe le Bel, son grand-père. Il se peut bien qu’il devienne un jour aussi grand souverain que le roi le Bel le fut, et peut-être même avant le temps qu’il aurait dû attendre de Dieu sa couronne, si j’en crois ce qui se dit au Conseil des barons anglais. 
  « Car le roi Édouard a fait piètre figure à tout ce qui survint. Il était à Westmoutiers lorsque nous sommes débarqués, et s’est aussitôt réfugié en sa tour de Londres pour se mettre le corps à l’abri ; et il a fait clamer par tous les shérifs, qui sont gouverneurs des comtés de son royaume, et en tous lieux publics, places, foires et marchés, l’ordonnance dont voici la transcription : 
  « Vu que Roger de Mortimer et autres traîtres et ennemis du roi et de son royaume ont débarqué par la violence, et à la tête de troupes étrangères qui veulent renverser le pouvoir royal, le roi ordonne à tous ses sujets de s’y opposer par tous les moyens et de les détruire. Seuls doivent être épargnés la reine, son fils et le comte de Kent. Tous ceux qui prendront les armes contre l’envahisseur recevront grosse solde et à quiconque apportera au roi le cadavre de Mortimer, ou seulement sa tête, il est promis récompense de mille livres esterlings. » 
  « Les ordres du roi Édouard n’ont été obéis de personne ; mais ils ont fort servi l’autorité de Monseigneur de Mortimer en montrant le prix qu’on estimait sa vie, et en le désignant comme notre chef plus encore qu’il ne l’était. La reine a riposté en promettant deux mille livres esterlings à qui lui porterait la tête de Hugh Le Despensier le Jeune, estimant à ce taux les torts que ce seigneur lui avait faits dans l’amour de son époux. 
  « Les Londoniens sont restés indifférents à la sauvegarde de leur roi, lequel s’est entêté jusqu’au bout dans ses erreurs. La sagesse eût été de chasser son Despensier qui mérite si bien le nom qu’il a ; mais le roi Édouard s’est obstiné à le garder, disant qu’il était instruit assez par l’expérience passée, que pareilles choses étaient survenues autrefois au sujet du chevalier de Gaveston qu’il avait consenti à éloigner de lui, sans que cela eût empêché qu’on tuât par la suite ce chevalier et qu’on lui imposât, à lui, le roi, une charte et un conseil d’ordonnateurs dont il n’avait eu que trop de peine à se débarrasser. Le Despensier l’encourageait dans cette opinion, et ils ont, à ce qu’on dit, versé force larmes sur le sein l’un de l’autre ; et même le Despensier aurait crié qu’il préférait mourir sur la poitrine de son roi que de vivre sauf à l’écart de lui. Et bien sûr il a fort avantage à dire cela, car cette poitrine est son seul rempart. 
  « Si bien qu’ils sont restés, chacun les abandonnant à leurs vilaines amours, entourés seulement du Despensier le Vieux, du comte d’Arundel qui est parent au Despensier, du comte de Warenne qui est beau-frère d’Arundel, et enfin du chancelier Baldock qui ne peut que demeurer fidèle au roi, vu qu’il est si unanimement haï que partout où il irait il serait mis en pièces. 
  « Le roi a cessé bientôt de goûter la sécurité de la Tour, et il s’est enfui avec ce petit nombre pour aller lever une armée en Galles, non sans avoir fait publier auparavant, le trentième jour de septembre, les bulles d’excommunication que notre Saint-Père le pape lui avait délivrées contre ses ennemis. Ne prenez nulle inquiétude de cette publication, très aimé frère, si la nouvelle vous en parvient ; car les bulles ne nous concernent point ; elles avaient été demandées par le roi Édouard contre les Escots, et nul n’a été dupe du faux usage qu’il en a fait ; aussi nous donne-t-on communion comme avant, et les évêques tout les premiers. 
  « En fuyant Londres si piteusement, le roi a laissé le gouvernement à l’archevêque Reynolds, à l’évêque John de Stratford et à l’évêque Stapledon, diocésain d’Exeter et trésorier de la couronne. Mais devant la hâte de notre avance, l’évêque de Stratford est venu présenter sa soumission à la reine Isabelle, tandis que l’archevêque Reynolds, depuis le Kent où il s’était réfugié, envoyait demander pardon. Seul donc l’évêque Stapledon est demeuré à Londres, croyant s’y être acquis par ses vols des défenseurs à suffisance. Mais la colère de la ville a grondé contre lui et, quand il s’est décidé à fuir, la foule jetée à sa poursuite l’a rejoint et l’a massacré dans le faubourg de Cheapside, où son corps fut piétiné jusqu’à n’être plus reconnaissable.    
  « Ceci est advenu le quinzième jour d’octobre, alors que la reine était à Wallingford, une cité entourée de remparts de terre où nous avons délivré messire Thomas de Berkeley qui est gendre à Monseigneur de Mortimer. Quand la reine a eu nouvelle de la fin de Stapledon, elle a dit qu’il ne convenait point de pleurer le trépas d’un si mauvais homme, et qu’elle en avait plutôt joie, car il lui avait nui moultement. Et Monseigneur de Mortimer a bien déclaré qu’il en irait ainsi de tous ceux qui avaient voulu leur perte. 
  « L’avant-veille, en la ville d’Oxford, qui est encore plus fournie de clercs que la ville de Cambridge, messire Orleton, évêque de Hereford, était monté en chaire devant ma Dame Isabelle, le duc d’Aquitaine, le comte de Kent et tous les seigneurs, pour prononcer un grand sermon sur le sujet « Caput meum doleo », qui est parole tirée des Écritures dans le saint livre des Rois, à dessein de signifier que la maladie dont souffrait le corps d’Angleterre logeait dans la tête dudit royaume, et que c’était là qu’il convenait d’appliquer le remède. 
  « Ce sermon fit profonde impression sur toute l’assemblée qui entendit dépeindre et dénombrer les plaies et douleurs du royaume. Et encore que pas une fois, en une heure de parole, messire Orleton n’eût prononcé le nom du roi, chacun l’avait en pensée pour cause de tous ces maux ; et l’évêque s’est écrié enfin que la foudre des Cieux comme le glaive des hommes devaient s’abattre sur les orgueilleux perturbateurs de la paix et les corrupteurs des rois. C’est un homme de grand spirituel que ledit Monseigneur de Hereford, et je m’honore de lui parler souvent, bien qu’il ait l’air pressé lorsqu’il est à converser avec moi ; mais je recueille toujours quelque bonne sentence de ses lèvres. Ainsi m’a-t-il dit l’autre jour : 
  « Chacun de nous a son heure de lumière dans les événements de son siècle. Une fois c’est Monseigneur de Kent, une fois c’est Monseigneur de Lancastre, et tel autre auparavant et tel autre ensuite, que l’événement illumine pour la décisive part qu’il y prend. Ainsi se fait l’histoire du monde. Ce moment où nous sommes, messire de Hainaut, peut être bien votre heure de lumière. » 
  « Le surlendemain du prêche, et dans la suite de la commotion qu’il avait donnée à tous, la reine a lancé de Wallingford une proclamation contre les Despensiers, les accusant d’avoir dépouillé l’Église et la couronne, mis à mort injustement nombre de loyaux sujets, déshérité, emprisonné et banni des seigneurs parmi les plus grands, opprimé les veuves et les orphelins, accablé le peuple de tailles et d’exactions. « On apprit dans le même temps que le roi, qui avait d’abord couru se réfugier en la ville de Gloucester laquelle appartient au Despensier le Jeune, était passé à Westbury, et que là son escorte s’était séparée. Le Despensier le Vieux s’est retranché dans sa ville et son château de Bristol pour y faire échec à notre avance, tandis que les comtes d’Arundel et Warenne ont gagné leurs domaines du Shropshire ; c’est manière ainsi de tenir les Marches de Galles au nord et au sud, tandis que le roi, avec le Despensier le Jeune et son chancelier Baldock, est parti lever une armée en Galles. À vrai dire on ne sait point présentement ce qui est advenu de lui. D’aucuns bruits circulent qu’il se serait embarqué pour l’Irlande. 
  « Tandis que plusieurs bannières anglaises sous le commandement du comte de Charlton se sont mises en course vers le Shropshire afin d’y défier le comte d’Arundel, hier, vingt-quatrième jour d’octobre, un mois tout juste écoulé depuis que nous avons quitté Dordrecht, nous sommes entrés aisément, et grandement acclamés, dans la ville de Gloucester. Ce jour nous allons avancer sur Bristol, où le Despensier le Vieux s’est enfermé. J’ai pris en charge de donner l’assaut à cette forteresse et vais avoir enfin l’occasion, qui ne m’a point encore été donnée tant nous trouvons peu d’ennemis sur notre approche, de livrer combat pour ma Dame Isabelle et montrer à ses yeux ma vaillance. Je baiserai la flamme de Hainaut qui flotte à ma lance avant de me ruer. 
  « J’ai confié à vous, mon très cher et très aimé frère, avant que de m’empartir, mes volontés de testament, et ne vois rien que j’y veuille reprendre ou ajouter. S’il me faut souffrir la mort, vous saurez que je l’ai soufferte sans déplaisir ni regret, comme le doit un chevalier à la noble défense des dames et des malheureux opprimés, et pour l’honneur de vous, de ma chère sœur votre épouse, et de mes nièces, vos aimées filles, que tous Dieu garde. 
  « Donné à Gloucester le vingt-cinquième jour d’octobre mil trois cent et vingt-cinq. » 
  Jean. Messire Jean de Hainaut n’eut pas, le lendemain, à faire montre de sa vaillance, et sa belle préparation d’âme resta vaine. Quand il se présenta au matin, toutes bannières flottantes et heaumes lacés, devant Bristol, la ville était déjà décidée à se rendre et on aurait pu la prendre avec un bâton. Les notables s’empressèrent d’envoyer des parlementaires qui ne s’inquiétèrent que de savoir où les chevaliers voulaient loger, protestant de leur attachement à la reine et s’offrant à livrer sur-le-champ leur seigneur, Hugh Le Despenser le Vieux, seul coupable de leur empêchement à témoigner plus tôt de leurs bonnes intentions. Les portes de la ville aussitôt ouvertes, les chevaliers prirent quartier dans les beaux hôtels de Bristol. Despenser le Vieux fut appréhendé dans son château et gardé par quatre chevaliers, tandis que la reine, le prince héritier et les principaux barons s’installaient dans les appartements. 
  La reine retrouva là ses trois autres enfants qu’Édouard II, en fuyant, avait laissés à la garde du Despenser. Isabelle s’émerveillait qu’ils eussent en vingt mois si fort grandi, et ne se lassait pas de les contempler et de les embrasser. Soudain elle regarda Mortimer, comme si cet excès de joie la mettait en faute envers lui, et murmura : 
  — Je voudrais, ami, que Dieu m’eût fait la grâce qu’ils fussent nés de vous. 
  À l’instigation du comte de Lancastre, un conseil fut immédiatement réuni autour de la reine, et qui groupait les évêques de Hereford, Norwich, Lincoln, Ely et Winchester, l’archevêque de Dublin, les comtes de Norfolk et de Kent, le baron Roger Mortimer de Wigmore, sir Thomas Wake, sir William La Zouche d’Ashley, Robert de Montait, Robert de Merle, Robert de Watteville et le sire Henry de Beaumont. 
  Ce conseil, tirant argument juridique de ce que le roi Édouard se trouvait hors des frontières – qu’il fût en Galles ou en Irlande ne faisait pas de différence – décida de proclamer le jeune prince Édouard gardien et mainteneur du royaume en l’absence du souverain. Les principales fonctions administratives furent aussitôt redistribuées et Adam Orleton, qui était la tête pensante de la révolte, reçut la charge de Lord trésorier. Il était grand temps, en vérité, de pourvoir à la réorganisation de l’autorité centrale. C’était merveille même que, pendant tout un mois, le roi en fuite, ses ministres dispersés, et l’Angleterre livrée à la chevauchée de la reine et des Hennuyers, les douanes eussent continué de fonctionner normalement, les receveurs de percevoir les taxes vaille que vaille, le guet de faire surveillance dans les villes, et que, somme toute, la vie publique eût suivi son cours normal par une sorte d’habitude du corps social. 
  Donc, le gardien du royaume, le dépositaire provisoire de la souveraineté, avait quinze ans moins un mois. Les ordonnances qu’il allait promulguer seraient scellées de son sceau privé, puisque les sceaux de l’État avaient été emportés par le roi et le chancelier Baldock. Le premier acte de gouvernement du jeune prince fut de présider, le jour même, au procès du Hugh Le Despenser le Vieux. L’accusation fut soutenue par sir Thomas Wake, rude chevalier et déjà âgé, qui était maréchal de l’ost, et qui présenta le Despenser, comte de Winchester, comme responsable de l’exécution de Thomas de Lancastre, responsable du décès à la tour de Londres de Roger Mortimer l’aîné (car le vieux Lord de Chirk n’avait pu voir le retour triomphal de son neveu et s’était éteint dans son cachot quelques semaines plus tôt), responsable aussi de l’emprisonnement, du bannissement ou de la mort de nombreux autres seigneurs, de la spoliation des biens de la reine et du comte de Kent, de la mauvaise gestion des affaires du royaume, des défaites d’Ecosse et d’Aquitaine, toutes choses survenues par ses exhortations et funestes conseils. 
  Les mêmes griefs seraient repris désormais contre tous les conseillers du roi Édouard. Ridé, voûté, la voix faible, Hugh le Vieux, qui avait feint tant d’années un tremblant effacement devant les désirs du roi, montra l’énergie dont il était capable. Il n’avait plus rien à perdre, il se défendit pied à pied. Les guerres perdues ? Elles l’avaient été par la lâcheté des barons. Les exécutions capitales, les emprisonnements ? Ils avaient été décrétés contre des traîtres et des rebelles à la royale autorité, sans le respect de laquelle les royaumes s’effondrent. Les séquestres de fiefs et de revenus n’avaient été décidés que pour empêcher les ennemis de la couronne de se fournir en hommes et en fonds. Et si l’on venait à lui reprocher quelques pillages et spoliations, comptait-on pour rien les vingt-trois manoirs qui étaient ses propriétés ou celles de son fils et que Mortimer, Lancastre, Maltravers, Berkeley, tous présents ici, avaient fait piller et brûler l’an 1321, avant d’être défaits, les uns à Shrewsbury, les autres à Boroughbridge ? Il ne s’était que remboursé des dommages par lui subis et qu’il évaluait à quarante mille livres, sans pouvoir estimer les violences et sévices de tous ordres, commis sur ses gens. Il termina par ces mots adressés à la reine : 
  — Ah ! Madame ! Dieu nous doit bon jugement, et si nous ne pouvons l’avoir en ce siècle, il nous le doit dans l’autre monde ! 
  Le jeune prince Édouard avait relevé ses longs cils et écoutait avec attention. Hugh Le Despenser le Vieux fut condamné à être traîné, décapité et pendu, ce qui lui fit dire avec quelque mépris : 
  — Je vois bien, mes Lords, que décapiter et pendre sont pour vous deux choses diverses, mais pour moi cela ne fait qu’une seule mort ! 
  Son attitude, bien surprenante pour tous ceux qui l’avaient connu en d’autres circonstances, expliquait soudain la grande influence qu’il avait exercée. Cet obséquieux courtisan n’était pas un lâche, ce détestable ministre n’était pas un sot. Le prince Édouard donna son approbation à la sentence ; mais il réfléchissait et commençait à se former silencieusement une opinion sur le comportement des hommes promus aux hautes charges. Écouter avant de parler, s’informer avant de juger, comprendre avant de décider, et garder toujours présent à l’esprit que dans chaque homme se trouvent ensemble les ressources des meilleures actions et des pires. Ce sont là, pour un souverain, les dispositions fondamentales de la sagesse. Il est rare qu’on ait, avant d’avoir quinze ans, à condamner à mort un de ses semblables. Édouard d’Aquitaine, pour son premier jour de pouvoir, recevait un bon entraînement. Le vieux Despenser fut lié par les pieds au harnais d’un cheval, et traîné à travers les rues de Bristol. Puis, les tendons déchirés, les os fêlés, il fut amené sur la place du château et installé à genoux devant le billot. On lui rabattit ses cheveux blancs pour dégager la nuque. Un bourreau en cagoule rouge, d’une large épée, lui trancha la tête. Son corps, tout ruisselant du sang échappé aux grosses artères, fut accroché par les aisselles à un gibet. La tête ridée, maculée, fut plantée à côté, sur une pique. Et tous ces chevaliers qui avaient juré par Monseigneur saint Georges de défendre dames, pucelles, opprimés et orphelins, se réjouirent, avec force rires et joyeuses remarques, du spectacle que leur offrait ce cadavre de vieillard en deux partagé.

Demain ‘’La louve de France’’ 4ème partie - ch 2 ‘’l’heure de lumière’’

jeudi 30 mai 2019

Divas - Leontyne Price

   Une des ‘’perles noires’’ de l’opéra nord américain avec Grace Bumbry, Shirley Verret, Martina Arroyo, Marian Anderson dont je reparlerai...
  Surnommée la ‘’Stradivaria’’ avec sa voix si chaude, une palette de couleurs incroyable, et surtout un chant raffiné. Leontyne Price est une fantastique chanteuse ! Dotée d'un timbre d'une richesse fabuleuse et d' aigus exceptionnellement beaux, Leontyne Price reste légendaire pour son interprétation de deux grands opéras de Verdi : Aida et Il Trovatore.
   Placido Domingo, lui-même, l’écrit dans son autobiographie : la soprano américaine possédait la plus belle voix de « soprano Verdi » du XXe siècle. Si elle n’a pas été la première cantatrice de couleur à fouler les planches d’un théâtre, elle reste très certainement la première à avoir accédé au statut de « prima donna » des deux côtés de l’Atlantique.      
  Une reconnaissance amplement méritée pour celle qui a eu la chance de léguer au disque ses incarnations les plus marquantes, et qui demeure un modèle pour toutes les aspirantes rêvant d’Aida ou de Leonora d’Il trovatore et La forza del destino.
Pace, Pace mio Dio 
La forza del destino - Verdi 



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Mes 100 films (201-300) 250 - Le dernier empereur

Le dernier empereur (1987) Bernardo Bertolucci
John Lone, Joane Chen, Peter O’ Toole

L'évocation, presque aux dimensions de la Chine, de la vie du dernier empereur Pu Yi. De 1908, où il monte à trois ans sur le trône impérial à 1967, la fin de sa vie où il devient jardinier du parc botanique de Pékin, en passant par la révolution chinoise durant laquelle il est rééduqué.

Probablement un des plus beaux films relatant la vie d'un personnage historique, un destin incroyable pour un film incroyable, une musique divine, des acteurs splendides, une photographie magnifique, des décors et costumes incroyables. 

 

Les rois maudits - La louve de France - 4ème partie - La chevauchée cruelle - ch 1 - Harwichch 4 -


QUATRIÈME PARTIE
LA CHEVAUCHÉE CRUELLE
I
HARWICH 


 
  Les mouettes, encerclant de leur vol criard les mâtures des navires, guettaient les déchets tombant à la mer. Dans l’embouchure où se jettent à la fois l’Orwell et la Stour, la flotte voyait se rapprocher le port de Harwich, son môle de bois et sa ligne de maisons basses. Déjà deux embarcations légères avaient abordé, débarquant une compagnie d’archers chargés de s’assurer de la tranquillité des parages ; la rive ne paraissait pas gardée. Il y avait eu un peu de confusion sur le quai où la population, d’abord attirée par toutes ces voiles qui arrivaient du large, s’était enfuie en voyant des soldats prendre pied ; mais bientôt rassurée, elle s’attroupait à nouveau. 
  Le navire de la reine, arborant à sa corne la longue flamme brodée des lis de France et des lions d’Angleterre, filait sur son erre. Dix-huit vaisseaux de Hollande le suivaient. Les équipages, aux commandements des maîtres mariniers, abaissaient les voilures ; les longues rames venaient de sortir du flanc des nefs, comme des plumes d’ailes soudain déployées, pour aider à la manœuvre. Debout sur le château d’arrière, la reine d’Angleterre, entourée de son fils le prince Édouard, du comte de Kent, de Lord Mortimer, de messire de Jean de Hainaut et de plusieurs autres seigneurs anglais et hollandais, assistait à la manœuvre et regardait grandir la rive de son royaume. Pour la première fois depuis son évasion, Roger Mortimer n’était pas habillé de noir. Il portait non point la grande cuirasse à heaume fermé, mais simplement l’équipement de petite bataille, le casque sans visière auquel s’attachait le camail d’acier, et le haubert de mailles par-dessus quoi flottait sa cotte d’armes rouge et bleu, ornée de ses emblèmes. La reine était vêtue de la même manière, son mince et blond visage enchâssé dans le tissu d’acier, et la jupe traînant jusqu’à terre mais sous laquelle elle avait chaussé, comme les hommes, des jambières de mailles. Et le jeune prince Édouard, lui aussi, se montrait en tenue de guerre. Il avait beaucoup grandi, ces derniers mois, et pris un peu tournure d’homme. Il observait les mouettes, les mêmes, lui semblait-il, aux mêmes cris rauques, aux mêmes becs avides, qui avaient accompagné le départ de la flotte dans l’embouchure de la Meuse. Ces oiseaux lui rappelaient la Hollande. Tout, d’ailleurs, la mer grise, le ciel gris nuancé de vagues traînées roses, le quai aux petites maisons de brique où l’on allait bientôt aborder, le paysage vert, onduleux, laguneux qui s’étendait derrière Harwich, tout s’accordait pour le faire se souvenir des paysages hollandais. Mais aurait-il contemplé un désert de pierres et de sable, sous un soleil flambant, qu’il eût encore songé, par différence, à ces terres de Brabant, d’Ostrevant, de Hainaut, qu’il venait de quitter. 
  C’est que Monseigneur Édouard, duc d’Aquitaine et héritier d’Angleterre, était, pour ses quatorze ans trois quarts, tombé amoureux en Hollande. Et voici comment la chose s’était faite, et quels notables événements avaient marqué la mémoire du jeune prince Édouard. Après qu’on eut fui Paris à la sauvette, en ce petit matin où Monseigneur d’Artois avait intempestivement éveillé le Palais, on s’était hâté, en forçant les journées, pour gagner au plus pressé les terres d’Empire, jusqu’à ce qu’on fût parvenu chez le sire Eustache d’Aubercicourt, lequel, aidé de sa femme, avait fait un accueil tout d’empressement et de liesse à la reine anglaise et à sa compagnie. Dès qu’installée et répartie au mieux dans le château cette chevauchée inattendue, messire d’Aubercicourt avait sauté en selle pour s’en aller prévenir le bon comte Guillaume, dont la femme était cousine germaine de la reine Isabelle, en sa ville capitale de Valenciennes. 
  Le lendemain même accourait le frère cadet du comte, messire Jean de Hainaut. Curieux homme que celui-ci ; non point d’apparence, car il était bien honnêtement fait, le visage rond sur un corps solide, l’œil rond, le nez rond au-dessus d’une brève moustache blonde ; mais singulier dans sa manière d’agir. Car, arrivé devant la reine, et pas encore débotté, il avait mis un genou sur les dalles, et s’était écrié, la main sur le cœur : 
  — Dame, voyez ici votre chevalier qui est prêt à mourir pour vous, quand même tout le monde vous ferait faute et j’userai de tout mon pouvoir, avec l’aide de vos amis, pour vous reconduire, vous et Monseigneur votre fils, par-delà la mer en votre État d’Angleterre. Et tous ceux que je pourrai prier y mettront leur vie, et nous aurons gens d’armes assez, s’il plaît à Dieu. 
  La reine, pour le remercier d’une aide si soudaine, avait esquissé le geste de s’agenouiller devant lui ; mais messire Jean de Hainaut l’en avait empêchée et la saisissant à pleins bras, et toujours la serrant et lui soufflant dans la figure, avait continué : 
  — Ne plaise à Dieu que jamais la reine d’Angleterre ait à se ployer devant quiconque. Confortez-vous, Madame, et votre gentil fils aussi, car je vous tiendrai ma promesse. 
  Lord Mortimer commençait à faire la longue figure, trouvant que messire Jean de Hainaut avait l’empressement un peu vif à mettre son épée au service des dames. Vraiment cet homme-là se prenait proprement pour Lancelot du Lac, car il avait déclaré tout soudain qu’il ne souffrirait dormir ce soir-là sous le même toit que la reine, afin de ne pas la compromettre, et comme s’il n’apercevait pas au moins six grands seigneurs autour d’elle ! Il s’en était allé faire benoîtement retraite en une abbaye voisine, pour revenir tôt le lendemain, après messe et boire, quérir la reine et conduire toute cette compagnie à Valenciennes. 
  Ah ! les excellentes gens que ce comte Guillaume le Bon, son épouse et leurs quatre filles, qui vivaient dans un château blanc ! Le comte et la comtesse formaient un ménage heureux ; cela se voyait sur leurs visages et s’entendait dans toutes leurs paroles. Le jeune prince Édouard, qui avait souffert dès l’enfance du spectacle de désaccord donné par ses parents, regardait avec admiration ce couple uni et, en toutes choses, bienveillant. Comme elles étaient heureuses, les quatre jeunes princesses de Hainaut, d’être nées en pareille famille ! Le bon comte Guillaume s’était offert au service de la reine Isabelle, de moins éloquente façon que son frère, toutefois, et en prenant quelques avis afin de ne point s’attirer les foudres du roi de France, ni celles du pape. Messire Jean de Hainaut, lui, se dépensait. Il écrivait à tous les chevaliers de sa connaissance, les priant sur l’honneur et l’amitié de le venir joindre dans son entreprise et pour le vœu qu’il avait fait. 
  Il mit tant à rumeur Hainaut, Brabant, Zélande et Hollande que le bon comte Guillaume s’inquiéta ; c’était tout l’ost de ses États, toute sa chevalerie, que messire Jean était en train de lever. Il l’invita donc à plus de modération ; mais l’autre ne voulait rien entendre. 
  — Messire mon frère, disait-il, je n’ai qu’une mort à souffrir, qui est dans la volonté de Notre Seigneur, et j’ai promis à cette gentille dame de la conduire jusque en son royaume. Ainsi ferai-je, même s’il m’en faut mourir, car tout chevalier doit aider de son loyal pouvoir toutes dames et pucelles déchassées et déconfortées, à l’instant qu’ils en sont requis !
  Guillaume le Bon craignait aussi pour son Trésor, car tous ces bannerets auxquels on faisait fourbir leur cuirasse, il allait bien falloir les payer ; mais là-dessus, il fut rassuré par Lord Mortimer, qui semblait tenir des banques lombardes assez d’argent pour entretenir mille lances. On resta donc près de trois mois à Valenciennes, à mener la vie courtoise, tandis que Jean de Hainaut annonçait chaque jour quelque nouveau ralliement d’importance, tantôt celui du sire Michel de Ligne ou du sire de Sarre, tantôt du chevalier Oulfart de Ghistelles, ou Perceval de Semeries, ou Sance de Boussoy. On alla comme en famille faire pèlerinage en l’église de Sebourg aux reliques de saint Druon, fort vénérées depuis que le grand-père du comte Guillaume, Jean d’Avesnes, qui souffrait d’une pénible gravelle, en avait obtenu guérison. 
  Des quatre filles du comte Guillaume, la deuxième, Philippa, avait plu tout de suite au jeune prince Édouard. Elle était rousse, potelée, criblée de taches de son, le visage large et le ventre déjà bombu ; une bonne petite Valois, mais teintée de Brabant. Les deux jeunes gens se trouvaient parfaitement appareillés par l’âge ; et l’on eut la surprise de voir le prince Édouard, qui ne parlait jamais, se tenir autant qu’il le pouvait auprès de la grosse Philippa, et lui parler, parler, parler pendant des heures entières… 
  Cette attirance n’échappait à personne ; les silencieux ne savent plus feindre dès qu’ils abandonnent le silence. Aussi la reine Isabelle et le comte de Hainaut étaient-ils vite venus à l’accord de fiancer leurs enfants qui montraient l’un pour l’autre si grande inclination. Par là Isabelle cimentait une alliance indispensable ; et le comte de Hainaut, du moment que sa fille était promise à devenir reine un jour en Angleterre, ne voyait plus que du bien à prêter ses chevaliers. Malgré les ordres formels du roi Édouard II, qui avait interdit à son fils de se fiancer ou de se laisser fiancer sans son consentement, les dispenses avaient été déjà demandées au Saint-Père. Il semblait vraiment écrit dans les destins que le prince Édouard épouserait une Valois ! Son père, trois ans plus tôt, avait refusé pour lui une des dernières filles de Monseigneur Charles, bienheureux refus puisque maintenant le jeune homme allait pouvoir s’unir à la petite-fille de ce même Monseigneur Charles, et qui lui plaisait. 
  L’expédition, aussitôt, avait pris pour le prince Édouard un sens nouveau. Si le débarquement réussissait, si l’oncle de Kent et Lord Mortimer, avec l’aide du cousin de Hainaut, parvenaient à chasser les mauvais Despensers et à commander en leur place auprès du roi, celui-ci serait bien forcé d’agréer à ce mariage. On ne se gênait plus, d’ailleurs, pour parler devant le jeune homme des mœurs de son père ; il en avait été horrifié, écœuré. Comment un homme, un chevalier, un roi, pouvait-il se conduire de pareille manière avec un seigneur de sa cour ? Le prince était résolu, quand viendrait son tour de régner, à ne jamais tolérer pareilles turpitudes parmi ses barons, et il montrerait à tous, auprès de sa Philippa, un vrai, bel et loyal amour d’homme et de femme, de reine et de roi. Cette ronde, rousse et grasse personne, déjà fortement féminine, et qui lui paraissait la plus belle demoiselle de toute la terre, avait sur le duc d’Aquitaine un pouvoir rassurant. 
  Ainsi c’était son droit à l’amour que le jeune homme allait gagner, et cela effaçait pour lui la peine qu’il y a à marcher en guerre contre son propre père. Trois mois donc avaient passé de cette manière heureuse, les plus beaux sans conteste qu’eut connus le prince Edouard. Le rassemblement des Hennuyers, puisque ainsi s’appelaient les chevaliers de Hainaut, s’était fait à Dordrecht, sur la Meuse, jolie ville étr approcher. Les équipages eux-mêmes étaient incommodés et les chevaux, bousculés dans les écuries d’entrepont, répandaient des odeurs affreuses. Une tempête est plus effrayante de nuit que de jour. Les aumôniers s’étaient mis en prières. Messire Jean de Hainaut faisait merveille de courage et de réconfort auprès de la reine Isabelle, un peu trop même, car il est certaines occasions où l’empressement des hommes peut devenir importun aux dames. 
  La reine avait éprouvé comme un soulagement lorsque messire de Hainaut s’était trouvé malade à son tour. Seul, Lord Mortimer paraissait résister au gros temps ; les hommes jaloux ne souffrent pas du mal de mer, du moins cela se dit. En revanche, le baron de Maltravers présentait lorsque vint l’aurore un pitoyable aspect. Le visage plus long et plus jaune que jamais, les cheveux pendant sur les oreilles, la cotte d’armes maculée, il était assis les jambes écartées contre un rouleau de filin, et gémissait à chaque vague comme si elle eût apporté son trépas. 
  Enfin, par la grâce de Monseigneur saint Georges la mer s’étant apaisée, chacun avait pu remettre un peu d’ordre sur sa personne. Puis les hommes de vigie avaient reconnu la terre d’Angleterre, à quelques milles seulement plus au sud du point où l’on voulait arriver ; les mariniers s’étaient dirigés vers le port de Harwich où l’on abordait à présent, et dont la nef royale, rames levées, frôlait déjà le môle de bois. 
  Le jeune prince Édouard d’Aquitaine, à travers ses longs cils blonds, contemplait rêveusement les choses autour de lui, car tout ce que son regard rencontrait et qui était rond, roux ou rose, les nuages poussés par la brise de septembre, les voiles basses et gonflées des derniers navires, les croupes des alezans de Flandre, les joues de messire Jean de Hainaut, tout lui rappelait, invinciblement, la Hollande de ses amours. 
  En posant la semelle sur le quai de Harwich, Roger Mortimer se sentit tout à fait semblable à son ancêtre qui, deux cent soixante années plus tôt, avait débarqué sur le sol anglais aux côtés du Conquérant. Et cela se vit bien à son air, à son ton et à la manière dont il prit toutes choses en main. Il partageait la direction de l’expédition, à égalité de commandement, avec Jean de Hainaut, partage assez normal puisque Mortimer n’avait pour lui que sa bonne cause, quelques seigneurs anglais et l’argent des Lombards ; tandis que l’autre conduisait les deux mille sept cent cinquante-sept hommes qui allaient combattre. 
  Toutefois, Mortimer considérait que l’autorité de Jean de Hainaut ne devait s’exercer que sur l’organisation et la subsistance des troupes, tandis que lui-même entendait garder la responsabilité entière des opérations. Le comte de Kent, pour sa part, semblait peu soucieux de se pousser en avant ; car si, en dépit des informations optimistes qu’on avait reçues, une partie de la noblesse demeurait fidèle au roi Édouard, les troupes de ce dernier seraient commandées par le comte de Norfolk, maréchal d’Angleterre, c’est-à-dire le propre frère de Kent. Or, se révolter contre un demi-frère plus vieux de vingt ans et qui se montre mauvais roi est une chose ; mais c’en est une tout autre que de tirer l’épée contre un frère très aimé et dont un an seulement vous sépare. Mortimer, cherchant d’abord le renseignement, avait fait quérir le Lord-maire de Harwich. Savait-il où se trouvaient les troupes royales ? Quel était le plus proche château qui pouvait offrir abri à la reine le temps qu’on débarquât les hommes et qu’on déchargeât les navires ? 
  — Nous sommes ici, déclara Mortimer au Lord-maire, pour aider le roi Édouard à se défaire des mauvais conseillers dont gémit son royaume, et pour remettre la reine en l’état qui lui est dû. Nous n’avons donc point d’autres intentions que celles inspirées par la volonté des barons et de tout le peuple d’Angleterre. 
  Voilà qui était bref, clair, ce que Roger Mortimer répéterait à chaque halte afin d’expliquer, aux gens qui s’en pourraient surprendre, l’arrivée de cette armée étrangère. 
  Le Lord-maire, un vieil homme dont les cheveux blancs voletaient, et qui frissonnait dans sa robe, non point de froid mais de peur, ne paraissait guère avoir d’informations. Le roi, le roi ?… On disait qu’il était à Londres, à moins qu’il ne fût à Portsmouth… En tout cas, à Portsmouth, une grande flotte devait être rassemblée, puisqu’un ordre du mois dernier avait commandé à tous les bateaux de s’y diriger pour prévenir une invasion française ; cela expliquait qu’il y eût si peu de navires dans le port. 
  Lord Mortimer ne négligea pas de montrer à ce moment quelque fierté et particulièrement devant messire de Hainaut. Car il avait fait habilement répandre, par des émissaires, son intention de débarquer sur la côte sud ; la ruse avait pleinement réussi. Mais Jean de Hainaut pouvait être orgueilleux, pour sa part, de ses mariniers hollandais qui avaient tenu leur cap en dépit de la tempête. La région n’était point gardée ; le Lord-maire n’avait pas connaissance de mouvements de troupes dans les parages, ni reçu autre consigne que celle de surveillance habituelle. Un lieu où se retrancher ? Le Lord-maire suggérait l’abbaye de Walton, à trois lieues au sud en contournant les eaux. Il était fort désireux, au fond de soi, de se débarrasser sur les moines du soin d’abriter cette compagnie. Il fallait constituer une escorte de protection pour la reine. 
  — Je la commanderai ! s’écria Jean de Hainaut. 
  — Et le débarquement de vos Hennuyers, messire, dit Mortimer, qui va y veiller ? Et combien de temps cela va-t-il prendre ? 
  — Trois grosses journées, pour qu’ils soient constitués en ordre de marche. Je laisserai à y pourvoir Philippe de Chasteaux, mon maître écuyer. 
  Le plus grand souci de Mortimer concernait les messagers secrets qu’il avait envoyés de Hollande vers l’évêque Orleton et le comte de Lancastre. Ces derniers avaient-ils été joints, prévenus en temps voulu ? Et où étaient-ils présentement ? Par les moines, on pourrait sans doute le savoir et dépêcher des chevaucheurs qui, de monastère en monastère, parviendraient jusqu’aux deux chefs de la résistance intérieure. 
  Autoritaire, calme en apparence, Mortimer arpentait la grand-rue de Harwich, bordée de maisons basses ; il se retournait, impatient de voir se former l’escorte, redescendait au port pour presser le débarquement des chevaux, revenait à l’auberge des Trois Coupes où la reine et le prince Édouard attendaient leurs montures. En cette même rue qu’il foulait, passerait et repasserait, pendant plusieurs siècles, l’histoire de l’Angleterre. 
  Enfin l’escorte fut prête ; les chevaliers arrivaient, se rangeant par quatre de front et occupant ainsi toute la largeur de High Street. Les goujats couraient à côté des chevaux pour fixer une dernière boucle au caparaçon ; les lances oscillaient devant les étroites fenêtres ; les épées tintaient contre les genouillères. On aida la reine à monter sur son palefroi, et puis la chevauchée commença à travers la campagne vallonnée, aux arbres clairsemés, aux landes envahies par la marée et aux rares maisons coiffées de toits de chaume. Derrière des haies basses, des moutons à laine épaisse broutaient l’herbe autour de flaques d’eau saumâtre. Un pays assez triste, en somme, enveloppé dans la brume de l’estuaire. Mais Kent, Cromwell, Alspaye, la poignée d’Anglais, et Maltravers lui-même, tout malade qu’il fût encore, regardaient ce paysage, se regardaient, et les larmes leur brillaient aux yeux. Cette terre là, c’était celle de l’Angleterre ! Et soudain, à cause d’un cheval de ferme qui avançait la tête par-dessus la demi porte d’une écurie et qui se mit à hennir au passage de la cavalcade, Roger Mortimer sentit fondre sur lui l’émotion du pays retrouvé. Cette joie si longtemps attendue, et qu’il n’avait pas encore ressentie, tant il avait de graves pensées en tête et de décisions à prendre, il venait de la rencontrer, au milieu de la campagne, parce qu’un cheval anglais hennissait vers les chevaux de Flandre. Trois ans d’éloignement, trois ans d’exil, d’attente et d’espérance ! 
  Mortimer se revit tel qu’il était la nuit de son évasion de la Tour, tout trempé, glissant dans une barque au milieu de la Tamise, pour atteindre un cheval, sur l’autre rive. Et voici qu’il revenait, ses armoiries brodées sur la poitrine, et mille lances avec lui pour soutenir son combat. Il revenait, amant de cette reine à laquelle il avait si fort rêvé en prison. La vie survient parfois semblable au songe qu’on en a fait, et c’est seulement alors qu’on peut se dire heureux. Il tourna les yeux, dans un mouvement de gratitude et de partage, vers la reine Isabelle, vers ce beau profil, serti dans le tissu d’acier, et où l’œil brillait comme un saphir. Mais Mortimer vit que messire Jean de Hainaut, qui marchait de l’autre côté de la reine, la regardait aussi, et sa grande joie tomba d’un coup. Il eut l’impression d’avoir déjà connu cet instant-là, de le revivre, et il en fut troublé, car peu de sentiments en vérité sont aussi inquiétants que celui, qui parfois nous assaille, de reconnaître un chemin où l’on n’est jamais passé. Et puis il se souvint de la route de Paris, le jour où il était allé accueillir Isabelle à son arrivée, et se rappela Robert d’Artois cheminant auprès de la reine, comme Jean de Hainaut à présent. Et il entendit la reine prononcer : 
  — Messire Jean, je vous dois tout, et d’abord d’être ici. 
  Mortimer se renfrogna, se montra sombre, brusque, distant, pendant tout le reste du parcours, et encore lorsqu’on fut parvenu chez les moines de Walton et que chacun s’installa, qui dans le logis abbatial, qui dans l’hôtellerie, et la plupart des hommes d’armes dans les granges. À ce point que la reine Isabelle, lorsqu’elle se retira au soir avec son amant, lui demanda : 
  — Mais qu’avez-vous eu, toute cette fin de journée, gentil Mortimer ? 
  — J’ai, Madame, que je croyais avoir bien servi ma reine et mon amie. 
  — Et qui vous a dit, beau sire, que vous ne l’avez point fait ? 
  — Je pensais, Madame, que c’était à moi que vous deviez votre retour en ce royaume. 
  — Mais qui a prétendu que je ne vous le devais point ? 
  — Vous-même, Madame, vous-même, qui l’avez déclaré devant moi à messire de Hainaut, en lui rendant grâces de tout. 
  — Oh ! Mortimer, mon doux ami, s’écria la reine, comme vous prenez ombrage de toute parole ! Quel mal y a-t-il vraiment à remercier qui vous oblige ? 
  — Je prends ombrage de ce qui est, répliqua Mortimer. Je prends ombrage des paroles comme je prends ombrage aussi de certains regards dont j’espérais, loyalement, que vous ne les deviez adresser qu’à moi. Vous êtes fleureteuse, Madame, ce que je n’attendais point. Vous fleuretez ! 
  La reine était lasse. Les trois jours de mauvaise mer, l’inquiétude d’un débarquement fort aventureux et, pour finir, cette course de quatre lieues, l’avaient mise à suffisante épreuve. Connaissait-on beaucoup de femmes qui en eussent supporté autant, sans jamais se plaindre ni causer de souci à personne ? Elle attendait plutôt un compliment pour sa vaillance que des remontrances de jalousie. 
  — Quel fleuretage, ami, je vous le demande ! dit-elle avec impatience. L’amitié chaste que messire de Hainaut m’a vouée peut porter à rire, mais elle vient d’un bon cœur ; et n’oubliez pas en outre qu’elle nous vaut les troupes que nous avons ici. Souffrez donc que sans l’encourager j’y réponde un peu, car comptez donc nos Anglais, et comptez ses Hennuyers. C’est pour vous aussi que je souris à cet homme qui vous irrite tant ! 
  — À mal agir, on découvre toujours quelque bonne raison. Messire de Hainaut vous sert par grand amour, je le veux bien, mais non jusqu’à refuser l’or dont on le paye pour cela. Il ne vous est donc point besoin de lui offrir si tendres sourires. Je suis humilié pour vous de vous voir déchoir de cette hauteur de pureté où je vous plaçais. 
  — Cette hauteur de pureté, ami Mortimer, vous n’avez pas paru blessé que j’en déchusse, le jour que ce fut dans vos bras. 
  C’était leur première brouille. Fallait-il qu’elle éclatât justement ce jour-là qu’ils avaient tant espéré, et pour lequel pendant tant de mois, ils avaient uni leurs efforts ? 
  — Ami, ajouta plus doucement la reine, cette grande ire qui vous prend ne viendrait-elle pas de ce que je vais à présent être à moins de distance de mon époux, et que l’amour nous sera moins facile ? 
  Mortimer baissa le front que barraient ses rudes sourcils. 
  — Je crois en effet, Madame, que maintenant que vous voici sur le sol de votre royaume, il nous faut faire couche séparée. 
  — C’est tout juste ce dont j’allais vous prier, doux ami, répondit Isabelle. 
  Il passa la porte de la chambre. Il ne verrait pas sa maîtresse pleurer. Où étaient-elles, les heureuses nuits de France ? Dans le couloir du logis abbatial, Mortimer rencontra le jeune prince Édouard, portant un cierge qui éclairait son mince et blanc visage. Était-il là pour épier ? 
  — Vous ne dormez donc point, my Lord ? lui demanda Mortimer. 
  — Non, je vous cherchais, my Lord, pour vous prier de me dépêcher votre secrétaire… Je voudrais, ce soir de mon retour au royaume, envoyer une lettre à Madame Philippa…

Demain ‘’La louve de France’’ 4ème partie – ch 2 ‘’L’heure de lumière’’

mercredi 29 mai 2019

Les rois maudits - La louve de France - 3ème partie - ch 4 - Le conseil de Chaâlis 2


IV
Le conseil de Chaâlis 2



  Philippe de Valois est pleinement favorable à Madame d’Angleterre, mais il va la trahir, parce que sa femme, qui hait Isabelle, lui a fait la leçon et que cette nuit elle se refusera à lui, après cris et tempêtes, s’il agit autrement qu’elle en a décidé. Et le gaillard à grand nez se trouble, hésite, bafouille. Louis de Bourbon est sans courage. On ne l’envoie plus dans les batailles, parce qu’il prend la fuite. Il n’a aucun lien particulier avec la reine Isabelle. Le roi est faible, mais capable d’entêtement, comme cette fois dont on se souvient où il refusa tout un mois à son oncle Charles de Valois la commission de lieutenant royal en Aquitaine. Il est plutôt mal disposé à l’égard de sa sœur parce que les ridicules lettres d’Édouard, à force de répétition, ont fini par agir sur lui ; et puis surtout parce que Blanche est morte et qu’il repense au rôle joué par Isabelle, il y a douze ans, dans la découverte du scandale. Sans elle, il n’aurait jamais su ; et même sachant, il aurait, sans elle, pardonné, pour garder Blanche. Cela valait-il tant d’horreur, d’infamie remuée, de jours de souffrances, et pour finir ce trépas ? 
  Le clan des ennemis d’Isabelle ne comprend que deux personnes, Jeanne la Boiteuse et Mahaut d’Artois, mais solidement alliées par une commune haine. Si bien que Robert d’Artois, l’homme le plus puissant après le roi, et même, en beaucoup d’aspects, plus important que le souverain, lui dont l’avis prévaut toujours, qui décide de toutes choses d’administration, qui dicte les ordres aux gouverneurs, baillis et sénéchaux, Robert est seul, soudain, à soutenir la cause de sa cousine. Ainsi en va-t-il de l’influence dans les cours ; c’est une étrange et fluctuante addition d’états d’âme, où les situations se transforment insensiblement avec la marche des événements et la somme des intérêts en jeu. Et les grâces portent en elles le germe des disgrâces. Non qu’aucune disgrâce menace Robert ; mais Isabelle vraiment est menacée. Elle que, voici quelques mois, on plaignait, on protégeait, on admirait, à qui l’on donnait raison en tout, dont on applaudissait l’amour comme une belle revanche, voilà qu’elle n’a plus au Conseil du roi qu’un seul partisan. Or, l’obliger à rentrer en Angleterre, c’est tout exactement lui poser le cou sur le billot de la tour de Londres, et cela chacun le sait bien. Mais soudain on ne l’aime plus ; elle a trop triomphé. Personne n’est plus désireux de se compromettre pour elle, sinon Robert, mais parce que c’est pour lui une façon de lutter contre Mahaut. Or, voici que celle-ci s’éploie à son tour et lance son attaque depuis longtemps préparée. 
  — Sire, mon cher fils, je sais l’amour que vous portez à votre sœur, et qui vous honore, dit-elle ; mais il faut bien regarder en face qu’Isabelle est une mauvaise femme dont tous nous pâtissons ou avons pâti. Voyez l’exemple qu’elle donne à votre cour, depuis qu’elle s’y trouve, et songez que c’est la même femme qui fit pleuvoir naguère mensonges sur mes filles et sur la sœur de Jeanne ici présente. Quand je disais alors à votre père… Dieu en garde l’âme !… qu’il se laissait abuser par sa fille, n’avais-je pas raison ? Elle nous a tous souillés à plaisir, par des mauvaises pensées qu’elle voyait dans le cœur des autres et qui ne sont qu’en elle, comme elle le prouve assez ! Blanche qui était pure, et qui vous a aimé jusqu’à ses derniers jours comme vous le savez, Blanche vient d’en mourir cette semaine ! Elle était innocente, mes filles étaient innocentes ! 
  Le gros doigt de Mahaut, un index dur comme un bâton, prend le ciel à témoin. Et pour faire plaisir à son alliée du moment, elle ajoute, se tournant vers Jeanne la Boiteuse : 
  — Ta sœur était sûrement innocente, ma pauvre Jeanne, et tous nous avons subi le malheur à cause des calomnies d’Isabelle, et ma poitrine de mère en a saigné. 
  Si elle continue de la sorte, elle va faire pleurer l’assemblée ; mais Robert lui lance : 
  — Innocente, votre Blanche ? Je veux bien, ma tante, mais ce n’est tout de même point le Saint-Esprit qui l’a engrossée en prison !
  Le roi Charles le Bel a une grimace nerveuse. Robert, vraiment, n’avait pas besoin de rappeler cela. 
  — Mais c’est le désespoir qui a poussé là ma fillette ! crie Mahaut toute rebiffée. Qu’avait-elle à perdre, cette colombe, souillée de calomnies, mise en forteresse et à demi folle ? À tel traitement, je voudrais bien savoir qui pourrait résister. 
  — Je fus en prison, moi aussi, ma tante, au temps où, pour vous plaire, votre gendre Philippe le Long m’y plaça. Je n’ai point engrossé pour autant la femme du geôlier ni, par désespoir, ne me suis servi du porte-clefs pour épouse, comme il paraît que cela se fait dans notre famille anglaise ! 
  Ah ! le connétable commence à reprendre de l’intérêt au débat. 
  — Et qui vous dit d’ailleurs, mon neveu qui vous plaisez si fort à salir la mémoire d’une morte, qu’elle n’a pas été prise de force, ma Blanche ? On a bien étranglé sa cousine dans la même prison, dit Mahaut en regardant Robert dans les yeux ; on peut avoir violé l’autre ! Non, Sire mon fils, poursuit-elle en revenant au roi, puisque vous m’avez appelée à votre Conseil… 
  — Nul ne vous a appelée, dit Robert, vous êtes bien venue de vous-même. 
  Mais on ne coupe pas aisément la parole à la vieille géante. 
  — … alors ce conseil, je vous le donne, et d’un cœur de mère que je n’ai jamais cessé d’avoir pour vous, en dépit de tout ce qui eût pu m’éloigner. Je vous le dis, Sire Charles : chassez votre sœur de France, car chaque fois qu’elle y est revenue, la couronne a connu un malheur ! L’année que vous fûtes fait chevalier avec vos frères et mon neveu Robert lui-même qui s’en doit souvenir, le feu prit à Maubuisson pendant le séjour d’Isabelle, et peu s’en fallut que nous ne fussions tous grillés ! L’année suivante, elle nous amena ce scandale qui nous a couverts de boue et d’infamie, et qu’une bonne fille du roi, une bonne sœur de ses frères, même s’il y avait eu quelque ombre de vérité, se serait dû de taire, au lieu d’aller clabauder partout, avec l’aide de qui je sais ! Et encore du temps de votre frère Philippe, quand elle vint à Amiens pour qu’Édouard rendît l’hommage, qu’est-il survenu ? Les pastoureaux ont ravagé le royaume ! Et je tremble à présent, depuis qu’elle est de retour ! Car vous attendez un enfant, qu’on espère mâle, puisqu’il vous faut donner un roi à la France ; alors je vous le dis bien, Sire mon fils : tenez cette porteuse de malheur distante du ventre de votre épouse ! 
  Ah ! elle a bien ajusté son carreau d’arbalète. Mais Robert déjà riposte. 
  — Et quand notre cousin Hutin a trépassé, très bonne tante, où était donc Isabelle ? Point en France, que je sache. Et quand son fils, le petit Jean le Posthume, s’est éteint tout brusquement dans vos bras, où vous le teniez, très bonne tante, où était Isabelle ? Dans la chambre de Louis ? Parmi les barons assemblés ? Peut-être la mémoire me manque, je ne la revois pas. À moins, à moins que ces deux trépas de rois ne soient pas, dans votre pensée, à compter parmi les malheurs du royaume. 
  La gredine a affaire à plus fort gredin. Si deux paroles encore viennent à s’échanger, on va s’accuser clairement d’assassinat ! Le connétable connaît cette famille depuis près de soixante ans. Il plisse ses yeux de tortue : 
  — Ne nous égarons point, dit-il, et revenons, Messeigneurs, au sujet qui demande décision. 
  Et quelque chose passe dans sa voix qui rappelle, soudain, le ton des conseils du Roi de fer. Charles le Bel caresse son front lisse et dit : 
  — Si, pour donner satisfaction à Édouard, on faisait sortir messire de Mortimer du royaume ? 
  Jeanne la Boiteuse prend la parole. Elle a la voix nette, pas très haute ; mais après ces grands beuglements qu’ont poussés les deux taureaux d’Artois, on l’écoute. 
  — Ce seraient peine et temps perdus, déclara-t-elle. Pensez-vous que notre cousine va se séparer de cet homme qui est maintenant son maître ? Elle lui est bien trop dévouée d’âme et de corps ; elle ne respire plus que par lui. Ou elle refusera son départ, ou elle partira de concert. 
  Car Jeanne la Boiteuse déteste la reine d’Angleterre, non seulement pour le souvenir de Marguerite, sa sœur, mais encore pour ce trop bel amour qu’Isabelle montre à la France. Et pourtant, Jeanne de Bourgogne n’a pas à se plaindre ; son grand Philippe l’aime vraiment, et de toutes les manières, bien qu’elle n’ait pas les jambes de la même longueur. Mais la petite-fille de Saint Louis voudrait être la seule, dans l’univers, à être aimée. Elle hait les amours des autres. 
  — Il faut prendre décision, répète le connétable. 
  Il dit cela parce que l’heure s’avance et parce qu’en cette assemblée les femmes vraiment parlent trop. Le roi Charles l’approuve en hochant la tête et puis déclare : 
  — Demain matin, ma sœur sera conduite au port de Boulogne pour y être embarquée, et ramenée sous escorte à son légitime époux. Je le veux ainsi. Il a dit « je le veux » et les assistants se regardent, car ce mot bien rarement est sorti de la bouche de Charles le Faible. 
  — Cherchemont, ajoute-t-il, vous préparerez la commission d’escorte que je scellerai de mon petit sceau. 
  Rien ne peut être ajouté. Charles le Bel est buté ; il est le roi, et parfois s’en souvient. Seule la comtesse Mahaut se permet de dire : 
  — C’est sagement décidé, Sire mon fils. 
  Et puis l’on se sépare sans grands souhaits de bonne nuit, avec le sentiment d’avoir participé à une vilaine action. Les sièges sont repoussés, chacun se lève pour saluer le départ du roi et de la reine. 
  La comtesse de Beaumont est déçue. Elle avait cru que Robert, son époux, l’emporterait. Elle le regarde ; il lui fait signe de se diriger vers la chambre. Il a un mot encore à dire à Monseigneur de Marigny. Le connétable d’un pas lourd, Jeanne de Bourgogne d’un pas boiteux, Louis de Bourbon boitant aussi, ont quitté la salle. Le grand Philippe de Valois suit sa femme avec un air de chien de chasse qui a mal rabattu le gibier. Robert d’Artois parle un instant à l’oreille de l’évêque de Beauvais, lequel croise et décroise ses longs doigts. Un moment plus tard, Robert regagne son appartement par le cloître de l’hôtellerie. Une ombre est assise entre deux colonnettes, une femme qui regarde la nuit. 
  — Bons rêves à vous, Monseigneur Robert. 
  Cette voix à la fois ironique et traînante appartient à la demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, Béatrice d’Hirson, qui se tient là, songeuse semble-t-il, et attendant quoi ? Le passage de Robert ; celui-ci le sait bien. Elle se lève, s’étire, se découpe dans l’ogive, fait un pas, deux pas, d’un mouvement balancé, et sa robe glisse contre la pierre. 
  — Que faites-vous là, gentille garce ? lui dit Robert. 
  Elle ne répond pas directement, désigne de son profil les étoiles dans le ciel et dit : 
  — C’est belle nuit que voici, et pitié que de s’aller coucher seule. Le sommeil vient mal en la chaude saison… 
  Robert d’Artois s’approche jusqu’à venir contre elle, interroge de haut ces longs yeux qui le défient et brillent dans la pénombre, pose sa large main sur la croupe de la demoiselle… et puis brusquement se retire en secouant les doigts, comme s’il se brûlait. 
  — Eh ! belle Béatrice, s’écrie-t-il en riant, allez prestement vous mettre les naches au frais dans l’étang, car sinon vous allez flamber ! 
  Cette brutalité de geste, cette grossièreté de paroles, font frémir la demoiselle Béatrice. Il y a longtemps qu’elle attend l’occasion de conquérir le géant : ce jour-là, Monseigneur Robert sera à la merci de la comtesse Mahaut et elle, Béatrice, connaîtra un désir enfin satisfait. Mais ce ne sera pas pour ce soir encore. 
  Robert a plus important à faire. Il gagne son appartement, entre dans la chambre de la comtesse sa femme ; celle-ci se redresse dans son lit. Elle est nue ; elle dort ainsi tout l’été. Robert caresse machinalement un sein qui lui appartient par mariage, juste un bonsoir. La comtesse de Beaumont n’éprouve rien de cette caresse, mais elle s’amuse ; elle s’amuse toujours de voir apparaître son mari, et d’imaginer ce qu’il peut avoir en tête. Robert d’Artois s’est affalé sur un siège ; il a étendu ses immenses jambes, les soulève de temps à autre, et les laisse retomber, les deux talons ensemble. 
  — Vous ne vous couchez point, Robert ? 
  — Non, ma mie, non. Je vais même vous quitter pour courir à Paris tout à l’heure, quand ces moines auront fini de chanter dans leur église. 
  La comtesse sourit. 
  — Mon ami, ne croyez-vous pas que ma sœur de Hainaut pourrait accueillir quelque temps Isabelle, et lui permettre de regrouper ses forces ? 
  — J’y pensais, ma belle comtesse, j’y pensais justement. 
  Allons ! Madame de Beaumont est rassurée ; son mari gagnera. Ce n’était pas tellement le service d’Isabelle qui mit Robert d’Artois à cheval, cette nuit-là, que sa haine pour Mahaut. La gueuse voulait s’opposer à lui, nuire à ceux qu’il protégeait, et reprendre influence sur le roi ? On verrait bien qui garderait le dernier mot. Il alla secouer son valet Lormet. 
  — Va faire seller trois chevaux. Mon écuyer, un sergent… 
  — Et moi ? dit Lormet. 
  — Non, pas toi, tu vas retourner dormir. 
  C’était gentillesse de la part de Robert. Les années commençaient à peser sur le vieux compagnon de ses méfaits, tout à la fois garde du corps, étrangleur et nourrice. Lormet maintenant avait le souffle court et supportait mal les brumes du petit matin. Il maugréa. Puisqu’on se passait de lui, à quoi bon l’avoir réveillé ? Mais il aurait bougonné plus encore s’il lui avait fallu partir. Les chevaux furent vite sellés ; l’écuyer bâillait, le sergent d’armes achevait de se harnacher. 
  — En selle, dit Robert, ce sera une promenade. 
  Bien assis sur le troussequin de sa selle, il garda le pas pour sortir de l’abbaye par la ferme et les ateliers. Puis, aussitôt atteinte la Mer de sable qui s’étendait claire, insolite et nacrée, entre les bouleaux blancs, vrai paysage pour une assemblée de fées, il fit prendre le galop. Dammartin, Mitry, Aulnay, SaintOuen : une promenade de quatre heures avec quelques temps d’allure plus lente, pour souffler, et juste une halte, dans une auberge ouverte la nuit qui servait à boire aux rouliers de maraîchage. 
  Le jour ne pointait pas encore quand on arriva au palais de la Cité. La garde laissa passage au premier conseiller du roi. Robert monta droit aux appartements de la reine Isabelle, enjamba les serviteurs endormis dans les couloirs, traversa la chambre des femmes qui lancèrent des hurlements de volailles effarouchées et crièrent : « Madame, Madame ! On entre chez vous. » 
  Une veilleuse brûlait au-dessus du lit où Mortimer était couché avec la reine. « Ainsi, c’est pour cela, pour qu’ils puissent dormir dans les bras l’un de l’autre, que j’ai galopé toute la nuit à m’enlever les fesses ! » pensa Robert. La surprise passée, et les chandelles allumées, toute gêne fut oubliée, en raison de l’urgence. 
  Robert mit les deux amants au courant, rapidement, de ce qui s’était décidé à Chaâlis et se tramait contre eux. Tout en écoutant, et en questionnant, Mortimer se vêtait devant Robert d’Artois, très naturellement, comme cela se fait entre gens de guerre. La présence de sa maîtresse ne semblait pas non plus l’embarrasser ; ils étaient décidément bien installés en ménage. 
  — Il vous faut partir dans l’heure, mes bons amis, voilà mon conseil, dit Robert, et tirer vers les terres d’Empire pour vous y mettre à l’abri. Tous deux, avec le jeune Édouard, et peut-être Cromwell, Alspaye et Maltravers, mais peu de monde pour ne point vous ralentir, vous allez piquer sur le Hainaut, où je vais dépêcher un chevaucheur qui vous devancera. Le bon comte Guillaume et son frère Jean sont deux grands seigneurs loyaux, redoutés de leurs ennemis, aimés de leurs amis. La comtesse mon épouse vous appuiera pour sa part auprès de sa sœur. C’est le meilleur refuge que vous puissiez gagner pour le présent. Notre ami de Kent, que je vais prévenir, vous rejoindra en se détournant par le Ponthieu, afin de rassembler les chevaliers que vous avez là-bas. Et puis, à la grâce de Dieu !… Je veillerai à ce que Tolomei continue à vous acheminer des fonds ; d’ailleurs, il ne peut plus agir autrement, il est trop engagé avec vous. Grossissez vos troupes, faites votre possible, battez-vous. Ah ! si le royaume de France n’était si gros morceau, où je ne veux pas laisser champ libre aux mauvaisetés de ma tante, j’irais volontiers avec vous. 
  — Tournez-vous donc, mon cousin, que je me vête, dit Isabelle. 
  — Alors quoi, ma cousine, pas de récompense ? Ce coquin de Roger veut donc tout garder pour lui ? dit Robert en obéissant. Il ne s’ennuie pas, le gaillard ! 
  Pour une fois, ses intentions grivoises ne parurent pas choquantes ; il y avait même quelque chose de rassurant dans cette manière de plaisanter, en plein drame. Cet homme qui passait pour si méchant était capable de bons gestes, et son impudeur de paroles, parfois, n’était qu’un masque à une certaine pudeur de sentiments. 
  — Je suis en train de vous devoir la vie, Robert, dit Isabelle. 
  — Charge de revanche, ma cousine, charge de revanche ! On ne sait jamais, lui cria-t-il par-dessus son épaule. 
  Il vit sur une table une coupe de fruits, préparée pour la nuit des amants ; il prit une pêche, y mordit largement et le jus doré lui baigna le menton. Branle-bas dans les couloirs, écuyers courant aux écuries, messagers dépêchés aux seigneurs anglais qui logeaient en ville, femmes qui se hâtaient à fermer les coffres légers, après y avoir entassé l’essentiel ; tout un grand mouvement agitait cette partie du Palais. 
  — Ne prenez pas par Senlis, dit Robert, la bouche encombrée par sa douzième pêche ; notre bon Sire Charles en est trop proche et pourrait faire mettre à vos trousses. Passez par Beauvais et Amiens. 
  Les adieux furent brefs ; l’aurore commençait seulement à éclairer la flèche de la Sainte-Chapelle et déjà, dans la cour, l’escorte était prête. Isabelle s’approcha de la fenêtre ; l’émotion la retint un instant devant ce jardin, ce fleuve, et à côté de ce lit où elle avait connu le temps le plus heureux de sa vie. Quinze mois s’étaient écoulés depuis le premier matin où elle avait respiré, à cette même place, le parfum merveilleux que répand le printemps, quand on aime. La main de Roger Mortimer se posa sur son épaule, et les lèvres de la reine glissèrent vers cette main… 
  Bientôt les fers des chevaux sonnèrent dans les rues de la Cité, puis sur le Pont-au-Change, vers le nord. Monseigneur Robert d’Artois gagna son hôtel. Quand le roi serait averti de la fuite de sa sœur, il y aurait beau temps que celle-ci se trouverait hors d’atteinte ; et Mahaut devrait se faire saigner pour que le flux du sang ne l’étouffât pas… « Ah ! ma bonne gueuse !… » Robert pouvait dormir, d’un lourd sommeil de bœuf, jusqu’aux cloches de midi.

Demain ‘’La louve de France 4ème partie ‘’La chevauchée cruelle’’ ch 1 "Harwich"