QUATRIÈME
PARTIE
LA
CHEVAUCHÉE CRUELLE
I
HARWICH
Les
mouettes, encerclant de leur vol criard les mâtures des navires,
guettaient les déchets tombant à la mer. Dans l’embouchure où se
jettent à la fois l’Orwell et la Stour, la flotte voyait se
rapprocher le port de Harwich, son môle de bois et sa ligne de
maisons basses. Déjà deux embarcations légères avaient abordé,
débarquant une compagnie d’archers chargés de s’assurer de la
tranquillité des parages ; la rive ne paraissait pas gardée. Il y
avait eu un peu de confusion sur le quai où la population, d’abord
attirée par toutes ces voiles qui arrivaient du large, s’était
enfuie en voyant des soldats prendre pied ; mais bientôt rassurée,
elle s’attroupait à nouveau.
Le navire de la reine, arborant à sa
corne la longue flamme brodée des lis de France et des lions
d’Angleterre, filait sur son erre. Dix-huit vaisseaux de Hollande
le suivaient. Les équipages, aux commandements des maîtres
mariniers, abaissaient les voilures ; les longues rames venaient de
sortir du flanc des nefs, comme des plumes d’ailes soudain
déployées, pour aider à la manœuvre. Debout sur le château
d’arrière, la reine d’Angleterre, entourée de son fils le
prince Édouard, du comte de Kent, de Lord Mortimer, de messire de
Jean de Hainaut et de plusieurs autres seigneurs anglais et
hollandais, assistait à la manœuvre et regardait grandir la rive de
son royaume. Pour la première fois depuis son évasion, Roger
Mortimer n’était pas habillé de noir. Il portait non point la
grande cuirasse à heaume fermé, mais simplement l’équipement de
petite bataille, le casque sans visière auquel s’attachait le
camail d’acier, et le haubert de mailles par-dessus quoi flottait
sa cotte d’armes rouge et bleu, ornée de ses emblèmes. La reine
était vêtue de la même manière, son mince et blond visage
enchâssé dans le tissu d’acier, et la jupe traînant jusqu’à
terre mais sous laquelle elle avait chaussé, comme les hommes, des
jambières de mailles. Et le jeune prince Édouard, lui aussi, se
montrait en tenue de guerre. Il avait beaucoup grandi, ces derniers
mois, et pris un peu tournure d’homme. Il observait les mouettes,
les mêmes, lui semblait-il, aux mêmes cris rauques, aux mêmes becs
avides, qui avaient accompagné le départ de la flotte dans
l’embouchure de la Meuse. Ces oiseaux lui rappelaient la Hollande.
Tout, d’ailleurs, la mer grise, le ciel gris nuancé de vagues
traînées roses, le quai aux petites maisons de brique où l’on
allait bientôt aborder, le paysage vert, onduleux, laguneux qui
s’étendait derrière Harwich, tout s’accordait pour le faire se
souvenir des paysages hollandais. Mais aurait-il contemplé un désert
de pierres et de sable, sous un soleil flambant, qu’il eût encore
songé, par différence, à ces terres de Brabant, d’Ostrevant, de
Hainaut, qu’il venait de quitter.
C’est que Monseigneur Édouard,
duc d’Aquitaine et héritier d’Angleterre, était, pour ses
quatorze ans trois quarts, tombé amoureux en Hollande. Et voici
comment la chose s’était faite, et quels notables événements
avaient marqué la mémoire du jeune prince Édouard. Après qu’on
eut fui Paris à la sauvette, en ce petit matin où Monseigneur
d’Artois avait intempestivement éveillé le Palais, on s’était
hâté, en forçant les journées, pour gagner au plus pressé les
terres d’Empire, jusqu’à ce qu’on fût parvenu chez le sire
Eustache d’Aubercicourt, lequel, aidé de sa femme, avait fait un
accueil tout d’empressement et de liesse à la reine anglaise et à
sa compagnie. Dès qu’installée et répartie au mieux dans le
château cette chevauchée inattendue, messire d’Aubercicourt avait
sauté en selle pour s’en aller prévenir le bon comte Guillaume,
dont la femme était cousine germaine de la reine Isabelle, en sa
ville capitale de Valenciennes.
Le lendemain même accourait le frère
cadet du comte, messire Jean de Hainaut. Curieux homme que celui-ci ;
non point d’apparence, car il était bien honnêtement fait, le
visage rond sur un corps solide, l’œil rond, le nez rond au-dessus
d’une brève moustache blonde ; mais singulier dans sa manière
d’agir. Car, arrivé devant la reine, et pas encore débotté, il
avait mis un genou sur les dalles, et s’était écrié, la main sur
le cœur :
— Dame, voyez ici votre chevalier qui est prêt à
mourir pour vous, quand même tout le monde vous ferait faute et
j’userai de tout mon pouvoir, avec l’aide de vos amis, pour vous
reconduire, vous et Monseigneur votre fils, par-delà la mer en votre
État d’Angleterre. Et tous ceux que je pourrai prier y mettront
leur vie, et nous aurons gens d’armes assez, s’il plaît à Dieu.
La reine, pour le remercier d’une aide si soudaine, avait esquissé
le geste de s’agenouiller devant lui ; mais messire Jean de Hainaut
l’en avait empêchée et la saisissant à pleins bras, et toujours
la serrant et lui soufflant dans la figure, avait continué :
— Ne
plaise à Dieu que jamais la reine d’Angleterre ait à se ployer
devant quiconque. Confortez-vous, Madame, et votre gentil fils aussi,
car je vous tiendrai ma promesse.
Lord Mortimer commençait à faire
la longue figure, trouvant que messire Jean de Hainaut avait
l’empressement un peu vif à mettre son épée au service des
dames. Vraiment cet homme-là se prenait proprement pour Lancelot du
Lac, car il avait déclaré tout soudain qu’il ne souffrirait
dormir ce soir-là sous le même toit que la reine, afin de ne pas la
compromettre, et comme s’il n’apercevait pas au moins six grands
seigneurs autour d’elle ! Il s’en était allé faire benoîtement
retraite en une abbaye voisine, pour revenir tôt le lendemain, après
messe et boire, quérir la reine et conduire toute cette compagnie à
Valenciennes.
Ah ! les excellentes gens que ce comte Guillaume le
Bon, son épouse et leurs quatre filles, qui vivaient dans un château
blanc ! Le comte et la comtesse formaient un ménage heureux ; cela
se voyait sur leurs visages et s’entendait dans toutes leurs
paroles. Le jeune prince Édouard, qui avait souffert dès l’enfance
du spectacle de désaccord donné par ses parents, regardait avec
admiration ce couple uni et, en toutes choses, bienveillant. Comme
elles étaient heureuses, les quatre jeunes princesses de Hainaut,
d’être nées en pareille famille ! Le bon comte Guillaume s’était
offert au service de la reine Isabelle, de moins éloquente façon
que son frère, toutefois, et en prenant quelques avis afin de ne
point s’attirer les foudres du roi de France, ni celles du pape.
Messire Jean de Hainaut, lui, se dépensait. Il écrivait à tous les
chevaliers de sa connaissance, les priant sur l’honneur et l’amitié
de le venir joindre dans son entreprise et pour le vœu qu’il avait
fait.
Il mit tant à rumeur Hainaut, Brabant, Zélande et Hollande
que le bon comte Guillaume s’inquiéta ; c’était tout l’ost de
ses États, toute sa chevalerie, que messire Jean était en train de
lever. Il l’invita donc à plus de modération ; mais l’autre ne
voulait rien entendre.
— Messire mon frère, disait-il, je n’ai
qu’une mort à souffrir, qui est dans la volonté de Notre
Seigneur, et j’ai promis à cette gentille dame de la conduire
jusque en son royaume. Ainsi ferai-je, même s’il m’en faut
mourir, car tout chevalier doit aider de son loyal pouvoir toutes
dames et pucelles déchassées et déconfortées, à l’instant
qu’ils en sont requis !
Guillaume le Bon craignait aussi pour son
Trésor, car tous ces bannerets auxquels on faisait fourbir leur
cuirasse, il allait bien falloir les payer ; mais là-dessus, il fut
rassuré par Lord Mortimer, qui semblait tenir des banques lombardes
assez d’argent pour entretenir mille lances. On resta donc près de
trois mois à Valenciennes, à mener la vie courtoise, tandis que
Jean de Hainaut annonçait chaque jour quelque nouveau ralliement
d’importance, tantôt celui du sire Michel de Ligne ou du sire de
Sarre, tantôt du chevalier Oulfart de Ghistelles, ou Perceval de
Semeries, ou Sance de Boussoy. On alla comme en famille faire
pèlerinage en l’église de Sebourg aux reliques de saint Druon,
fort vénérées depuis que le grand-père du comte Guillaume, Jean
d’Avesnes, qui souffrait d’une pénible gravelle, en avait obtenu
guérison.
Des quatre filles du comte Guillaume, la deuxième,
Philippa, avait plu tout de suite au jeune prince Édouard. Elle
était rousse, potelée, criblée de taches de son, le visage large
et le ventre déjà bombu ; une bonne petite Valois, mais teintée de
Brabant. Les deux jeunes gens se trouvaient parfaitement appareillés
par l’âge ; et l’on eut la surprise de voir le prince Édouard,
qui ne parlait jamais, se tenir autant qu’il le pouvait auprès de
la grosse Philippa, et lui parler, parler, parler pendant des heures
entières…
Cette attirance n’échappait à personne ; les
silencieux ne savent plus feindre dès qu’ils abandonnent le
silence. Aussi la reine Isabelle et le comte de Hainaut étaient-ils
vite venus à l’accord de fiancer leurs enfants qui montraient l’un
pour l’autre si grande inclination. Par là Isabelle cimentait une
alliance indispensable ; et le comte de Hainaut, du moment que sa
fille était promise à devenir reine un jour en Angleterre, ne
voyait plus que du bien à prêter ses chevaliers. Malgré les ordres
formels du roi Édouard II, qui avait interdit à son fils de se
fiancer ou de se laisser fiancer sans son consentement, les
dispenses avaient été déjà demandées au Saint-Père. Il semblait
vraiment écrit dans les destins que le prince Édouard épouserait
une Valois ! Son père, trois ans plus tôt, avait refusé pour lui
une des dernières filles de Monseigneur Charles, bienheureux refus
puisque maintenant le jeune homme allait pouvoir s’unir à la
petite-fille de ce même Monseigneur Charles, et qui lui plaisait.
L’expédition, aussitôt, avait pris pour le prince Édouard un
sens nouveau. Si le débarquement réussissait, si l’oncle de Kent
et Lord Mortimer, avec l’aide du cousin de Hainaut, parvenaient à
chasser les mauvais Despensers et à commander en leur place auprès
du roi, celui-ci serait bien forcé d’agréer à ce mariage. On ne
se gênait plus, d’ailleurs, pour parler devant le jeune homme des
mœurs de son père ; il en avait été horrifié, écœuré. Comment
un homme, un chevalier, un roi, pouvait-il se conduire de pareille
manière avec un seigneur de sa cour ? Le prince était résolu,
quand viendrait son tour de régner, à ne jamais tolérer pareilles
turpitudes parmi ses barons, et il montrerait à tous, auprès de sa
Philippa, un vrai, bel et loyal amour d’homme et de femme, de reine
et de roi. Cette ronde, rousse et grasse personne, déjà fortement
féminine, et qui lui paraissait la plus belle demoiselle de toute la
terre, avait sur le duc d’Aquitaine un pouvoir rassurant.
Ainsi
c’était son droit à l’amour que le jeune homme allait gagner,
et cela effaçait pour lui la peine qu’il y a à marcher en guerre
contre son propre père. Trois mois donc avaient passé de cette
manière heureuse, les plus beaux sans conteste qu’eut connus le
prince Edouard. Le rassemblement des Hennuyers, puisque ainsi
s’appelaient les chevaliers de Hainaut, s’était fait à
Dordrecht, sur la Meuse, jolie ville étr approcher. Les équipages
eux-mêmes étaient incommodés et les chevaux, bousculés dans les
écuries d’entrepont, répandaient des odeurs affreuses. Une
tempête est plus effrayante de nuit que de jour. Les aumôniers
s’étaient mis en prières. Messire Jean de Hainaut faisait
merveille de courage et de réconfort auprès de la reine Isabelle,
un peu trop même, car il est certaines occasions où l’empressement
des hommes peut devenir importun aux dames.
La reine avait éprouvé
comme un soulagement lorsque messire de Hainaut s’était trouvé
malade à son tour. Seul, Lord Mortimer paraissait résister au gros
temps ; les hommes jaloux ne souffrent pas du mal de mer, du moins
cela se dit. En revanche, le baron de Maltravers présentait lorsque
vint l’aurore un pitoyable aspect. Le visage plus long et plus
jaune que jamais, les cheveux pendant sur les oreilles, la cotte
d’armes maculée, il était assis les jambes écartées contre un
rouleau de filin, et gémissait à chaque vague comme si elle eût
apporté son trépas.
Enfin, par la grâce de Monseigneur saint
Georges la mer s’étant apaisée, chacun avait pu remettre un peu
d’ordre sur sa personne. Puis les hommes de vigie avaient reconnu
la terre d’Angleterre, à quelques milles seulement plus au sud du
point où l’on voulait arriver ; les mariniers s’étaient dirigés
vers le port de Harwich où l’on abordait à présent, et dont la
nef royale, rames levées, frôlait déjà le môle de bois.
Le jeune
prince Édouard d’Aquitaine, à travers ses longs cils blonds,
contemplait rêveusement les choses autour de lui, car tout ce que
son regard rencontrait et qui était rond, roux ou rose, les nuages
poussés par la brise de septembre, les voiles basses et gonflées
des derniers navires, les croupes des alezans de Flandre, les joues
de messire Jean de Hainaut, tout lui rappelait, invinciblement, la
Hollande de ses amours.
En posant la semelle sur le quai de Harwich,
Roger Mortimer se sentit tout à fait semblable à son ancêtre qui,
deux cent soixante années plus tôt, avait débarqué sur le sol
anglais aux côtés du Conquérant. Et cela se vit bien à son air, à
son ton et à la manière dont il prit toutes choses en main. Il
partageait la direction de l’expédition, à égalité de
commandement, avec Jean de Hainaut, partage assez normal puisque
Mortimer n’avait pour lui que sa bonne cause, quelques seigneurs
anglais et l’argent des Lombards ; tandis que l’autre conduisait
les deux mille sept cent cinquante-sept hommes qui allaient
combattre.
Toutefois, Mortimer considérait que l’autorité de Jean
de Hainaut ne devait s’exercer que sur l’organisation et la
subsistance des troupes, tandis que lui-même entendait garder la
responsabilité entière des opérations. Le comte de Kent, pour sa
part, semblait peu soucieux de se pousser en avant ; car si, en dépit
des informations optimistes qu’on avait reçues, une partie de la
noblesse demeurait fidèle au roi Édouard, les troupes de ce dernier
seraient commandées par le comte de Norfolk, maréchal d’Angleterre,
c’est-à-dire le propre frère de Kent. Or, se révolter contre un
demi-frère plus vieux de vingt ans et qui se montre mauvais roi est
une chose ; mais c’en est une tout autre que de tirer l’épée
contre un frère très aimé et dont un an seulement vous sépare.
Mortimer, cherchant d’abord le renseignement, avait fait quérir le
Lord-maire de Harwich. Savait-il où se trouvaient les troupes
royales ? Quel était le plus proche château qui pouvait offrir abri
à la reine le temps qu’on débarquât les hommes et qu’on
déchargeât les navires ?
— Nous sommes ici, déclara Mortimer au
Lord-maire, pour aider le roi Édouard à se défaire des mauvais
conseillers dont gémit son royaume, et pour remettre la reine en
l’état qui lui est dû. Nous n’avons donc point d’autres
intentions que celles inspirées par la volonté des barons et de
tout le peuple d’Angleterre.
Voilà qui était bref, clair, ce que
Roger Mortimer répéterait à chaque halte afin d’expliquer, aux
gens qui s’en pourraient surprendre, l’arrivée de cette armée
étrangère.
Le Lord-maire, un vieil homme dont les cheveux blancs
voletaient, et qui frissonnait dans sa robe, non point de froid mais
de peur, ne paraissait guère avoir d’informations. Le roi, le roi
?… On disait qu’il était à Londres, à moins qu’il ne fût à
Portsmouth… En tout cas, à Portsmouth, une grande flotte devait
être rassemblée, puisqu’un ordre du mois dernier avait commandé
à tous les bateaux de s’y diriger pour prévenir une invasion
française ; cela expliquait qu’il y eût si peu de navires dans le
port.
Lord Mortimer ne négligea pas de montrer à ce moment quelque
fierté et particulièrement devant messire de Hainaut. Car il avait
fait habilement répandre, par des émissaires, son intention de
débarquer sur la côte sud ; la ruse avait pleinement réussi. Mais
Jean de Hainaut pouvait être orgueilleux, pour sa part, de ses
mariniers hollandais qui avaient tenu leur cap en dépit de la
tempête. La région n’était point gardée ; le Lord-maire n’avait
pas connaissance de mouvements de troupes dans les parages, ni reçu
autre consigne que celle de surveillance habituelle. Un lieu où se
retrancher ? Le Lord-maire suggérait l’abbaye de Walton, à trois
lieues au sud en contournant les eaux. Il était fort désireux, au
fond de soi, de se débarrasser sur les moines du soin d’abriter
cette compagnie. Il fallait constituer une escorte de protection pour
la reine.
— Je la commanderai ! s’écria Jean de Hainaut.
— Et
le débarquement de vos Hennuyers, messire, dit Mortimer, qui va y
veiller ? Et combien de temps cela va-t-il prendre ?
— Trois
grosses journées, pour qu’ils soient constitués en ordre de
marche. Je laisserai à y pourvoir Philippe de Chasteaux, mon maître
écuyer.
Le plus grand souci de Mortimer concernait les messagers
secrets qu’il avait envoyés de Hollande vers l’évêque Orleton
et le comte de Lancastre. Ces derniers avaient-ils été joints,
prévenus en temps voulu ? Et où étaient-ils présentement ? Par
les moines, on pourrait sans doute le savoir et dépêcher des
chevaucheurs qui, de monastère en monastère, parviendraient
jusqu’aux deux chefs de la résistance intérieure.
Autoritaire,
calme en apparence, Mortimer arpentait la grand-rue de Harwich,
bordée de maisons basses ; il se retournait, impatient de voir se
former l’escorte, redescendait au port pour presser le débarquement
des chevaux, revenait à l’auberge des Trois Coupes où la reine et
le prince Édouard attendaient leurs montures. En cette même rue
qu’il foulait, passerait et repasserait, pendant plusieurs siècles,
l’histoire de l’Angleterre.
Enfin l’escorte fut prête ;
les chevaliers arrivaient, se rangeant par quatre de front et
occupant ainsi toute la largeur de High Street. Les goujats couraient
à côté des chevaux pour fixer une dernière boucle au caparaçon ;
les lances oscillaient devant les étroites fenêtres ; les épées
tintaient contre les genouillères. On aida la reine à monter sur
son palefroi, et puis la chevauchée commença à travers la campagne
vallonnée, aux arbres clairsemés, aux landes envahies par la marée
et aux rares maisons coiffées de toits de chaume. Derrière des
haies basses, des moutons à laine épaisse broutaient l’herbe
autour de flaques d’eau saumâtre. Un pays assez triste, en somme,
enveloppé dans la brume de l’estuaire. Mais Kent, Cromwell,
Alspaye, la poignée d’Anglais, et Maltravers lui-même, tout
malade qu’il fût encore, regardaient ce paysage, se regardaient,
et les larmes leur brillaient aux yeux. Cette terre là, c’était
celle de l’Angleterre ! Et soudain, à cause d’un cheval de ferme
qui avançait la tête par-dessus la demi porte d’une écurie et
qui se mit à hennir au passage de la cavalcade, Roger Mortimer
sentit fondre sur lui l’émotion du pays retrouvé. Cette joie si
longtemps attendue, et qu’il n’avait pas encore ressentie, tant
il avait de graves pensées en tête et de décisions à prendre, il
venait de la rencontrer, au milieu de la campagne, parce qu’un
cheval anglais hennissait vers les chevaux de Flandre. Trois ans
d’éloignement, trois ans d’exil, d’attente et d’espérance !
Mortimer se revit tel qu’il était la nuit de son évasion de la
Tour, tout trempé, glissant dans une barque au milieu de la Tamise,
pour atteindre un cheval, sur l’autre rive. Et voici qu’il
revenait, ses armoiries brodées sur la poitrine, et mille lances
avec lui pour soutenir son combat. Il revenait, amant de cette reine
à laquelle il avait si fort rêvé en prison. La vie survient
parfois semblable au songe qu’on en a fait, et c’est seulement
alors qu’on peut se dire heureux. Il tourna les yeux, dans un
mouvement de gratitude et de partage, vers la reine Isabelle, vers ce
beau profil, serti dans le tissu d’acier, et où l’œil brillait
comme un saphir. Mais Mortimer vit que messire Jean de Hainaut, qui
marchait de l’autre côté de la reine, la regardait aussi, et sa
grande joie tomba d’un coup. Il eut l’impression d’avoir déjà
connu cet instant-là, de le revivre, et il en fut troublé, car peu
de sentiments en vérité sont aussi inquiétants que celui, qui
parfois nous assaille, de reconnaître un chemin où l’on n’est
jamais passé. Et puis il se souvint de la route de Paris, le jour où
il était allé accueillir Isabelle à son arrivée, et se rappela
Robert d’Artois cheminant auprès de la reine, comme Jean de
Hainaut à présent. Et il entendit la reine prononcer :
— Messire
Jean, je vous dois tout, et d’abord d’être ici.
Mortimer se
renfrogna, se montra sombre, brusque, distant, pendant tout le reste
du parcours, et encore lorsqu’on fut parvenu chez les moines de
Walton et que chacun s’installa, qui dans le logis abbatial, qui
dans l’hôtellerie, et la plupart des hommes d’armes dans les
granges. À ce point que la reine Isabelle, lorsqu’elle se retira
au soir avec son amant, lui demanda :
— Mais qu’avez-vous eu,
toute cette fin de journée, gentil Mortimer ?
— J’ai, Madame,
que je croyais avoir bien servi ma reine et mon amie.
— Et qui vous
a dit, beau sire, que vous ne l’avez point fait ?
— Je pensais,
Madame, que c’était à moi que vous deviez votre retour en ce
royaume.
— Mais qui a prétendu que je ne vous le devais point ?
—
Vous-même, Madame, vous-même, qui l’avez déclaré devant moi à
messire de Hainaut, en lui rendant grâces de tout.
— Oh !
Mortimer, mon doux ami, s’écria la reine, comme vous prenez
ombrage de toute parole ! Quel mal y a-t-il vraiment à remercier qui
vous oblige ?
— Je prends ombrage de ce qui est, répliqua
Mortimer. Je prends ombrage des paroles comme je prends ombrage aussi
de certains regards dont j’espérais, loyalement, que vous ne les
deviez adresser qu’à moi. Vous êtes fleureteuse, Madame, ce que
je n’attendais point. Vous fleuretez !
La reine était lasse. Les
trois jours de mauvaise mer, l’inquiétude d’un débarquement
fort aventureux et, pour finir, cette course de quatre lieues,
l’avaient mise à suffisante épreuve. Connaissait-on beaucoup de
femmes qui en eussent supporté autant, sans jamais se plaindre ni
causer de souci à personne ? Elle attendait plutôt un compliment
pour sa vaillance que des remontrances de jalousie.
— Quel
fleuretage, ami, je vous le demande ! dit-elle avec impatience.
L’amitié chaste que messire de Hainaut m’a vouée peut porter à
rire, mais elle vient d’un bon cœur ; et n’oubliez pas en outre
qu’elle nous vaut les troupes que nous avons ici. Souffrez donc que
sans l’encourager j’y réponde un peu, car comptez donc nos
Anglais, et comptez ses Hennuyers. C’est pour vous aussi que je
souris à cet homme qui vous irrite tant !
— À mal agir, on
découvre toujours quelque bonne raison. Messire de Hainaut vous sert
par grand amour, je le veux bien, mais non jusqu’à refuser l’or
dont on le paye pour cela. Il ne vous est donc point besoin de lui
offrir si tendres sourires. Je suis humilié pour vous de vous voir
déchoir de cette hauteur de pureté où je vous plaçais.
— Cette
hauteur de pureté, ami Mortimer, vous n’avez pas paru blessé que
j’en déchusse, le jour que ce fut dans vos bras.
C’était leur
première brouille. Fallait-il qu’elle éclatât justement ce
jour-là qu’ils avaient tant espéré, et pour lequel pendant tant
de mois, ils avaient uni leurs efforts ?
— Ami, ajouta plus
doucement la reine, cette grande ire qui vous prend ne viendrait-elle
pas de ce que je vais à présent être à moins de distance de mon
époux, et que l’amour nous sera moins facile ?
Mortimer baissa le
front que barraient ses rudes sourcils.
— Je crois en effet,
Madame, que maintenant que vous voici sur le sol de votre royaume, il
nous faut faire couche séparée.
— C’est tout juste ce dont
j’allais vous prier, doux ami, répondit Isabelle.
Il passa la
porte de la chambre. Il ne verrait pas sa maîtresse pleurer. Où
étaient-elles, les heureuses nuits de France ? Dans le couloir du
logis abbatial, Mortimer rencontra le jeune prince Édouard, portant
un cierge qui éclairait son mince et blanc visage. Était-il là
pour épier ?
— Vous ne dormez donc point, my Lord ? lui demanda
Mortimer.
— Non, je vous cherchais, my Lord, pour vous prier de me
dépêcher votre secrétaire… Je voudrais, ce soir de mon retour au
royaume, envoyer une lettre à Madame Philippa…
Demain
‘’La louve de France’’ 4ème partie – ch 2 ‘’L’heure
de lumière’’