vendredi 31 août 2018

Les Rois maudits - La reine étrangléeb- Prologue

 
PROLOGUE

 
Le 29 novembre 1314, deux heures après vêpres, vingt-quatre chevaucheurs sous la livrée de France sortaient au galop du château de Fontainebleau. La neige blanchissait les chemins de la forêt ; le ciel était plus sombre que la terre ; il faisait déjà nuit, ou plutôt, par suite d’une éclipse de soleil, il n’avait pas cessé de faire nuit depuis la veille. Les vingt-quatre chevaucheurs ne prendraient pas de repos avant le matin, et ils galoperaient encore tout le lendemain et les journées suivantes, qui vers la Flandre, qui vers l’Angoumois et la Guyenne, qui vers Dole en Comté, qui vers Rennes et Nantes, qui vers Toulouse, vers Lyon, Aigues-Mortes, réveillant sur leurs routes baillis et sénéchaux, prévôts, échevins, capitaines, pour annoncer à chaque ville ou bourgade du royaume que le roi Philippe IV le Bel était mort. Dans chaque clocher, le glas se mettrait à retentir ; une grande onde sonore, sinistre, irait s’élargissant jusqu’à ce qu’elle ait atteint toutes les frontières. Après vingt-neuf années d’un gouvernement sans faiblesse, le Roi de fer venait de trépasser, frappé au cerveau. Il avait quarante-six ans. Sa mort suivait, à moins de six mois, celle du garde des Sceaux Guillaume de Nogaret, et, à sept mois, celle du pape Clément V. Ainsi semblait se vérifier la malédiction lancée le 18 mars, du haut du bûcher, par le grand-maître des Templiers, et qui les citait tous trois à comparaître au tribunal de Dieu avant qu’un an soit écoulé. Souverain tenace, hautain, intelligent et secret, le roi Philippe avait si bien empli son règne et dominé son temps qu’on eut l’impression, ce soir-là, que le cœur du royaume s’était arrêté de battre. Mais les nations ne meurent jamais de la mort des hommes, si grands qu’ils aient été ; leur naissance et leur fin obéissent à d’autres raisons. Le nom de Philippe le Bel ne serait guère éclairé dans la nuit des siècles que par les flammes des brasiers où ce monarque jetait ses ennemis, et par le scintillement des pièces d’or qu’il faisait rogner. On oublierait vite qu’il avait muselé les puissants, maintenu la paix autant qu’il était possible, réformé les lois, bâti des forteresses afin qu’on pût semer à l’abri, unifié les provinces, convié les bourgeois à s’assembler, veillé en toutes choses à l’indépendance de la France. À peine sa main refroidie, à peine éteinte cette grande volonté, les intérêts privés, les ambitions déçues, les rancunes, les appétits d’honneurs, d’importance, de richesse, longtemps bridés ou contrariés, n’allaient pas manquer de se déchaîner. Deux groupes s’apprêtaient à se combattre sans merci pour la possession du pouvoir : d’un côté, le clan de la réaction baronniale conduit par Charles de Valois, frère de Philippe le Bel ; de l’autre le parti de la haute administration dirigé par Enguerrand de Marigny, coadjuteur du roi défunt. Pour éviter le conflit qui couvait depuis des mois, ou pour l’arbitrer, il eût fallu un souverain fort. Or le prince de vingt-cinq ans qui accédait au trône, Louis de Navarre, paraissait aussi mal doué pour régner que mal servi par la fortune. Il arrivait précédé d’une réputation de mari trompé et du triste surnom de Hutin. La vie de son épouse, Marguerite de Bourgogne, emprisonnée pour adultère, allait servir d’enjeu aux deux factions rivales. Mais les frais de la lutte seraient également supportés par ceux qui ne possédaient rien, étaient sans action sur les événements, et n’avaient même pas de rêves à faire… De plus, cet hiver de 1314-1315 s’annonçait comme un hiver de famine.


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