En
revenant dans le logis d’Antonetta, Maddalena fut transportée aux
antipodes de la chambre de la comtessa. La différence lui sauta aux
yeux et aux nez. Ici pas d’effluves délicates de chèvrefeuille,
mais l’odeur forte, âcre de la maladie et de la misère. Pas de
lit moelleux et d’édredon de plume, mais un vilain galetas et une
vilaine paillasse, éclairée par deux bougies, sur laquelle
Antonetta délirait les yeux révulsés. Le docteur s’approcha
d’elle. Il posa sa main sur son front, releva une paupière sans
rien voir d’autre que le blanc de l’œil. Il palpa délicatement
son ventre et remarqua sur le matelas des traces fraîches de sang.
La moue qu’il fît était explicite. Se retournant vers Madalena il
lui dit :
‘’Pas
bon tout ça ! Va faire chercher don Ciccio. Dans l’état où elle
est, elle aura autant besoin de lui que de moi ce soir.’’
‘’Va
à la cure chercher le padre, dit Maddalena à une des deux femmes en
noir prostrées apeurées sur une chaise près de la cheminée. Et
ramène le ici. Vite, vite !’’
La
femme se leva, ouvrit la porte et se mit à descendre la ruelle en
courant. On aurait dit un corbeau de mauvais augure prenant son
envol.
Le
docteur posa sa trousse sur la table et l’ouvrit. Il en sortit un
flacon.
‘’Ton
lait de pavot ne suffira pas à apaiser les souffrances qu’elle va
avoir à subir’’.
Puis
il aligna côte à côte quelques instruments de chirurgie en acier
qui luisaient sous la lumière faible des bougies et du feu qui
brûlait dans la cheminée. Deux scalpels, une paire de ciseaux, des
aiguilles de taille différentes et du fil noir.
‘’Dans
son état, elle ne pourra pas accompagner le travail. L’enfant ne
sortira pas seul. Il faudra aller le chercher’’. Essaye de
trouver du linge propre, peut-être une éponge et tiens l’eau à
température’’.
‘’Sais-tu
si Antonetta a encore du linge propre ici ?’’ demanda Maddalena à
la deuxième femme en noir.
‘’Non
tout est en sang. Mais j’en ai chez moi. Et une éponge aussi. Je
vais les chercher’’.
Maddalena
était à chaque fois surprise de ce que ces pauvres gens qui
ignoraient ce qu’était le superflu, étaient prêts à partager
leur strict nécessaire.
Elle
entendit Antonetta s’agiter sur son lit. Le docteur se précipita.
‘’Maddalena
apporte moi un verre d’eau avec 10 gouttes de laudanum. La fiole
sur la table. Cette petite souffre !’’
Il
essaya de la faire boire en lui soulevant doucement la tête. Elle
avait du mal à avaler et la moitié du liquide coula sur sa joue.
Mais au bout d’une minute la potion fit son effet et le corps
d’Antonetta s’apaisa, le souffle devint plus régulier. Maddalena
approcha une chaise et s’assit près du lit. Elle posa ses mains
sur le ventre gonflé d’Antonetta à la fois pour la rassurer,
transmettre un peu de sa chaleur et de sa force à ce corps épuisé
et calmer l’enfant à venir. Elle resta ainsi une dizaine de
minutes. Puis la porte s’ouvrit doucement. Don Ciccio fit son
entrée suivit des deux femmes en noir dont l’une tenait dans ses
mains un grand drap blanc et une éponge. Don Ciccio était en tenue
de ‘’travail’’. Barette sur la tête, étole noire brodée de
fils d’argent autour du cou et dans les mains un ciboire devant
contenir le nécessaire pour administrer le sacrement des mourants.
Don Ciccio connaissait Antonetta et son mari Pietro, mais ne les
avait pas vus souvent à la messe du dimanche. D’un coup d’œil
circulaire il inspecta la petite pièce. Il aperçut un crucifix avec
son rameau d’olivier au-dessus du lit. Rassuré il fit deux pas en
avant posa sa barette et le ciboire sur la table. Il eut un petit
mouvement de recul quand il vit les instruments de chirurgie. Puis il
alla saluer le docteur et Maddalena.
‘’Don
Ciccio, merci d’être venu si vite. Antonetta va avoir autant
besoin de moi que de vous. C’est très mal engagé. Nous aurons de
la chance si nous sauvons l’enfant’’
‘’Désirez-vous
que je lui administre les saintes huiles maintenant ?’’
‘’Faîtes,
don Cicccio ! Pendant ce temps-là Madalena et moi allons nous
préparer.’’
Don
Ciccio remit sa barette et le vase aux saintes huiles dans les mains
se rapprocha du lit et commença son office. De son côté le docteur
alignait ses instruments et découpa en large bandes le drap blanc.
Devant le regard désespéré de la femme en noir il lui dit :
‘’Ne
t’inquiète pas ! Demain je te donnerai deux draps de lin pour
celui-là.’’
Le
docteur entendit s’agiter derrière lui. C’était la voix apeurée
de don Ciccio.
‘’Docteur,
venez vite !’’
Le
docteur se précipita.
‘‘Poussez-vous
don Ciccio. C’est à nous maintenant. Et priez pour elle !’’
Don
Ciccio se recula vers l’âtre, prit une chaise et s’assit le dos
au lit. Il ne voulait ni voir ni savoir ce qui allait se passer. Il
entendit les cris de douleur monter du lit et les paroles échangées
entre le docteur et Maddalena. Mais il ne voulait rien entendre non
plus. Il ferma les yeux à s’en faire mal et se mit à prier très
fort pour essayer de s’extraire de cette pièce. Les deux femmes en
noir, affolées, se mirent à genoux à droite et à gauche de leur
padre.
Combien
de temps cela dura-t-il ? Don Ciccio ne le savait pas ! Ce qui
l’avait sorti de son état second c’était le brusque silence qui
s’était abattu dans la pièce. Un silence de vingt secondes, puis
un bruit comme une petite claque. Et un son, pas un vagissement, pas
un cri, une note. Un mi-bémol se dit don Ciccio qui était aussi
organiste. Une note inouïe, cristalline, un pur moment de beauté
après l’enfer. Il se retourna. Il vit le docteur les manches
retroussées, les avants bras ensanglantés et Maddalena tenir
devant elle un petit corps tout taché de sang.
‘’C’est
une fille’’ dit Maddalena en riant. La vie plus forte que la
mort.
‘’Je
n’ai rien pu faire pour Antonetta. Vous pourrez dire la prière des
morts après que je l’aie rendue présentable’’ dit le docteur.
Maddalena
de son ôté s’était approchée de l’évier en pierre pour laver
l’enfant. Elle la nettoya avec l'éponge plongée dans une eau
tiède, faisant apparaitre une petite chevelure d'un roux flamboyant,
de petites taches de rousseur sur l'arête et les ailes du nez un peu
retroussé. elle ouvrit les yeux et Maddalena vit deux grands yeux
verts. Du même vert que sa mère. L'iris semblait manger tout le
blanc de l'œil. Maddalena, qui n'avait pas d'enfant sentit monter
une boule d'amour dans sa gorge. '' Il faut sortir cette enfant de ce
taudis. Lui donner une chance que n'a pas eu sa mère.''
pensa-t-elle. Une idée germa dans sa tète...
Une
heure après tout semblait à peu près en ordre. Antonetta reposait
sur son lit enfin apaisée, même si le docteur n’avait pu
complètement effacer les traces de la douleur sur son visage. Don
Ciccio avait rempli son office et le docteur avait promis cent sous à
chacune des femmes en noir pour veiller la morte jusqu’à l’arrivée
du ‘’beccamorto’’ le lendemain matin. Et l’enfant , propre,
dormait, enroulée dans le châle de Maddalena.
‘’Comment
va-t-on l’appeler ?’’ demanda-t-elle. ‘’Antonetta n’avait
rien dit. Quel est le saint du jour padre ?’’
‘’Le
18 septembre dans notre région c’est la fête de la bienheureuse
Fausta’’
‘’Je
te baptise Fausta ma petite avant que don Ciccio le fasse dans son
église.’’
Et
le docteur de reprendre : ‘’Don Cicccio vous noterez dans vos
registres que le 18 septembre 1830, en votre présence et celle du
docteur Mancini, est née à Bergame–le-Bas de Pietro et
Antonetta….(vous rajouterez le nom de famille) tous deux décédés,
dont la mère ce même jour, un enfant de sexe féminin prénommée
Fausta. Voilà c’est fait. Cette enfant a une identité. ‘’
Il
se retourna vers Maddalena. Elle n’avait pas dit un mot depuis un
bon moment et elle regardait fixement l’enfant.
‘’A
quoi pensez-vous ? Bougez-vous un peu et aller demander au père
Grandini de tirer du lait de sa chèvre. Il faut lui donner à manger
à cette enfant maintenant qu’elle est là’’.
Le
visage de Maddalena se ferma.
‘’
Fausta
ne boira pas du lait de chèvre. Laissez-moi, je sais ce que je fais.
Je connais là-haut une nourrice qui a les mamelles assez lourdes et
assez pleines de lait pour nourrir deux bébés.’’
Et
avant que quiconque ait pu réagir elle prit l’enfant dans ses bras
et sortit. Une fois dehors elle regarda la colline vers Bergame le
haut. La nuit avait été longue, le ciel s’était dégagé et on
voyait les premières lueurs du jour poindre à l’est.
Maddalena
se mit en route d’un pas décidé vers l’hôtel du comte et de la
comtesse di Marzi. Elle serrait sur son cœur, comme si c’était
son enfant, Fausta, la Fausta ! Elle l’emmenait vers un destin que,
même dans ses rêves les plus fous, elle n’aurait pu imaginer.
… L’
histoire de La Fausta de Bergame à la Fenice reste à écrire… un
jour peut-être...
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