dimanche 26 août 2018

La Fausta - I - La Fenice


L’événement était d’importance et mettait la Sérénissime en émoi. Fausta Cavalieri, La Fausta, reprenait ce soir à la Fenice le rôle qu’elle avait marqué de son empreinte, celui de Floria Tosca. Puccini semblait l’avoir écrit pour elle. Elle était dans la vie cette diva d’opéra belle, talentueuse, capricieuse jusqu’à l’extravagance, amoureuse passionnée et possessive, excessive, jalouse prête à tout pour celui qu’elle aimait mais séductrice cruelle et sans pitié lorsqu’elle n’aimait plus. Les directeurs des plus grandes scènes lyriques lui avaient offert des ponts d’or pour qu’elle chante chez eux : la Scala, la Fenice, San Siro, l’opéra Garnier, le Bolchoï, le théâtre Marinsky, Covent Garden, le Licéò, le Met, le théâtre Colòn… et ce magnifique écrin perdu au fond de la jungle amazonienne, dont les administrateurs, ses admirateurs, lui avaient envoyé un somptueux bateau à roues pour lui faire remonter le fleuve jusqu’à Manaus.
Partout où elle passait, elle déchaînait la passion et les passions. Et pourtant elle ne possédait pas une de ces grandes voix à l’égal de la Melba, de la Patti, de la Malibran et de sa sœur Pauline Viardot. Cependant la couleur de sa voix lui avait permis de s’affirmer dans ses trois rôles fétiches Norma, Traviata et Tosca. Mais ce qui, chez elle, emportait tout c’était son tempérament, son engagement scénique, ses talents de comédienne qui faisaient qu’elle habitait ces personnages d’amoureuses tragiques et passionnées. Et sa beauté hors du commun rendait ces incarnations crédibles. On comprenait la passion qu’elle pouvait inspirer à Pollione, Alfredo, Mario ou Scarpia et celle qu’éprouvaient à son égard rois, princes, grands ducs banquiers ou chevaliers d’industrie. Grande, mince, un port de reine bien loin des canons de beauté des divas de son époque. Dans l’ovale de son visage on remarquait avant tout de grands yeux d’un vert profond, puis ses pommettes légèrement saillantes, son nez droit terminé par une petite boule qui lui donnait un petit air ‘’coquin’’. Sa bouche enfin, large épaisse avec une lèvre inférieure légèrement plus forte que la supérieure, était comme une invitation au plaisir et au péché. Le cou était un peu court, taille des cordes vocales oblige, mais ouvrait sur un décolleté somptueux fait pour les parures et les rivières de diamants et l’on voyait bien que la poitrine, fièrement portée en avant ne devait rien aux artifices des costumiers. Certains privilégiés avaient pu entr’apercevoir ses jambes longues et finement galbées dans une reprise ‘’unique’’, dans tous les sens du terme, de ‘’la Belle Hélène’’.
Mais Fausta Cavalieri c’était avant tout une invraisemblable chevelure rousse, une cascade de mèches flamboyantes. Elle en avait fait sa marque distinctive et refusait par contrat de porter une perruque en scène. Cette chevelure, indomptable comme elle, agissait sur les hommes à la manière d’’un aphrodisiaque. Et Fausta savait en user, en abuser même. Elle connaissait les hommes et leurs faiblesses et avait décidé de les utiliser à son profit. Dans son sillage les frasques succédaient aux scandales. Tel banquier qui s’était battu en duel pour elle portait sa blessure et son bras en écharpe comme la plus belle des décorations. Le duc de M… avait quitté pour elle femme et enfants, avait été exclu du Jockey Club à la suite du scandale, ruiné on l’avait retrouvé pendu sous un pont de la Seine. Le tout en moins d’un an ! Un soir au théâtre Marinsky à Saint Petersbourg, le grand-duc Wladimir, cousin du tsar, jeta sur scène à la fin de la représentation un collier de diamant. Lancé un peu fort et mal dirigé le collier érafla l’épaule de la diva faisant une égratignure d’où perla une goutte de sang. Elle ramassa le collier et le jeta dans la fosse d’orchestre et lança d’une voix de poitrine :’’ Specie di stronzo ! Non voglio d’un collana macchiato del rosso di mio sangue’’. Le scandale fut énorme. D’un, jamais on n’avait traité un grand-duc de ‘’stronzo’’ en public. Et de deux le collier avait appartenu à la grande Catherine. Le lendemain le grand-duc fut expédié en Sibérie Orientale commander une escouade de cosaques. Entre temps Fausta avait quand même envoyé sa femme de chambre récupérer le collier auprès du chef d'orchestre! Le lendemain, bonne fille, elle restituait le collier à l'émissaire du tsar contre deux fois sa valeur en francs-or...
A l'époque, les gazettes firent leurs choux gras de la rencontre explosive de Fausta Cavalieri et de Caroline Otéro dans la grande salle du casino de Monte Carlo. Assises face à face à la table de la roulette leurs amants se tenaient derrière elles : don Luis Peña, roi brésilien du café, pour Fausta et le prince Ottavio Orsini, play-boy et dilettante, pour Caroline. L’ambiance était électrique. Pas un mot ne fut échangé entre elles mais les regards étaient lourds de sous-entendus. Nul ne sait qui, la première, jeta une poignée de jetons au visage de l’autre. Mais brusquement les deux tigresses en vinrent aux mains et roulèrent par terre. Les inspecteurs des jeux eurent toutes les peines du monde à les séparer tandis que leurs chevaliers servants s’échangeaient soufflets et cartes de visite. Le duel eut lieu le lendemain matin dans le jardin exotique du Rocher. Pendant ce temps les deux femmes, qui avaient renvoyé leurs amants, prenaient un chocolat au restaurant de l’hôtel de Paris où elles logeaient. Certain groom aurait même affirmé qu’elles avaient terminé la nuit ensemble. Peut-être s’étaient-elles reconnues sur leur commun mépris des hommes. Fausta s’était retrouvée une fois sous la domination et l’emprise d’un homme et s’était juré de ne plus connaître cela. Jamais!
Malgré sa notoriété, les origines de Fausta restaient mystérieuses. On ne savait rien de sa naissance, de ses parents. La seule détentrice de tous les secrets était sa camériste Maddalena. Elle seule avait suivi Fausta Cavalieri de sa naissance à Bergame à cette soirée à la Fenice.

A suivre demain

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