Sur
la Piazza Vecchia, face à l’église Santa Maria Maggiore,
Maddalena frappa à l’huis de l’hôtel particulier des Marzi. Au
bout d’une trentaine de secondes le concierge vint lui ouvrir. Elle
pénétra dans un hall d’entrée où un valet était en train
d’allumer les bougies d’un grand lustre en verre filé de Murano
et de différents candélabres posés sur les guéridons. Au mur de
grands miroirs démultipliaient la lumière des chandelles. A droite
et à gauche, deux hautes portes desservaient le grand salon et la
salle à manger. Au fond, un escalier en marbre amenait aux pièces
du premier étage.
‘’Monsieur
le comte est en haut dans le petit salon. Le docteur est déjà
auprès de madame la comtesse. Ils vous attendent.’’
Maddalena
monta rapidement la volée de marches et prit le couloir qui
s’ouvrait devant elle. Dans la première pièce à gauche elle vit
le comte di Marzi assis dans un fauteuil qui fumait nerveusement un
cigare. C’était un homme d’une cinquantaine d’années
légèrement empâté par l’âge. Mais on voyait encore qu’il
avait été un bel homme. Son port de tête gardait de la noblesse.
Sa chevelure grisonnante était abondante et bouclée. Sous des
sourcils marqués, le regard noir et intense avait dû brûler le
cœur de bien des femmes. Sous un nez légèrement aquilin, la
moustache cachait le haut de la bouche mais laissait à découvert
une lèvre inférieure que l’on devinait gourmande et sensuelle.
Lorenzo di Marzi avait déjà été marié. Mais sa femme était
morte il y a cinq ans le laissant veuf et sans enfant. Sa nature
profonde, son besoin d’avoir une femme près de lui et dans son
lit, la nécessité d’avoir un héritier lui firent chercher une
seconde épouse. Il la trouva en la personne d’Isabella Caccavelli
fille d’un roturier mais richissime propriétaire terrien à qui il
ne manquait qu’un titre nobiliaire dans sa famille pour être
totalement heureux. En échange de ce titre, sa fille apportait en
dot un nombre conséquent d’hectares de bonne terre dans la vallée
du Pô, une petite fortune en pièces d’or et une ravissante villa
palladienne à Vincenza. Malgré tout cela le mariage semblait
heureux et devait connaître son aboutissement dans la naissance de
l’héritier tant souhaité par le comte.
‘’Ah
! Maddalena vous êtes là ! Le docteur est en face dans la chambre
de la comtesse. Rejoignez le vite et venez me prévenir aussitôt que
cela sera fait.’’
Traversant
le couloir, Maddalena frappa doucement à la porte de la chambre.
Paulina vint lui ouvrir. Elle vit le docteur penché sur le lit de la
comtesse. Il se releva en l’entendant entrer.
‘’Tu
arrives à temps Maddalena. La comtesse vient de perdre les eaux. Ca
ne devrait plus tarder. Tout devrait bien se passer. J’ai demandé
à Paulina du linge propre et de faire chauffer de l’eau. Tu étais
chez Antonetta ? Comment va-t-elle ?’’
‘’
Pas
bien du tout. Je suis inquiète. On va avoir besoin de vous en bas.
Prenez vos outils. L’enfant se présente par le siège. Il ne
passera pas sans qu’on l’aide.’’
Le
docteur hocha la tête douloureusement. Maddalena regarda autour
d’elle. On était à mille lieues de la misérable chambre
d’Antonetta. Elle était vaste, richement meublée. Un brûle-parfum
en bronze dispensait une délicate odeur de chèvrefeuille. La
comtesse reposait dans un grand lit à baldaquin sous un édredon de
plumes, sa tête soutenue par deux oreillers de duvet de canard. Elle
était belle, mais d’une beauté un peu fade, sans beaucoup
d’expression. Les émotions devaient glisser sur son visage comme
l’eau sur le duvet du canard de ses oreillers. Même au moment des
douleurs des contractions, les crispations de son visage auraient pu
passer pour des rides de contrariété. ‘’La douleur est injuste.
Elle ne frappe pas équitablement’’ se dit Maddalena. La comtesse
était ronde, potelée. Mais l’œil exercé de Maddalena se rendit
compte que ce n’était pas uniquement dû aux kilos de la
grossesse. C’était sa nature profonde. ’’Elle aura beaucoup de
mal à les perdre. Beaucoup.’’
‘’C’est
pour maintenant, s’écria le docteur. Viens vite Maddalena. Paulina
les linges, l’eau chaude vite.’’
Dans
le petit salon le comte di Marzi entendit le vagissement de l’enfant
et immédiatement un cri de femme. Il bondit sur ses pieds mais n’osa
pas franchir le couloir et entrer dans la chambre. C’est Paulina
qui vint le prévenir.
‘’Mes
félicitations, monsieur le comte. C’est un garçon’’.
Le
comte se signa rapidement.
‘’C’est
ma femme que j’ai entendu crier ?’’
‘’
Oui.’’
‘’Que
s’est-il passé ?’’
‘’Tout
va bien monsieur le comte. On lave l’enfant et je viens vous
chercher’’, dit Paulina en retournant dans la chambre.
Le
comte se rassit dans son fauteuil et se mit à triturer sa moustache
en l’enroulant autour de son index. Quelques minutes plus tard,
Paulina revint le chercher. La première chose qu’il vit en entrant
ce fut sa femme en larmes au fond de son lit. Il s’approcha d’elle.
‘’Que
se passe-t-il ma chérie ?’’
Incapable
de parler, elle ne put que fondre à nouveau en larmes. Le comte
regarda autour de lui. Tout le monde était silencieux et gardait les
yeux baissés.
‘’Où
est mon fils. Montrez le moi !’’
Paulina
s’approcha tenant l’enfant enroulé dans une fine couverture.
Elle le tendit au comte qui le prit dans ses bras. Comme pour
s’assurer qu’il s’agissait bien d’un garçon il le posa sur
le lit et écarta la couverture. L’enfant qui gesticulait de ses
quatre membres était bien un garçon. Mais ce que vit le père le
figea sur place. Cet enfant, SON fils avait un bec-de-lièvre et un
pied bot. Il se tourna vers sa femme qui s’était arrêtée de
pleurer guettant sa réaction. Ils échangèrent un long regard. La
comtesse plongea sa main sous son oreiller, récupéra son mouchoir
de fine batiste, l’écrasa de ses deux poings sur sa bouche et son
nez et se remit à sangloter. Un soupçon d’irritation passa dans
le regard du comte. Paulina reprit l’enfant et voulut le poser sur
la poitrine de la comtesse.
‘’Il
doit avoir faim, madame.’’
La
comtesse eut un brusque recul.
‘’
Non
! Non ! Je ne pourrai pas l’allaiter. Pas avec cette… ce… Je ne
pourrai pas. Paulina tu devais être sa nourrice. Alors un peu plus
tôt, un peu plus tard… emporte le.’’
Maddalena
qui était à côté du comte le vit serrer les poings jusqu’ à en
blanchir les jointures. Paulina se recula, l’enfant dans les bras.
En passant près du comte il lui reprit son enfant. Il le posa
doucement dans le creux de son bras gauche et avec sa main droite
écarta la petite couverture. C’est alors qu’il remarqua que son
enfant était beau. Il avait une peau douce et blanche comme le lait.
Ses cheveux noirs comme l’ébène avaient des reflets bleus. Et son
regard ! Sombre comme le sien à lui avec des paupières déjà
ourlées de cils. Il caressa la joue de son fils du revers de son
index. L’enfant lui sourit en le regardant et le père vit avec
fierté qu’une petite dent perçait sous la gencive. Il approcha
au plus près son visage de celui de son fils et lui murmura afin que
nul n’entende :
‘’
Fabrizio,
mon fils ! Ce sera plus dur pour toi, mais tu n’en monteras que
plus haut ! Je te le promets’’
Et
il le rendit à Paulina.
‘’Tu
m’en réponds sur ta vie !’’
Après
avoir remercié le docteur et Maddalena et embrassé sa femme sur le
front, il tourna les talons et sortit.
Ce
fut au tour du docteur de s’approcher du lit.
‘’Je
suis triste pour vous et monsieur le comte. Mais c’est la volonté
divine et il faut s’y soumettre. Don Ciccio saura trouver les mots
lors de votre confession de samedi’’.
La
main de la comtesse replongea sous l’oreiller pour y remettre le
mouchoir de batiste et récupérer un petit chapelet de buis.
‘’Je
reviendrai demain. Votre femme de chambre sait ce qu’il faut faire
et a tout ce qu’il faut pour vous soulager. Mais pour l’instant
je dois aller avec Maddalena retrouver Antonetta qui doit accoucher
cette nuit aussi.’’
‘’La
pauvre petite. Comment va-t-elle faire sans mari. Il faut que je
pense à lui envoyer une ou deux pièces demain. Demandez à Giuseppe
de vous atteler la carriole pour vous descendre.’’
Un
quart d’heure après ils étaient en route.
‘’Quelle
soirée’’ dit le docteur.
Je
crains que le pire soit à venir’’ soupira Maddalena.
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