« NOUS, COLAS DE RIENZI… »
Giannino, sortant du Capitole à l’heure où les premières lueurs de l’aurore
commençaient à ourler d’un trait cuivré les ruines du Palatin, ne rentra pas
dormir au Campo dei Fiori. Une garde d’honneur, fournie par le tribun, le
conduisit de l’autre côté du Tibre, au château Saint-Ange où un appartement lui
avait été préparé.
Le lendemain, cherchant l’aide de Dieu pour apaiser le grand trouble qui
l’agitait, il passa plusieurs heures dans une église voisine ; puis il regagna le
château Saint-Ange. Il avait demandé son ami Guidarelli ; mais il fut prié de ne
s’entretenir avec personne avant d’avoir revu le tribun. Il attendit, seul jusqu’au
soir, qu’on vînt le chercher. Il semblait que Cola de Rienzi ne traitât ses affaires
que de nuit.
Giannino retourna donc au Capitole où le tribun l’entoura de plus grands
égards encore que la veille et s’enferma de nouveau avec lui.
Cola de Rienzi avait son plan de campagne qu’il exposa : il adressait
immédiatement des lettres au pape, à l’Empereur, à tous les souverains de la
chrétienté, les invitant à lui envoyer leurs ambassadeurs pour une
communication de la plus haute importance, mais sans laisser percer la nature de
cette communication ; puis, devant tous les ambassadeurs réunis en une audience
solennelle, il faisait apparaître Giannino, revêtu des insignes royaux, et le leur
désignait comme le véritable roi de France…
Si le noblissime Seigneur lui
donnait son accord, bien entendu.
Giannino était roi de France depuis la veille, mais banquier siennois depuis
vingt ans ; et il se demandait quel intérêt Rienzi pouvait avoir à prendre ainsi
parti pour lui, avec une impatience, une fébrilité presque, qui agitait tout le grand
corps du potentat.
Pourquoi, alors que depuis la mort de Louis X quatre rois
s’étaient succédé au trône de France, voulait-il ouvrir une telle contestation ?
Était-ce simplement, comme il l’affirmait, pour dénoncer une injustice
monstrueuse et rétablir un prince spolié dans son droit ? Le tribun livra assez vite
le bout de sa pensée.
— Le vrai roi de France pourrait ramener le pape à Rome. Ces faux rois ont
de faux papes.
Rienzi voyait loin. La guerre entre la France et l’Angleterre, qui commençait à
tourner en guerre d’une moitié de l’Occident contre l’autre, avait, sinon pour
origine, au moins pour fondement juridique, une querelle successorale et
dynastique. En faisant surgir le titulaire légitime et véritable du trône de France,
on déboutait les deux autres rois de toutes leurs prétentions. Alors, les souverains
d’Europe, au moins les souverains pacifiques, tenaient assemblée à Rome,
destituaient le roi Jean II et rendaient au roi Jean I
er sa couronne. Et Jean I
er
décidait le retour du Saint-Père dans la Ville éternelle. Il n’y avait plus de visées
de la cour de France sur les terres impériales d’Italie ; il n’y avait plus de luttes
entre Guelfes et Gibelins ; l’Italie, dans son unité retrouvée, pouvait aspirer à
reprendre sa grandeur de jadis ; enfin le pape et le roi de France, s’ils le
souhaitaient, pouvaient même, de l’artisan de cette grandeur et de cette paix, de
Cola de Rienzi, fils d’empereur, faire l’Empereur, et pas un empereur à
l’allemande, un empereur à l’antique !
La mère de Cola était du Trastevere, où
les ombres d’Auguste, de Titus, de Trajan, se promènent toujours, même aux
tavernes, et y font lever les rêves…
Le lendemain 4 octobre, au cours d’une troisième entrevue, celle-ci dans la
journée, Rienzi remettait à Giannino, qu’il appelait désormais Giovanni di
Francia, toutes les pièces de son extraordinaire dossier : la confession de la
fausse mère, le récit du Frère Jourdain d’Espagne, la lettre du Frère Antoine ;
enfin, ayant appelé un de ses secrétaires, il commença de dicter l’acte qui
authentifiait le tout :
— Nous, Cola de Rienzi, chevalier par la grâce du Siège apostolique, sénateur
illustre de la Cité sainte, juge, capitaine et tribun du peuple romain, avons bien
examiné les pièces qui nous ont été délivrées par le Frère Antoine, et nous y
avons d’autant plus ajouté foi qu’après tout ce que nous avons appris et entendu,
c’est en effet par la volonté de Dieu que le royaume de France a été en proie,
pendant de longues années, tant à la guerre qu’à des fléaux de toutes sortes,
toutes choses que Dieu a permises, nous le croyons, en expiation de la fraude qui
a été commise à l’égard de cet homme, et qui a fait qu’il a été longtemps dans
l’abaissement et la pauvreté…
Le tribun semblait plus nerveux que la veille ; il s’arrêtait de dicter chaque
fois qu’un bruit non familier parvenait à son oreille, ou au contraire qu’un
silence un peu long s’établissait. Ses gros yeux se dirigeaient souvent vers les
fenêtres ouvertes ; on eût dit qu’il épiait la ville.
— … Giannino s’est présenté devant nous, à notre invitation, le jeudi 2
octobre. Avant de lui parler de ce que nous avions à lui dire, nous lui avons
demandé ce qu’il était, sa condition, son nom, celui de son père, et toutes les
choses qui le concernaient. D’après ce qu’il nous a répondu, nous avons trouvé
que ses paroles s’accordaient avec ce que disaient les lettres du Frère Antoine ;
ce que voyant, nous lui avons respectueusement révélé tout ce que nous avions
appris. Mais comme nous savons qu’un mouvement se prépare à Rome contre
nous…
Giannino eut un sursaut. Comment ! Cola de Rienzi, si puissant qu’il parlait
d’envoyer des ambassadeurs au pape et à tous les princes du monde, redoutait…
Il leva le regard vers le tribun ; celui-ci confirma, en abaissant lentement les
paupières sur ses yeux clairs ; sa narine droite tremblait.
— Les Colonna, dit-il sombrement.
Puis il se remit à dicter :
— … Comme nous craignons de périr avant de lui avoir donné quelque appui
ou quelque moyen pour recouvrer son royaume, nous avons fait copier toutes ces
lettres et les lui avons remises en main propre, le samedi 4 octobre 1354, les
ayant scellées de notre sceau marqué de la grande étoile entourée de huit petites,
avec le petit cercle au milieu, ainsi que des armes de la Sainte Église et du
peuple romain, pour que les vérités qu’elles contiennent en reçoivent une
garantie plus grande et pour qu’elles soient connues de tous les fidèles. Puisse
Notre Très Pieux et Très Gracieux Seigneur Jésus-Christ nous accorder une vie
assez longue pour qu’il nous soit donné de voir triomphante en ce monde une
aussi juste cause. Amen, amen !
Quand ceci fut fait, Rienzi s’approcha de la fenêtre ouverte et, prenant Jean I
er
par l’épaule d’un geste presque paternel, il lui montra, à cent pieds plus bas, le
grand désordre de ruines du forum antique, les arcs de triomphe et les temples
écroulés. Le soleil couchant teintait d’or rose cette fabuleuse carrière où
Vandales et papes s’étaient fournis de marbre pendant près de dix siècles, et qui
n’était pas encore épuisée. Du temple de Jupiter, on apercevait la maison des
Vestales, le laurier qui croissait au temple de Vénus…
— C’est là, dit le tribun désignant la place de l’ancienne Curie romaine, c’est
là-bas que César fut assassiné… Voulez-vous me rendre un très grand service,
mon noble Seigneur ? Nul ne vous connaît encore, nul ne sait qui vous êtes, et
vous pouvez cheminer en paix comme un simple bourgeois de Sienne. Je veux
vous aider de tout mon pouvoir ; encore faut-il pour cela que je sois vivant. Je
sais qu’une conspiration se trame contre moi. Je sais que mes ennemis veulent
mettre fin à mes jours. Je sais qu’on surveille les messagers que j’envoie hors de
Rome. Partez pour Montefiascone, présentez-vous de ma part au cardinal
Albornoz, et dites-lui de m’envoyer des troupes, avec la plus grande urgence.
Dans quelle aventure Giannino se trouvait-il, en si peu d’heures, engagé ?
Revendiquer le trône de France ! Et à peine était-il Prince prétendant, partir en
émissaire du tribun pour lui chercher du secours. Il n’avait dit oui à rien, et à rien
ne pouvait dire non.
Le lendemain 5 octobre, après une course de douze heures il parvenait à ce
même Montefiascone qu’il avait traversé, médisant si fort de la France et des
Français, cinq jours plus tôt. Il parla au cardinal Albornez qui aussitôt décida de
marcher sur Rome avec les soldats dont il disposait ; mais il était déjà trop tard.
Le mardi 7 octobre, Cola de Rienzi était assassiné.
Demain "Le lis et le lion" - Epilogue - Jean 1er l'inconnu - ch 4 "Le roi posthume"
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