LE DÉFI DE LA TOUR DE NESLE
Lorsque l’évêque Henry de Burghersh, trésorier d’Angleterre, escorté de William Montaigu, nouveau comte de Salisbury, de William Bohun, nouveau comte de Northampton, de Robert Hufford, nouveau comte de Suffolk, présenta le jour de la Toussaint, à Paris, les lettres de défi qu’Édouard III Plantagenet adressait à Philippe VI de Valois, celui-ci, pareil au roi de Jéricho devant Josué, commença par rire. Avait-il bien entendu ? Le petit cousin Édouard le sommait de lui remettre la couronne de France ? Philippe regarda le roi de Navarre et le duc de Bourbon, ses parents. Il sortait de table en leur compagnie ; il était de belle humeur ; ses joues claires, son grand nez se teintèrent de rose et il se remit à pouffer.
Que cet évêque, noblement appuyé sur sa crosse, que ces trois seigneurs
anglais, raides dans leurs cottes d’armes, fussent venus lui faire une annonce
plus mesurée, le refus de leur maître, par exemple, de livrer Robert d’Artois, ou
bien une protestation contre le décret de saisie de la Guyenne, Philippe sans
doute se fût fâché. Mais sa couronne, son royaume tout entier ? Cette ambassade,
en vérité, était bouffonne.
Mais oui, il entendait bien : la loi salique n’existait pas, son couronnement
était irrégulier…
— Et que les pairs m’aient fait roi de leur volonté, que l’archevêque de Reims,
voici neuf ans, m’ait sacré, cela non plus, messire évêque, n’existe pas ?
— Beaucoup de pairs et barons qui vous ont élu sont morts depuis, répondit
Burghersh, et d’autres se demandent si ce qu’ils ont fait alors a été approuvé par
Dieu !
Philippe, toujours secoué de rire, renversa la tête en arrière, découvrant les
profondeurs de sa gorge.
Et quand le roi Édouard était venu lui rendre l’hommage à Amiens, ne l’avaitil pas reconnu pour roi ?
— Notre roi, alors, était mineur. L’hommage qu’il vous fit, et qui eût dû, pour
avoir valeur, être consenti par le Conseil de régence, n’avait été décidé que sur
l’ordre du traître Mortimer, lequel depuis a été pendu.
Ah bah ! il ne manquait pas d’aplomb, l’évêque, qui avait été fait chancelier
par Mortimer, lui avait servi de premier conseiller, avait accompagné Édouard à
Amiens et lu, lui-même, dans la cathédrale, la formule de l’hommage !
Que disait-il à présent de la même voix ? Que c’était à Philippe, en tant que
comte de Valois, de rendre l’hommage à Édouard ! Car le roi d’Angleterre
reconnaissait volontiers à son cousin de France le Valois, l’Anjou, le Maine, et
même la pairie… Vraiment c’était trop de magnanimité !
Mais où se trouvait-on, Dieu du ciel, pour entendre pareilles énormités ?
On était à l’hôtel de Nesle, parce qu’entre deux séjours à Saint-Germain et à
Vincennes le roi passait la journée en cette demeure donnée à son épouse. Car,
tout ainsi que de moindres seigneurs disaient : « On se tiendra en la grand-salle », ou « dans la petite chambre aux perroquets », ou encore « on soupera
dans la chambre verte », le roi décidait : « Ce jour, je dînerai au Palais de la
Cité », ou bien « au Louvre », ou bien « chez mon fils le duc de Normandie,
dans l’hôtel qui fut à Robert d’Artois ».
Ainsi les vieux murs de l’hôtel de Nesle, et la tour plus vieille encore qu’on
apercevait par les fenêtres, étaient témoins de cette farce. Il semble que certains
lieux soient désignés pour qu’y passe le drame des peuples sous un déguisement
de comédie.
En cette demeure où Marguerite de Bourgogne s’était si bien
divertie à tromper le Hutin dans les bras du chevalier d’Aunay, sans pouvoir
imaginer que cette joyeuseté changerait le cours de la monarchie française, le roi
d’Angleterre faisait présenter son défi au roi de France, et le roi de France
riait!
Il riait si fort qu’il en était presque attendri ; car il reconnaissait, en cette folle
ambassade, l’inspiration de Robert. Cette démarche ne pouvait être inventée que
par lui. Décidément, le gaillard était fou. Il avait trouvé un autre roi, plus jeune,
plus naïf, pour se prêter à ses gigantesques sottises. Mais où s’arrêterait-il ? Le
défi de royaume à royaume ! Le remplacement d’un roi par un autre… Passé un
certain degré d’aberration, on ne peut plus tenir rigueur aux gens des outrances
qui sont en leur nature.
— Où logez-vous, Monseigneur évêque ? demanda Philippe VI
courtoisement.
— À l’hôtel du Château Fétu, rue du Tiroir.
— Eh bien ! Rentrez-y ; ébattez-vous quelques jours en notre bonne ville de
Paris, et revenez nous voir, si vous le souhaitez, avec quelque offre plus sensée.
En vérité, je ne vous en veux point ; et même, pour vous être chargé d’une
pareille mission et l’accomplir sans rire, comme je vous le vois faire, je vous
tiens pour le meilleur ambassadeur que j’aie jamais reçu…
Il ne savait pas si bien dire, car Henry de Burghersh avant d’arriver à Paris
était passé par les Flandres. Il avait eu des conférences secrètes avec le comte de
Hainaut, beau-père du roi d’Angleterre, avec le comte de Gueldre, avec le duc de
Brabant, avec le marquis de Juliers, avec Jakob Van Artevelde et les échevins de
Gand, d’Ypres et de Bruges. Il avait même déjà détaché une partie de sa suite
vers l’empereur Louis de Bavière. Certaines paroles qui s’étaient dites, certains
accords qui avaient été pris, Philippe VI les ignorait encore.
— Sire, je vous remets les lettres de défi.
— C’est cela, remettez, dit Philippe. Nous garderons ces bonnes feuilles pour
les relire souvent, et chasser la tristesse si elle nous vient. Et puis l’on va vous
servir à boire. Après tant parler, vous devez avoir le gosier sec.
Et il frappa des mains pour appeler un écuyer.
— À Dieu ne plaise, s’écria l’évêque Burghersh, que je devienne un traître et
que je boive le vin d’un ennemi auquel, du fond du cœur, je suis résolu à faire
tout le mal que je pourrai !
Alors Philippe de Valois se remit à rire aux éclats, et, sans plus s’inquiéter de
l’ambassadeur ni des trois Lords, il prit le roi de Navarre par l’épaule et rentra
dans les appartements.
Demain "Le lis et le lion" 4ème partie - ch. 4 "Autour de Windsor"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire