LE BOUTE-GUERRE
I
LE PROSCRIT
Pendant plus de trois années Robert d’Artois, comme un grand fauve blessé,
rôda aux frontières du royaume.
Parent de tous les rois et princes d’Europe, neveu du duc de Bretagne, oncle
du roi de Navarre, frère de la comtesse de Namur, beau-frère du comte de
Hainaut et du prince de Tarente, cousin du roi de Naples, du roi de Hongrie et de
bien d’autres, il était, à quarante-cinq ans, un voyageur solitaire devant lequel les
portes de tous les châteaux se fermaient.
Il avait de l’argent à suffisance, grâce
aux lettres de change des banques siennoises, mais jamais un écuyer ne se
présentait à l’auberge où il était descendu pour le prier à dîner chez le seigneur
du lieu. Quelque tournoi se donnait-il dans les parages ? On se demandait
comment éviter d’y convier Robert d’Artois, le banni, le faussaire, que naguère
on eût installé à la place d’honneur. Et un ordre lui était délivré avec une
déférence froide, par le capitaine de ville : Monseigneur le comte suzerain le
priait de porter plus loin ses pas. Car Monseigneur le comte suzerain, ou le duc,
ou le margrave, ne voulait pas se brouiller avec le roi de France et ne se sentait
tenu à aucun égard envers un homme si déshonoré qu’il n’avait plus ni blason ni
bannière.
Et Robert repartait à l’aventure, escorté de son seul valet Gillet de Nelle, un
assez mauvais sujet qui, sans effort, eût mérité de se balancer aux fourches d’un
gibet, mais qui vouait à son maître, comme Lormet jadis, une fidélité sans limite.
Robert lui donnait, en compensation, cette satisfaction plus précieuse que de
gros gages : l’intimité avec un grand seigneur dans l’adversité.
Combien de
soirées, durant cette errance, ne passèrent-ils pas à jouer aux dés, attablés dans
l’angle d’une mauvaise taverne ! Et quand le besoin de gueuser les démangeait
un peu, ils entraient ensemble en quelqu’un de ces bordeaux qui étaient
nombreux en Flandre, et offraient bon choix de lourdes ribaudes.
C’était en de tels lieux, de la bouche de marchands qui revenaient des foires,
ou de maquerelles qui avaient fait parler des voyageurs, que Robert apprenait les
nouvelles de France.
À l’été 1332, Philippe VI avait marié son fils Jean, duc de Normandie, à la
fille du roi de Bohême, Bonne de Luxembourg. « Voilà donc pourquoi Jean de
Luxembourg m’a fait expulser de chez son parent de Brabant, se disait Robert ;
voilà de quel prix on a payé ses services. » Les fêtes données pour ces noces, à
Melun, avaient, à ce qu’on racontait, dépassé en splendeur toute autre dans le
passé.
Et Philippe VI avait profité de ce grand rassemblement de princes et de
noblesse pour faire coudre solennellement la croix sur son manteau royal.
Car la
croisade, cette fois, était décidée. Pierre de la Palud, patriarche de Jérusalem,
l’avait prêchée à Melun, tirant les larmes aux six mille invités de la noce, dont
dix-huit cents chevaliers d’Allemagne. L’évêque Pierre Roger la prêchait à
Rouen dont il venait de recevoir le diocèse, après ceux d’Arras et de Sens. Le
passage général était décidé pour le printemps 1334. On hâtait la construction
d’une grande flotte dans les ports de Provence, à Marseille, à Aigues-Mortes. Et
déjà l’évêque Marigny voguait, chargé d’aller porter défi au Soudan d’Egypte !
Mais si les rois de Bohême, de Navarre, de Majorque, d’Aragon, qui vivaient
à la table de Philippe, si les ducs, comtes et grands barons, ainsi qu’une certaine
chevalerie éprise d’aventure, avaient suivi avec enthousiasme l’exemple du roi
de France, la petite noblesse de terroir montrait, elle, moins d’empressement à
saisir les croix de drap rouge tendues par les prédicateurs, et à s’embarquer pour
les sables d’Égypte.
Le roi d’Angleterre, pour sa part, pressait l’instruction
militaire de son peuple, mais ne donnait aucune réponse touchant les projets vers
la Terre sainte. Et le vieux pape Jean XXII, d’ailleurs en grave querelle avec
l’Université de Paris et son recteur Buridan sur les problèmes de la vision
béatifique, faisait la sourde oreille. Il n’avait accordé à la croisade qu’une
bénédiction réticente, et il rechignait au partage des frais…
En revanche les
marchands d’épices, d’encens, de soieries, de reliques, les fabricants d’armures
et les constructeurs de bateaux poussaient beaucoup à l’entreprise.
Philippe VI avait déjà organisé la régence, pour la durée de son absence, et
fait jurer aux pairs, aux barons, aux évêques, s’il venait à trépasser outre-mer,
qu’ils obéiraient en tout à son fils Jean et lui remettraient sans discussion la
couronne.
« C’est donc que Philippe n’est point tellement assuré de sa légitimité, pensait
Robert d’Artois, s’il engage à reconnaître son fils dès à présent. »
Accoudé devant un pot de bière, Robert n’osait pas dire à ses informateurs de
rencontre qu’il connaissait tous les grands personnages dont ils lui parlaient ; il
n’osait pas dire qu’il avait jouté contre le roi de Bohême, procuré la mitre à
Pierre Roger, qu’il avait fait sauter le roi d’Angleterre sur ses genoux et dîné à la
table du pape. Mais il notait tout, pour en faire un jour son profit.
La haine le soutenait. Aussi longtemps qu’en lui resterait la vie, aussi
longtemps resterait la haine. En quelque endroit qu’il prît auberge, c’était la
haine qui l’éveillait avec le premier rayon de jour filtrant entre les volets d’une
chambre inconnue. La haine était le sel de ses repas, le ciel de sa route.
On dit que les hommes forts sont ceux qui savent reconnaître leurs torts. Il en
est de plus forts, peut-être, qui ne les reconnaissent jamais. Robert appartenait à
cette seconde espèce. Il rejetait toutes fautes sur les autres, morts et vivants, sur
Philippe le Bel, Enguerrand, Mahaut, sur Philippe de Valois, Eudes de
Bourgogne, le chancelier Sainte-Maure. Et d’étape en étape, il ajoutait à la liste
de ses ennemis sa sœur de Namur, son beau-frère de Hainaut, et Jean de
Luxembourg, et le duc de Brabant.
À Bruxelles, il recruta un avoué véreux nommé Huy et son secrétaire
Berthelot ; c’était par des gens de procédure qu’il commençait à remonter sa
maison.
À Louvain, l’avoué Huy lui dénicha un moine de mauvaise mine et de
douteuse vie, Frère Henry de Sagebran, qui s’y connaissait davantage en
envoûtes et pratiques sataniques qu’en litanies et œuvres de charité. Avec Frère
Henry de Sagebran, l’ancien pair de France, se souvenant des leçons de Béatrice
d’Hirson, baptisa des poupées de cire et les perça d’aiguilles en les nommant
Philippe, Sainte-Maure ou Mathieu de Trye.
— Et celle-là, vois-tu, soigne-la bien, perce-la depuis la tête tout le long du
corps car elle s’appelle Jeanne, la boiteuse reine de France. Ce n’est point
vraiment la reine, c’est une diablesse !
Il se fournit aussi d’une encre invisible pour écrire certaines formules qui,
tracées sur un parchemin, procuraient le sommeil éternel. Encore fallait-il que le
parchemin fût glissé dans le lit de qui l’on voulait se débarrasser !
Frère Henry
de Sagebran, chargé d’un peu d’argent et de beaucoup de promesses, partit pour
la France, tel un bon moine mendiant, avec, sous son froc, une grosse provision
de parchemins à dormir.
Gillet de Nelle, de son côté, racolait des meurtriers à solde, des voleurs par
vocation, des échappés de prison, gaillards à gueules basses, auxquels le crime
répugnait moins que le travail à la journée. Et quand Gillet en eut fait une petite
troupe, bien instruite, Robert les envoya au royaume de France avec mission
d’agir de préférence pendant les grandes réunions ou fêtes.
— Les dos offrent au couteau des cibles faciles quand tous les yeux sont
tournés vers les lices, ou toutes les oreilles tendues pour écouter prêcher
croisade.
À courir les routes, Robert avait maigri ; la ride s’enfonçait davantage dans les
muscles de sa face, et la méchanceté des sentiments qui l’animaient du réveil au
soir, et jusque dans ses rêves, avait donné à ses traits leur expression définitive.
Mais, en même temps, l’aventure lui rajeunissait l’âme. Il avait l’amusement de
goûter, en ces pays nouveaux, à des nourritures nouvelles, à des femmes
nouvelles aussi.
Si Liège l’expulsa, ce ne fut pas pour ses méfaits anciens mais parce que son
Gillet et lui-même avaient transformé une maison louée à un certain sieur
d’Argenteau en vrai repaire de follieuses, et que le bruit qui s’y faisait gâtait le
sommeil du voisinage.
Il y avait de bons jours ; il y en avait de mauvais, comme celui où il apprit que
le Frère Henry de Sagebran, avec ses parchemins à dormir pour l’éternité, s’était
fait arrêter à Cambrai, et cet autre jour où l’un de ses meurtriers à solde reparut
pour lui annoncer que ses compères n’avaient pu dépasser Reims et moisissaient
à présent dans les prisons du « roi trouvé ».
Puis Robert tomba malade, de la plus sotte façon. Étant réfugié dans une
maison en bordure d’un canal où se déroulaient des joutes d’eau, la curiosité lui
fit passer la tête jusqu’au col à travers une nasse à poisson qui masquait la
fenêtre. Il se poussa si bien qu’il ne put se retirer qu’après de longs efforts, en
s’arrachant le cuir des joues au grillage de la nasse. L’infection se mit dans les
écorchures et la fièvre bientôt le saisit, dont il grelotta quatre jours, tout près de
trépasser.
Dégoûté des Marches flamandes, il se rendit à Genève. Traînant ses chausses
le long du lac, ce fut là qu’il apprit l’arrestation de la comtesse de Beaumont, son
épouse, et de leurs trois enfants. Philippe VI, par représailles contre Robert,
n’avait pas hésité à enfermer sa propre sœur d’abord au donjon de Nemours, puis
à Château-Gaillard. La prison de Marguerite ! Vraiment la Bourgogne prenait
bien sa revanche.
De Genève, voyageant sous un nom d’emprunt et vêtu comme un quelconque
bourgeois, Robert gagna Avignon. Il y resta deux semaines, cherchant à intriguer
pour sa cause.
Il trouva la capitale de la chrétienté débordante de richesses et de
plus en plus dissolue. Ici les ambitions, les vanités, les vices ne s’adoubaient pas
d’une cuirasse de tournoi, mais se dissimulaient sous des robes de prélats ; les
signes de la puissance ne s’étalaient pas en harnais d’argent ou en heaumes
empanachés, mais en mitres incrustées de pierres précieuses, en ciboires d’or
plus lourds que des hanaps de roi. On ne se défiait point en batailles, mais on se
haïssait en sacristie. Les confessionnaux n’étaient pas sûrs ; et les femmes se
montraient plus infidèles, plus méchantes, plus vénales que partout ailleurs,
puisqu’elles ne pouvaient tirer noblesse que du péché.
Et pourtant nul ne voulait se compromettre pour l’ancien pair de France. On se
rappelait à peine l’avoir connu. Même dans ce bourbier Robert apparaissait
comme un pestiféré. Et la liste de ses rancunes s’allongeait.
Toutefois, il eut quelque consolation à constater, en écoutant les gens, que les
affaires de son cousin Valois étaient moins brillantes qu’on eût pu le croire.
L’Église cherchait à décourager la croisade.
Quelle serait, une fois Philippe VI et
ses alliés embarqués, la situation de l’Occident laissé à la discrétion de
l’Empereur et du roi anglais ? Si jamais ces deux souverains venaient à s’unir…
Déjà le passage général avait été reculé de deux ans. Le printemps de 1334
s’était achevé sans que rien fût prêt. On parlait maintenant de l’année 36.
Pour sa part, Philippe VI, présidant lui-même une assemblée plénière des
docteurs de Paris sur la montagne Sainte-Geneviève, brandissait la menace d’un
décret d’hérésie contre le vieux pontife, âgé de quatre-vingt-dix ans, si celui-ci
ne rétractait pas ses thèses théologiques.
D’ailleurs, on donnait la mort de
Jean XXII pour imminente ; mais il y avait dix-huit ans qu’on annonçait cela !
« Rester vivant, se répétait Robert, voilà toute l’affaire ; durer, pour attendre le
jour où l’on gagne. »
Déjà le trépas de quelques-uns de ses ennemis venait lui rendre l’espérance.
Le trésorier Forget était mort à la fin de l’autre année ; le chancelier Guillaume
de Sainte-Maure venait de mourir à son tour. Le duc Jean de Normandie, héritier
de France, était gravement malade ; et même Philippe VI, disait-on, subissait des
ennuis de santé. Peut-être les maléfices de Robert n’avaient-ils pas été
totalement inopérants…
Pour retourner en Flandre, Robert prit des habits de convers. Étrange frère, en
vérité, que ce géant dont le capuchon dominait les foules, qui entrait d’un pas
guerrier aux abbayes, et demandait l’hospitalité qu’on doit aux hommes de Dieu
de la même voix qu’il eût demandé sa lance à un écuyer !
Dans un réfectoire de Bruges, la tête inclinée sur son écuelle, au bout de la
longue table grasse, et faisant mine de murmurer des prières dont il ignorait le
premier mot, il écoutait le frère lecteur, installé dans une petite niche creusée à
mi-hauteur du mur, lire la vie des saints.
Les voûtes renvoyaient la voix
monotone sur la tablée des moines ; et Robert se disait : « Pourquoi ne pas finir
ainsi ? La paix, la profonde paix des couvents, la délivrance de tout souci, le
renoncement, le gîte assuré, les heures régulières, la fin de l’errance… »
Quel homme, fût-ce le plus turbulent, le plus ambitieux, le plus cruel, n’a pas
connu cette tentation du repos, de la démission ? À quoi bon tant de luttes, tant
d’entreprises vaines, puisque tout doit s’achever dans la poudre du tombeau ?
Robert y songeait, de la même façon que, cinq ans plus tôt, il songeait à se
retirer, avec sa femme et ses fils, dans une tranquille vie de seigneur terrien.
Mais ce sont là pensées qui ne peuvent durer. Et chez Robert elles se
présentaient toujours trop tard, à l’instant même où quelque événement allait le
rejeter dans sa vocation véritable, qui était l’action et le combat.
Deux jours plus tard, à Gand, Robert d’Artois rencontrait Jakob Van
Artevelde.
L’homme était sensiblement du même âge que Robert : l’approche de la
cinquantaine. Il avait le masque carré, la panse forte et les reins bien plantés sur
les jambes ; il était fort mangeur et buveur solide, sans que jamais la tête lui
tournât. En sa jeunesse, il avait fait partie de la suite de Charles de Valois à
Rhodes, et accompli plusieurs autres voyages ; il possédait son Europe. Ce
brasseur de miel, ce grand négociant en draps, s’était, en secondes noces, marié à
une femme noble.
Hautain, imaginatif et dur, il avait pris grande autorité, d’abord sur sa ville de
Gand, qu’il dominait complètement, puis sur les principales communes
flamandes.
Lorsque les foulons, les drapiers, les brasseurs, qui constituaient la
vraie richesse du pays, voulaient faire des représentations au comte ou au roi de
France, c’était à Jakob Van Artevelde qu’ils s’adressaient afin qu’il allât porter
leurs vœux ou leurs reproches d’une voix forte et d’une parole claire. Il n’avait
aucun titre ; il était messire Van Artevelde, devant qui chacun s’inclinait. Les
ennemis ne lui manquaient pas, et il ne se déplaçait qu’accompagné de soixante
valets armés qui l’attendaient aux portes des maisons où il dînait.
Artevelde et Robert d’Artois se jugèrent, se jaugèrent du premier coup d’œil
pour gens de même race, courageux de corps, habiles, lucides, animés du goût de
dominer.
Que Robert fût un proscrit gênait peu Artevelde ; au contraire, ce pouvait être
aubaine pour le Gantois que la rencontre de cet ancien grand seigneur, ce beau-frère de roi, naguère tout-puissant, et maintenant hostile à la France. Et pour
Robert, ce bourgeois ambitieux apparaissait vingt fois plus estimable que les
nobliaux qui lui interdisaient leur manoir.
Artevelde était hostile au comte de
Flandre, donc à la France, et puissant parmi ses concitoyens ; c’était là
l’important.
— Nous n’aimons pas Louis de Nevers qui n’est demeuré notre comte que
parce qu’au mont Cassel le roi a massacré nos milices.
— J’y étais, dit Robert.
— Le comte ne vient parmi nous que pour nous demander l’argent qu’il
dépense à Paris ; il ne comprend rien aux représentations et n’y veut rien
comprendre ; il ne commande rien de son chef, et ne fait que transmettre les
mauvaises ordonnances du roi de France. On vient de nous obliger à chasser les
marchands anglais. Nous ne sommes point opposés, nous, aux marchands
anglais, et nous nous moquons bien des différends que le roi trouvé peut avoir
avec son cousin d’Angleterre au sujet de la croisade ou du trône d’Écosse ! À
présent l’Angleterre, par représailles, nous menace de couper les livraisons de
ses laines. Ce jour-là, nos foulons et tisserands, ici et dans toute la Flandre,
n’auront plus qu’à briser leurs métiers et fermer leurs échoppes. Mais ce jour-là
aussi, Monseigneur, ils reprendront leurs couteaux… et Hainaut, Brabant,
Hollande, Zélande seront avec nous, car ces pays ne tiennent à la France que par
les mariages de leurs princes, mais non par le cœur du peuple, ni par son ventre ;
on ne règne pas longtemps sur des gens qu’on affame.
Robert écoutait Artevelde avec grande attention. Enfin un homme qui parlait
clair, qui savait son sujet, et qui semblait appuyé sur une force véritable.
— Pourquoi, si vous devez vous révolter encore, dit Robert, ne pas vous allier
franchement au roi d’Angleterre ? Et pourquoi ne pas prendre langue avec
l’empereur d’Allemagne qui est ennemi du pape, donc ennemi de la France qui
tient le pape dans sa main ? Vos milices sont courageuses, mais limitées à de
petites actions parce qu’il leur manque des troupes à cheval. Faites-les soutenir
d’un corps de chevaliers anglais, d’un corps de chevaliers allemands, et avancez-vous en France par la route d’Artois. Là, je gage de vous gagner encore plus de
monde…
Il voyait déjà la coalition formée et lui-même chevauchant à la tête d’une
armée.
— Croyez bien, Monseigneur, que j’y ai souvent pensé, répondit Artevelde, et
qu’il serait aisé de parler avec le roi d’Angleterre, et même avec l’Empereur
Louis de Bavière, si nos bourgeois y étaient prêts. Les hommes des communes
haïssent le comte Louis, mais c’est néanmoins vers le roi de France qu’ils se
tournent pour en obtenir justice. Ils ont fait serment au roi de France. Même
quand ils prennent les armes contre lui, il demeure leur maître. En outre, et c’est
là manœuvre habile de la part de la France, on a contraint nos villes à reconnaître
qu’elles verseraient deux millions de florins au pape si elles se révoltaient contre
leur suzerain, et ceci sous menace d’excommunication si nous ne payions pas.
Les familles redoutent d’être privées de prêtres et de messes.
— C’est-à-dire qu’on a obligé le pape à vous menacer d’excommunication ou
de ruine, afin que vos communes se tiennent tranquilles durant la croisade. Mais
qui pourra vous forcer à payer, quand l’ost de France sera en Égypte ?
— Vous savez comment sont les petites gens, dit Artevelde ; ils ne connaissent
leur force que lorsque le moment d’en user est passé.
Robert vida la grande chope de bière qui était devant lui ; il prenait goût à la
bière, décidément. Il resta un moment silencieux, les yeux fixés sur la boiserie.
La maison de Jakob Van Artevelde était belle et confortable ; les cuivres, les
étains bien astiqués, les meubles de chêne y luisaient dans l’ombre.
— C’est donc l’allégeance au roi de France qui vous empêche de contracter
des alliances et de reprendre les armes ?
— C’est cela même, dit Artevelde.
Robert avait l’imagination vive.
Depuis trois ans et demi, il trompait sa faim
de vengeance avec de petites pâtures, envoûtes, sortilèges, tueurs à gages qui
n’arrivaient pas jusqu’aux victimes désignées. Soudain son espérance retrouvait
d’autres dimensions ; une grande idée germait, enfin digne de lui.
— Et si le roi d’Angleterre devenait le roi de France ? demanda-t-il.
Artevelde regarda Robert d’Artois avec incrédulité, comme s’il doutait d’avoir
bien entendu.
— Je vous dis, messire : si le roi d’Angleterre était le roi de France ? S’il
revendiquait la couronne, s’il faisait établir ses droits, s’il prouvait que le
royaume de France est sien, s’il se présentait comme votre suzerain légitime ?
— Monseigneur, c’est un songe que vous bâtissez là !
— Un songe ? s’écria Robert. Mais cette querelle-là n’a jamais été jugée, ni la
cause perdue ! Quand mon cousin Valois a été porté au trône… quand je l’ai
porté au trône, et vous voyez la grâce qu’il m’en garde !… les députés
d’Angleterre sont venus faire valoir les droits de la reine Isabelle et de son fils
Édouard. Il n’y a pas si longtemps ; il y a moins de sept ans. On ne les a pas
entendus parce qu’on ne voulait pas les entendre, et que je les ai fait reconduire à
leur vaisseau. Vous appelez Philippe le roi trouvé ; que n’en trouveriez-vous un
autre ! Et que penseriez-vous si l’on reprenait maintenant l’affaire, et qu’on vînt
dire à vos foulons, vos tisserands, vos marchands, vos communaux : « Votre
comte ne tient pas ses droits de bonne main ; son hommage, il ne le devait point
au roi de France. Votre suzerain, c’est celui de Londres ! »
Un songe, en vérité, mais qui séduisait Jakob Van Artevelde. La laine qui
arrivait du nord-ouest par la mer, les étoffes, rudes ou précieuses, qui repartaient
par le même chemin, le trafic des ports, tout incitait la Flandre à tourner ses
regards vers le royaume anglais. Du côté de Paris rien ne venait, sinon des
collecteurs d’impôts.
— Mais croyez-vous, Monseigneur, en bonne raison, qu’aucune personne au
monde puisse être convaincue de ce que vous dites, et puisse consentir à pareille
entreprise ?
— Une seule, messire, il suffit qu’une seule personne soit convaincue : le roi
d’Angleterre lui-même.
Quelques jours plus tard, à Anvers, muni d’un passeport de marchand drapier,
et suivi de Gillet de Nelle qui portait, pour la forme, quelques aunes d’étoffe,
Monseigneur Robert d’Artois s’embarquait pour Londres.
Demain "le lis et le lion" 4ème partie - ch 2 - "Westminster Hall"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire