LA NUIT DU CAPITOLE
Les voyageurs s’étaient installés dans une osteria du Campo dei Fiori, à
l’heure où les marchandes criardes soldaient leurs bottes de roses et
débarrassaient la place du tapis multicolore et embaumé de leurs éventaires.
À la nuit tombante, ayant pris l’aubergiste pour guide, Giannino Baglioni se
rendit au Capitole.
L’admirable ville que Rome, où il n’était jamais venu et qu’il découvrait en
regrettant de ne pouvoir à chaque pas s’arrêter ! Immense en comparaison de
Sienne et de Florence, plus grande même, semblait-il, que Paris, ou que Naples,
si Giannino se référait aux récits de son père. Le dédale de ruelles s’ouvrait sur
des palais merveilleux, brusquement surgis, et dont les porches et les cours
étaient éclairés de torches ou de lanternes. Des groupes de garçons chantaient, se
tenant par le bras en travers des rues. On se bousculait, mais sans mauvaise
humeur, on souriait aux étrangers ; les tavernes étaient nombreuses d’où
sortaient de bons parfums d’huile chaude, de safran, de poisson frit et de viande
rôtie. La vie ne semblait pas s’arrêter avec la nuit.
Giannino monta la colline du Capitole à la lueur des étoiles. L’herbe croissait
devant un porche d’église ; des colonnes renversées, une statue dressant un bras
mutilé attestaient l’antiquité de la cité. Auguste, Néron, Titus, Marc Aurèle
avaient foulé ce sol.
Cola de Rienzi soupait en nombreuse compagnie, dans une vaste salle sur les
assises mêmes du temple de Jupiter. Giannino vint à lui, mit un genou en terre et
se nomma. Aussitôt le tribun, lui prenant les mains, le releva et le fit conduire
dans une pièce voisine où, après peu d’instants, il le rejoignit.
Rienzi s’était choisi le titre de tribun, mais il avait plutôt le masque et le port
d’un empereur. La pourpre était sa couleur ; il drapait son manteau comme une
toge. Le col de sa robe cernait un cou large et rond ; le visage massif avec de
gros yeux clairs, des cheveux courts, un menton volontaire, semblait destiné à
prendre place à la suite des bustes des Césars.
Le tribun avait un tic léger, un
frémissement de la narine droite qui lui donnait une expression d’impatience. Le
pas était autoritaire. Cet homme-là montrait bien, rien qu’en paraissant, qu’il
était né pour commander, avait de grandes vues pour son peuple, et qu’il fallait
se hâter de comprendre ses pensées et de s’y conformer.
Il fit asseoir Giannino
près de lui, ordonna à ses serviteurs de fermer les portes et de veiller à ce qu’on
ne le dérangeât point ; puis, tout aussitôt, il commença de poser des questions
qui ne concernaient en rien les affaires de banque.
Le commerce des laines, les prêts d’argent, les lettres de change ne
constituaient pas son souci.
C’était Giannino uniquement, la personne de
Giannino, qui l’intéressait. À quel âge Giannino était-il arrivé de France ? Où
avait-il passé ses premières années ? Qui l’avait élevé ? Avait-il toujours porté le
même nom ?
Après chaque demande, Rienzi attendait la réponse, écoutait, hochait le
menton, interrogeait de nouveau.
Donc Giannino avait vu le jour dans un couvent de Paris. Sa mère, Marie de
Cressay, l’avait élevé jusqu’à l’âge de neuf ans, en Ile-de-France, près d’un
bourg nommé Neauphle-le-Vieux. Que savait-il d’un séjour qu’aurait fait sa
mère à la cour de France ? Le Siennois se rappelait les propos de son père,
Guccio Baglioni, à ce sujet : Marie de Cressay, peu après avoir accouché de
Giannino, avait été appelée à la cour comme nourrice, pour le fils nouveau-né de
la reine Clémence de Hongrie ; mais elle y était peu restée, puisque l’enfant de la
reine était mort au bout de quelques jours, empoisonné disait-on.
Et Giannino se mit à sourire. Il avait été frère de lait d’un roi de France ;
c’était chose à laquelle il ne songeait presque jamais et qui lui paraissait soudain
incroyable, presque risible, lorsqu’il se contemplait, tout près d’atteindre
quarante ans, dans sa tranquille existence de bourgeois italien.
Mais pourquoi Rienzi lui posait-il toutes ces questions ? Pourquoi le tribun
aux gros yeux clairs, le bâtard de l’avant-dernier empereur, l’observait-il avec
cette attention réfléchie ?
— C’est bien vous, dit enfin Cola de Rienzi, c’est bien vous…
Giannino ne comprenait pas ce qu’il entendait par là. Il fut encore plus surpris
quand il vit l’imposant tribun mettre un genou en terre et s’incliner jusqu’à lui
baiser le pied droit.
— Vous êtes le roi de France, déclara Rienzi, et c’est ainsi que tout le monde
doit vous traiter désormais.
Les lumières vacillèrent un peu autour de Giannino.
Quand la maison où l’on se tient paisiblement à dîner se fissure soudain parce
que le sol est en train de glisser, quand le bateau sur lequel on dort vient en
pleine nuit éclater contre un récif, on ne comprend pas non plus, dans le premier
instant, ce qui arrive.
Giannino Baglioni était assis dans une chambre du Capitole ; le maître de
Rome s’agenouillait à ses pieds et lui affirmait qu’il était roi de France.
— Il y a eu neuf ans au mois de juin, la dame Marie de Cressay est morte…
— Ma mère est morte ? s’écria Giannino.
— Oui, mon grandissime Seigneur… celle plutôt que vous croyiez votre mère.
Et l’avant-veille de mourir elle s’est confessée…
C’était la première fois que Giannino s’entendait appeler « grandissime
Seigneur » et il en demeura bouche bée, plus stupéfait encore que du baise-pied.
Donc, se sentant proche de trépasser, Marie de Cressay avait appelé auprès de
son lit un moine augustin d’un couvent voisin, Frère Jourdain d’Espagne, et elle
s’était confessée à lui.
L’esprit de Giannino remontait vers ses premiers souvenirs. Il voyait la
chambre de Cressay et sa mère blonde et belle… Elle était morte depuis neuf
ans, et il ne le savait pas. Et voilà qu’à présent elle n’était plus sa mère.
Frère Jourdain, à la demande de la mourante, avait consigné par écrit cette
confession qui constituait la révélation d’un extraordinaire secret d’État, et d’un
non moins extraordinaire crime.
— Je vous montrerai la confession, ainsi que la lettre de Frère Jourdain ; tout
cela est en ma possession, dit Cola de Rienzi.
Le tribun parla pendant quatre heures pleines. Il n’en fallait pas moins, et
d’abord pour instruire Giannino d’événements, vieux de quarante ans, qui
faisaient partie de l’histoire du royaume de France : la mort de Marguerite de
Bourgogne, le remariage du roi Louis X avec Clémence de Hongrie.
— Mon père avait été de l’ambassade qui alla chercher la reine à Naples ; il
me l’a plusieurs fois raconté, dit Giannino ; il faisait partie de la suite d’un
certain comte de Bouville…
— Le comte de Bouville, dites-vous ? Tout se confirme bien ! C’est ce même
Bouville qui était curateur au ventre de la reine Clémence, votre mère,
noblissime Seigneur, et qui alla faire prendre, pour vous nourrir, la dame de
Cressay au couvent où elle venait d’accoucher. Elle a raconté cela précisément.
À mesure que le tribun parlait, son visiteur se sentait perdre la raison. Tout
était retourné ; les ombres devenaient claires, le jour devenait noir. Giannino
obligeait souvent Rienzi à revenir en arrière, comme lorsqu’on reprend une
opération de calcul trop compliquée. Il apprenait d’un seul coup que son père
n’était pas son père, que sa mère n’était pas sa mère, et que son père véritable,
un roi de France, assassin d’une première épouse, avait fini lui-même assassiné.
Il cessait d’être le frère de lait d’un roi de France mort au berceau ; il était ce roi
même soudain ressuscité.
— On vous a toujours appelé Jean, n’est-ce pas ? La reine votre mère vous
avait donné ce nom à cause d’un vœu. Jean ou Giovanni, qui fait Giovannino, ou
Giannino… Vous êtes Jean I
er
le Posthume.
Le Posthume ! Une appellation sinistre, un de ces mots qui évoquent le
cimetière et que les Toscans n’entendent pas sans faire les cornes avec leur main
gauche.
Brusquement, le comte Robert d’Artois, la comtesse Mahaut, ces noms qui
appartenaient aux grands souvenirs de son père… non, pas son père ; enfin
l’autre, Guccio Baglioni… surgissaient dans le récit du tribun, chargés de rôles
terribles. La comtesse Mahaut, qui avait déjà empoisonné le père de Giannino,
oui, le roi Louis !… avait entrepris de faire périr également le nouveau-né.
— Mais le comte de Bouville, prudent, avait échangé l’enfant de la reine avec
celui de la nourrice, qui d’ailleurs s’appelait Jean, également. C’est ce dernier
qui a été tué, et enterré à Saint-Denis…
Et Giannino éprouva comme une sensation d’épaississement de son malaise,
parce qu’il ne pouvait se déshabituer si vite d’être Giannino Baglioni, l’enfant du
marchand siennois, et que c’était comme si on lui annonçait qu’il avait cessé de
respirer à l’âge de cinq jours et que sa vie depuis, toutes ses pensées, tous ses
actes, son corps même, n’étaient qu’illusion. Il se sentait s’évanouir, s’emplir
d’ombre, se muer en son propre fantôme. Où se trouvait-il vraiment, sous la
dalle de Saint-Denis, ou bien ici, au Capitole ?
— Elle m’appelait parfois : « Mon petit prince », murmura-t-il.
— Qui cela ?
— Ma mère… je veux dire, la dame de Cressay… quand nous étions seuls. Je
croyais que c’était un mot comme les mères de France en donnent à leurs
enfants ; et elle me baisait les mains, et elle se mettait à pleurer… Oh ! que de
choses me reviennent… Et cette pension qu’envoyait le comte de Bouville, et
qui faisait que les oncles Cressay, le barbu et l’autre, étaient plus gentils avec
moi les jours où la bourse arrivait.
Qu’étaient devenus tous ces gens ? Ils étaient morts pour la plupart, et depuis
longtemps : Mahaut, Bouville, Robert d’Artois… Les frères Cressay avaient été
armés chevaliers la veille de la bataille de Crécy, sur un jeu de mots du roi
Philippe VI.
— Ils devaient être déjà assez vieux…
Mais alors, si Marie de Cressay n’avait jamais voulu revoir Guccio Baglioni,
ce n’était pas qu’elle le détestât, comme celui-ci le prétendait amèrement, mais
pour garder le serment qu’on lui avait fait prononcer par force, en lui remettant
le petit roi sauvé.
— Par crainte de représailles également, sur elle-même ou sur son mari,
expliqua Cola de Rienzi. Car ils étaient mariés, secrètement mais réellement, par
un moine. Cela aussi elle l’a dit dans sa confession. Et un jour Baglioni est venu
vous enlever, quand vous aviez neuf ans.
— Je me souviens bien de ce départ… et elle, ma… la dame de Cressay, elle
ne s’est jamais remariée.
— Jamais, puisqu’elle avait contracté union.
— Lui non plus ne s’est pas remarié.
Giannino resta songeur un moment, s’entraînant à penser à la morte de
Cressay, au mort de Campanie, comme à des parents d’adoption. Puis soudain il
demanda :
— Pourrais-je avoir un miroir ?
— Certes, dit le tribun avec une légère surprise.
Il frappa dans ses mains et donna un ordre à un serviteur.
— J’ai vu la reine Clémence, une fois… précisément quand je fus emmené de
Cressay et que je passai quelques jours à Paris, chez l’oncle Spinello. Mon
père… adoptif, ainsi que vous dites… me conduisit la saluer. Elle m’a donné des
dragées. Alors, c’était elle, ma mère ?
Les larmes lui montaient aux yeux. Il glissa la main sous le col de sa robe,
sortit un petit reliquaire pendu à une cordelette de soie :
— Cette relique de saint Jean venait d’elle…
Il cherchait désespérément à retrouver les traits exacts du visage de la reine,
pour autant qu’ils se fussent inscrits dans sa mémoire d’enfant. Il se rappelait
seulement l’apparition d’une femme merveilleusement belle, tout en blanc dans
le costume des reines veuves, et qui lui avait posé sur le front une main distraite
et rose… « Et je n’ai pas su que j’étais devant ma mère. Et elle, jusqu’à son
dernier jour, a cru son fils mort… »
Ah ! cette comtesse Mahaut était une bien grande criminelle, pour avoir non
seulement assassiné un innocent nouveau-né, mais encore jeté dans tant
d’existences le désarroi et le malheur !
L’impression d’irréalité de sa personne avait à présent disparu chez Giannino
pour faire place à une sensation de dédoublement tout aussi angoissante. Il était
lui-même et un autre, le fils du banquier siennois et le fils du roi de France.
Et sa femme, Francesca ? Il y pensa soudain. Qui avait-elle épousé ? Et ses
propres enfants ? Alors ils descendaient de Hugues Capet, de Saint Louis, de
Philippe le Bel ?
— Le pape Jean XXII devait avoir eu vent de cette affaire, reprit Cola de
Rienzi. On m’a rapporté que certains cardinaux dans son entourage chuchotaient
qu’il doutait que le fils du roi Louis X fût mort. Simple présomption, pensait-on,
comme il en court tellement et qui ne paraissait guère fondée, jusqu’à cette
confession in extremis de votre mère adoptive, votre nourrice, qui fit promettre
au moine augustin de vous rechercher et vous apprendre la vérité. Toute sa vie,
elle avait, par son silence, obéi aux ordres des hommes : mais à l’instant de
paraître devant Dieu, et comme ceux qui lui avaient imposé ce silence étaient
décédés sans l’avoir relevée du serment, elle voulut se délivrer de son secret.
Et Frère Jourdain d’Espagne, fidèle à la promesse donnée, s’était mis à la
recherche de Giannino ; mais la guerre et la peste l’avaient empêché d’aller plus
loin que Paris. Les Tolomei n’y tenaient plus comptoir. Frère Jourdain ne se
sentait plus en âge d’entreprendre de longs voyages.
— Il remit donc confession et récit, reprit Rienzi, à un autre religieux de son
ordre, le Frère Antoine, homme d’une grande sainteté qui a accompli plusieurs
fois le pèlerinage de Rome et qui m’était venu visiter précédemment. C’est ce
Frère Antoine qui, voici deux mois, se trouvant malade à Porto Vénère, m’a
laissé connaître tout ce que je viens de vous apprendre, en m’envoyant les pièces
et son propre récit. J’ai un moment hésité, je vous l’avoue, à croire toutes ces
choses. Mais, à la réflexion, elles m’ont paru trop extraordinaires et fantastiques
pour avoir été inventées ; l’imagination humaine ne saurait aller jusque-là. C’est
la vérité souvent qui nous surprend. J’ai fait contrôler les dates, recueillir divers
indices, et envoyé à votre recherche ; je vous ai d’abord adressé ces émissaires
qui, faute d’être porteurs d’un écrit, n’ont pu vous convaincre de venir à moi ; et
enfin, je vous ai mandé cette lettre grâce à laquelle, mon grandissime Seigneur,
vous vous trouvez ici. Si vous voulez faire valoir vos droits à la couronne de
France, je suis prêt à vous y aider.
On venait d’apporter un miroir d’argent. Giannino l’approcha des grands
candélabres, et s’y regarda longuement. Il n’avait jamais aimé son visage ; cette
rondeur un peu molle, ce nez droit mais sans caractère, ces yeux bleus sous des
sourcils trop pâles, était-ce là le visage d’un roi de France ? Giannino cherchait,
dans le fond du miroir, à dissiper le fantôme, à se reconstituer…
Le tribun lui posa la main sur l’épaule.
— Ma naissance aussi, dit-il gravement, fut longtemps entourée d’un bien
singulier mystère. J’ai grandi dans une taverne de cette ville ; j’y ai servi le vin
aux portefaix. Je n’ai su qu’assez tard de qui j’étais le fils.
Son beau masque d’empereur, où seule la narine droite frémissait, s’était un
peu affaissé.
Demain "Le lis et le lion" Epilogue "Jean 1er l'inconnu" ch 3 - "Nous... Colas de Rienzi"
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