WESTMINSTER HALL
À nouveau un roi était assis, couronne en tête, sceptre en main, entouré de ses pairs. À nouveau, prélats, comtes et barons étaient alignés de part et d’autre de son trône. À nouveau, clercs, docteurs, juristes, conseillers, dignitaires s’offraient à sa vue, en rangs pressés. Mais ce n’étaient pas les lis de France qui semaient le manteau royal ; c’étaient les lions des Plantagenets. Ce n’étaient point les voûtes du Palais de la Cité qui renvoyaient sur la foule l’écho de sa propre rumeur, mais l’admirable charpente de chêne, aux immenses arcs ajourés, du grand hall de Westminster. Et c’étaient six cents chevaliers anglais, venus de tous les comtés, et les squires et les shérifs des villes, qui constituaient, couvrant les larges dalles carrées, le Parlement d’Angleterre siégeant au complet.
Pourtant, c’était afin d’écouter une voix française que cette assemblée avait
été convoquée.
Debout, drapé dans un manteau d’écarlate, à mi-hauteur des marches de pierre
au fond du hall, et comme ourlé d’or par la lumière tombant derrière lui du
gigantesque vitrail, le compte Robert d’Artois s’adressait aux délégués du peuple
de Grande-Bretagne.
Car pendant les deux années écoulées depuis que Robert avait quitté les
Flandres, la roue du destin avait accompli un bon quart de tour.
Et d’abord le
pape était mort.
Vers la fin de 1334, le petit vieillard exsangue qui, au cours d’un des plus
longs règnes pontificaux, avait rendu à l’Église une administration forte et des
finances prospères, était obligé, du fond de son lit, dans la chambre verte de son
grand palais d’Avignon, de renoncer publiquement aux seules thèses que son
esprit eût défendues avec conviction.
Pour éviter le schisme dont l’Université de
Paris le menaçait, pour obéir aux ordres de cette cour de France en faveur de
laquelle il avait réglé tant d’affaires douteuses et gardé bouche close sur tant de
secrets, il reniait ses écrits, ses prêches, ses encycliques. Maître Buridan dictait
ce qu’il convenait de penser en matière de dogme : l’enfer existait, plein d’âmes
à rôtir, afin de mieux assurer aux princes de ce monde la dictature sur leurs
sujets ; le paradis était ouvert, comme une bonne hôtellerie, aux chevaliers
loyaux qui avaient bien massacré pour le compte de leur roi, aux prélats dociles
qui avaient bien béni les croisades, et sans qu’il soit, à ces justes, besoin
d’attendre le jugement dernier pour jouir de la vision béatifique de Dieu.
Jean XXII était-il encore conscient quand il signa ce reniement forcé ? Il
mourait le lendemain. Il y eut d’assez méchants docteurs, sur la montagne
Sainte-Geneviève, pour dire en se moquant :
— Il doit savoir à présent si l’enfer existe !
Alors le conclave s’était réuni, et dans un lacis d’embrouilles qui menaçait de
rendre cette élection plus longue encore que les précédentes. La France,
l’Angleterre, l’Empereur, le bouillant Bohême, l’érudit roi de Naples, Majorque,
Aragon, et la noblesse romaine, et les Visconti de Milan, et les Républiques,
toutes les puissances pesaient sur les cardinaux.
Afin de gagner du temps et de ne faire avancer si peu que ce soit aucune
candidature, ceux-ci, une fois enfermés, s’étaient tous tenu le même
raisonnement : « Je vais voter pour l’un d’entre nous qui n’a nulle chance d’être
élu. »
L’inspiration divine a d’étranges détours ! Les cardinaux étaient si bien
d’accord, in petto, sur celui qui avait les moindres chances, sur celui qui ne
pouvait pas être pape, que tous les bulletins sortirent avec le même nom : celui
de Jacques Fournier, le « cardinal blanc » comme on l’appelait, parce qu’il
continuait de porter son habit de Cîteaux.
Les cardinaux, le peuple quand on lui
fit l’annonce, et l’élu lui-même se trouvèrent également stupéfaits. Le premier
mot du nouveau pape fut pour déclarer à ses collègues que leur choix était tombé
sur un âne. C’était trop de modestie.
Benoît XII, l’élu par erreur, apparut bientôt comme un pape de paix. Il avait
consacré ses premiers efforts à arrêter les luttes qui ensanglantaient l’Italie, et
rétablir, si cela se pouvait, la concorde entre le Saint-Siège et l’Empire. Or, cela
se pouvait.
Louis de Bavière avait répondu très favorablement aux avances
d’Avignon, et l’on s’apprêtait à poursuivre, quand Philippe de Valois était entré
en fureur. Comment ! on se passait de lui, le premier monarque de la chrétienté,
pour entamer des négociations si importantes ? Une influence autre que la sienne
viendrait à s’exercer sur le Saint-Siège ? Son cher parent, le roi de Bohême,
devrait renoncer à ses chevaleresques projets sur l’Italie ?
Philippe VI avait intimé l’ordre à Benoît XII de rappeler ses ambassadeurs,
d’arrêter les pourparlers, et ceci sous menace de confisquer aux cardinaux tous
leurs biens en France.
Puis, accompagné toujours du cher roi de Bohême, du roi de Navarre et d’une
si nombreuse escorte de barons et de chevaliers qu’on eût dit déjà une armée,
Philippe VI, au début de 1336, venait faire ses Pâques en Avignon. Il y avait
donné rendez-vous au roi de Naples et au roi d’Aragon. C’était là manière de
rappeler le nouveau pape à ses devoirs, et de l’amener à bien comprendre ce
qu’on attendait de lui.
Or Benoît XII allait montrer, par un tour de sa façon, qu’il n’était pas
absolument l’âne qu’il prétendait être, et qu’un roi, désireux d’entreprendre une
croisade, avait quelque intérêt à se ménager l’amitié du pape.
Le Vendredi saint, Benoît montait en chaire pour prêcher la souffrance de
Notre-Seigneur et recommander le voyage de la croix. Pouvait-il faire moins,
quand quatre rois croisés et deux mille lances campaient autour de sa ville ?
Mais le dimanche de Quasimodo, Philippe VI, parti vers les côtes de Provence
inspecter sa grande flotte, eut la surprise de recevoir une belle lettre en latin qui
le relevait de son vœu et de ses serments. Puisque l’état de guerre continuait de
régner entre les nations chrétiennes, le Saint-Père refusait de laisser s’éloigner
vers les terres infidèles les meilleurs défenseurs de l’Église.
La croisade des Valois s’arrêterait à Marseille.
En vain le roi chevalier l’avait-il pris de haut ; l’ancien cistercien l’avait pris
de plus haut encore. Sa main qui bénissait pouvait aussi excommunier et l’on
imaginait mal une croisade excommuniée au départ !
— Réglez, mon fils, vos différends avec l’Angleterre, vos difficultés avec les
Flandres ; laissez-moi régler les difficultés avec l’Empereur ; apportez-moi la
preuve que bonne paix, bien certaine et durable, va régner sur nos pays, et vous
pourrez ensuite aller convertir les Infidèles aux vertus que vous aurez vous-même montrées.
Soit ! Puisque le pape le lui imposait, Philippe allait régler ses différends.
Et
avec l’Angleterre d’abord… en remettant le jeune Édouard dans ses obligations
de vassal, et en lui enjoignant de livrer sans tarder ce félon de Robert d’Artois
auquel il donnait asile. Les fausses grandes âmes, lorsqu’elles sont blessées, se
cherchent ainsi de misérables revanches.
Quand l’ordre d’extradition, transmis par le sénéchal de Guyenne, était
parvenu à Londres, Robert avait déjà pris pied solidement à la cour d’Angleterre.
Sa force, ses manières, sa faconde lui avaient attiré de nombreuses amitiés ; le
vieux Tors-Col chantait ses louanges. Le jeune roi avait grand besoin d’un
homme d’expérience qui connût bien les affaires de France. Or, qui donc en était
mieux instruit que le comte d’Artois ? Parce qu’il pouvait être utile, ses malheurs
inspiraient la compassion.
— Sire, mon cousin, avait-il dit à Édouard III, si vous jugez que ma présence
en votre royaume vous doive créer ou péril ou nuisance, livrez-moi à la haine de
Philippe, le roi mal trouvé. Je n’aurai point à me plaindre de vous, qui m’avez
fait si grande hospitalité ; je n’aurai à blâmer que moi-même pour ce que j’ai,
contre le bon droit, donné le trône à ce méchant Philippe au lieu de le faire
octroyer à vous-même que je ne connaissais pas assez.
Et cela était prononcé la main largement étalée sur le cœur, et le buste ployé.
Édouard III avait répondu calmement :
— Mon cousin, vous êtes mon hôte, et vous m’êtes fort précieux par vos
conseils. En vous livrant au roi de France je serais l’ennemi de mon honneur
autant que de mon intérêt. Et puis, vous êtes accueilli au royaume d’Angleterre
et non pas en duché de Guyenne… Suzeraineté de France ici ne vaut pas.
La demande de Philippe VI fut laissée sans réponse.
Et jour après jour, Robert put poursuivre son œuvre de persuasion. Il versait le
poison de la tentation dans l’oreille d’Édouard ou celle de ses conseillers. Il
entrait en disant :
— Je salue le vrai roi de France…
Il ne manquait pas une occasion de démontrer que la loi salique n’avait été
qu’une invention de circonstance et que les droits d’Édouard à la couronne de
Hugues Capet étaient les mieux fondés.
À la seconde sommation qui lui fut faite de livrer Robert, Édouard III ne
répondit autrement qu’en accordant à l’exilé la jouissance de trois châteaux et
douze cents marcs de pension.
C’était le temps d’ailleurs où Édouard témoignait sa gratitude à tous ceux qui
l’avaient bien servi, où il nommait son ami William Montaigu comte de
Salisbury, et distribuait titres et rentes aux jeunes Lords qui l’avaient aidé dans
l’affaire de Nottingham.
Une troisième fois, Philippe VI envoya son grand maître des arbalétriers
signifier au sénéchal de Guyenne, pour le roi d’Angleterre, qu’on eût à rendre
Robert d’Artois, ennemi mortel du royaume de France, faute de quoi, à
quinzaine échue, le duché serait séquestré.
— J’attendais bien cela ! s’écria Robert. Ce grand niais de Philippe n’a d’autre
idée que de répéter ce que j’inventai naguère, cher Sire Édouard, contre votre
père ; donner un ordre qui offense le droit, puis séquestrer pour défaut
d’exécution de cet ordre, et, par le séquestre imposer ou l’humiliation ou la
guerre. Seulement, aujourd’hui, l’Angleterre a un roi qui véritablement règne, et
la France n’a plus Robert d’Artois.
Il n’ajoutait pas : « Et naguère il y avait en France un exilé qui jouait tout juste
le rôle que je joue ici, et c’était Mortimer ! »
Robert avait réussi au-delà de ses espérances ; il devenait la cause même du
conflit qu’il rêvait de voir éclater ; sa personne revêtait une importance capitale ;
et pour aborder ce conflit, il proposait sa doctrine : faire revendiquer par le roi
d’Angleterre la couronne de France.
Voilà pourquoi ce jour de septembre 1337, sur les degrés de Westminster Hall,
Robert d’Artois, manches déployées et pareil à un oiseau d’orage, devant les
nervures du grand vitrail, s’adressait sur la demande du roi au Parlement
britannique. Entraîné par trente ans de procédure, il parlait sans documents ni
notes.
Ceux des délégués qui n’entendaient pas parfaitement le français prenaient de
leurs voisins la traduction de certains passages.
À mesure que le comte d’Artois développait son discours, les silences se
faisaient plus denses dans l’assemblée, ou bien les murmures plus intenses,
quand quelque révélation frappait les esprits.
Que de choses surprenantes ! Deux
peuples vivent, séparés seulement par un étroit bras de mer ; les princes des deux
cours se marient entre eux ; les barons d’ici ont des terres là-bas ; les marchands
circulent d’une nation à l’autre… et l’on ne sait rien, au fond, de ce qui se passe
chez le voisin !
Ainsi la règle : « France ne peut à femme être remise ni par femme
transmise » n’était nullement tirée des anciennes coutumes ; c’était juste
trouvaille d’humeur lancée par un vieux rabâcheur de connétable, lors de la
succession, vingt ans plus tôt, d’un roi assassiné. Oui, Louis Dixième, le Hutin,
avait été assassiné. Robert d’Artois le proclamait et nommait sa meurtrière.
— Je la connaissais bien, elle était ma tante, et m’a volé mon héritage !
L’histoire des crimes commis par les princes français, le récit des scandales de
la cour capétienne, Robert s’en servait pour épicer son discours, et les députés au
Parlement d’Angleterre en frémissaient d’indignation et d’effroi, comme s’ils
tenaient pour rien les horreurs accomplies sur leur propre sol et par leurs propres
princes.
Et Robert poursuivait sa démonstration, défendant les thèses exactement
inverses à celles qu’il avait soutenues naguère en faveur de Philippe de Valois, et
avec une égale conviction.
Donc, à la mort du roi Charles IV, dernier fils de Philippe le Bel, et si même
on avait voulu tenir compte de la répugnance des barons français à voir femme
régner, la couronne de France devait, en toute équité, revenir, à travers la reine
Isabelle, au seul mâle de la lignée directe…
L’immense manteau rouge pivota devant les yeux des Anglais tout saisis ;
Robert s’était tourné vers le roi. D’un coup il se laissa tomber, le genou sur la
pierre.
— … revenir à vous, noble Sire Édouard, roi d’Angleterre, en qui je reconnais
et salue le véritable roi de France !
On n’avait pas ressenti émotion plus intense depuis le mariage d’York. On
annonçait aux Anglais que leur souverain pouvait prétendre à un royaume plus
grand du double, plus riche du triple ! C’était comme si la fortune de chacun, la
dignité de chacun s’en trouvaient augmentées d’autant.
Mais Robert savait qu’il ne faut pas laisser s’épuiser l’enthousiasme des
foules. Déjà il se relevait et rappelait qu’au moment de la succession de
Charles IV, le roi Édouard avait envoyé, pour faire valoir ses droits, de hauts et
respectés évêques, dont Monseigneur Adam Orleton qui aurait pu en témoigner
de vive voix, s’il n’eût été présentement en Avignon, à ce même propos et pour
obtenir l’appui du pape.
Et son propre rôle, à lui Robert, dans la désignation de Philippe de Valois,
devait-il le passer sous silence ? Rien n’avait mieux servi le géant, tout au long
de sa vie, que la fausse franchise.
Ce jour-là il en usa encore.
Qui donc avait refusé d’entendre les docteurs anglais ? Qui avait repoussé
leurs prétentions ? Qui les avait empêchés de faire valoir leurs raisons devant les
barons de France ? Robert, de ses deux énormes poings, se frappa la poitrine :
— Moi, mes nobles Lords et squires, moi qui suis devant vous, qui, croyant
agir pour le bien, et la paix, ai choisi l’injuste plutôt que le juste, et qui n’ai pas
assez expié cette faute par tous les malheurs qui me sont advenus.
Sa voix, répercutée par les charpentes, roulait jusqu’au bout du Hall.
Pouvait-il apporter à sa thèse un argument plus probant ? Il s’accusait d’avoir
fait élire Philippe VI contre le bon droit ; il plaidait coupable, mais présentait sa
défense. Philippe de Valois, avant d’être roi, lui avait promis que toutes choses
seraient remises en ordre équitable, qu’une paix définitive serait établie laissant
au roi d’Angleterre la jouissance de toute la Guyenne, qu’en Flandre des libertés
seraient consenties qui rendraient prospérité au commerce, et qu’à lui-même
l’Artois serait restitué.
Donc c’était dans un but de conciliation et pour le
bonheur général que Robert avait agi de la sorte. Mais il était bien prouvé que
l’on ne doit se fonder que sur le droit, et non sur les fallacieuses promesses des
hommes, puisqu’au jour présent l’héritier d’Artois était un proscrit, la Flandre
affamée, et la Guyenne menacée de séquestre !
Alors, si l’on devait aller à la guerre, que ce ne soit plus pour vaines querelles
d’hommage lige ou non lige, de seigneuries réservées ou de définition des
termes de vassalité ; que ce soit pour le vrai, le grand, l’unique motif : la
possession de la couronne de France. Et du jour où le roi d’Angleterre l’aurait
ceinte, alors il n’y aurait plus, ni en Guyenne ni en Flandre, de motif à la
discorde. Les alliés ne manqueraient pas en Europe, princes et peuples tous
ensemble.
Et si pour ce faire, pour servir cette grande aventure qui allait changer le sort
des nations, le noble Sire Édouard avait besoin de sang, Robert d’Artois, tendant
les bras hors de ses manches de velours, au roi, aux Lords, aux Communes, à
l’Angleterre, offrait le sien.
Demain"Le lis et le lion" 4ème partie - ch 3 "Le défi de la tour de Nesle"
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