VII
LE TOURNOI D’ÉVREUX
Vers
le milieu du mois de mai, on vit des hérauts à la livrée de
France, accompagnés de sonneurs de busines, s’arrêter sur les
places des villes, aux carrefours des bourgades et devant l’entrée
des châteaux. Les sonneurs soufflaient dans leur longue trompette
d’où pendait une flamme fleurdelisée, le héraut déroulait un
parchemin et d’une voix forte proclamait :
— «
Or, oyez, oyez ! On fait assavoir à tous princes, seigneurs, barons,
chevaliers et écuyers des duchés de Normandie, de Bretagne et de
Bourgogne, des comtés et marches d’Anjou, d’Artois, de Flandre
et de Champagne, et à tous autres, qu’ils soient de ce royaume ou
de tout autre royaume chrétien, s’ils ne sont bannis ou ennemis du
roi notre Sire, à qui Dieu donne bonne vie, que le jour de la
Sainte-Lucie, sixième de juillet, auprès la ville d’Évreux, sera
un grandissime pardon d’armes et très noble tournoi, où l’on
frappera de masses de mesure et épées rabattues, en harnais propre
pour ce faire, en timbre, cotte d’armes et housseaux de chevaux
armoyés des nobles tournoyeurs, comme de toute ancienneté et
coutume. « Duquel tournoi sont chefs très hauts et très puissants
princes, mes très redoutés seigneurs notre Sire bien aimé,
Philippe, roi de France, pour appelant, et le Sire Jean de
Luxembourg, roi de Bohême, pour défendant. Et pour ce faiton
derechef assavoir à tous princes, seigneurs, barons, chevaliers et
écuyers des marches dessus dites et autres de quelconque nation
qu’ils soient, qui auront vouloir et désir de tournoyer pour
acquérir honneur, qu’ils portent de petits écussons que ci
présentement donnerai, à ce qu’on reconnaisse qu’ils sont des
tournoyeurs, et pour ce en demande qui en voudra avoir. Et audit
tournoi il y aura de nobles et riches prix, par les dames et
damoiselles donnés. « Outre plus, j’annonce à tous princes,
barons, chevaliers, et écuyers qui avez l’intention de tournoyer,
que vous êtes tenus de vous rendre audit lieu d’Évreux et prendre
vos auberges le quatrième jour avant ledit tournoi, pour faire de
vos blasons fenêtres et montrer vos pavois, sous peine de ne pas
être reçus audit tournoi. Et ceci il est fait assavoir de par mes
seigneurs les juges diseurs, et me le pardonnez, s’il vous plaît.
»
Les
trompettes sonnaient de nouveau, et les gamins jusqu’à la sortie
du bourg faisaient en courant escorte au héraut qui s’en allait
plus loin porter la nouvelle. Les badauds, avant de se disperser,
disaient : Cela va encore cher nous coûter, si notre châtelain se
veut rendre à ce tournoi crié ! Il va partir avec sa dame et toute
sa maisonnée… Toujours pour eux les amusailles, et pour nous les
tailles à payer. Mais plus d’un pensait en même temps : « Si le
seigneur, des fois, voulait emmener mon aîné comme goujat d’écurie,
il y aurait sûrement une bonne bourse à gagner, et peut-être
quelque emploi d’avenir… J’en parlerai au chanoine pour qu’il
recommande mon Gaston. »
Pour
six semaines, le tournoi allait être la grande affaire et l’unique
préoccupation des châteaux. Les adolescents rêvaient d’étonner
le monde de leurs premiers exploits. Tu es trop jeune encore ; une
autre année. Les occasions ne manqueront pas, répondaient les
parents. Mais le fils de nos voisins de Chambray, qui a mon âge, va
bien s’y rendre, lui ! Si le sire de Chambray a raison perdue, ou
des deniers à perdre, cela le regarde. Les vieillards rabâchaient
leurs souvenirs.
À
les entendre, on eût cru qu’en leur temps les hommes étaient plus
forts, les armes plus lourdes, les chevaux plus rapides : Au tournoi
de Kenilworth, que donna le Lord Mortimer de Chirk, l’oncle à
celui qu’on pendit à Londres cet hiver… Au tournoi de
Condé-sur-Escaut, chez Monseigneur Jean d’Avesnes, le père au
comte de Hainaut l’actuel… On empruntait sur la moisson
prochaine, sur les coupes de bois ; on portait sa vaisselle d’argent
chez les plus proches Lombards afin de la transformer en plumes pour
le heaume du seigneur, en étoffes de cendal ou de camocas pour les
robes de madame, en caparaçons pour les chevaux. Les hypocrites
feignaient de se plaindre : Ah ! que de dépenses, que de soucis ;
alors qu’il ferait si bon à demeurer chez soi ! Mais nous ne
pouvons nous dispenser de paraître à ce tournoi, pour l’honneur
de notre maison… Si le roi notre Sire a envoyé ses hérauts à la
porte de notre manoir, nous le fâcherions en n’y allant pas.
Partout on tirait l’aiguille, on battait le fer, on cousait le
tissu de mailles sur le cuir des haubergeons, on entraînait les
chevaux et s’entraînait soi-même dans les vergers dont les
oiseaux s’enfuyaient, effrayés par ces charges, ces chocs de
lances et grands cliquetis d’épées. Les petits barons mettaient
trois heures à essayer leur cervelière.
Pour
se faire la main, les châtelains organisaient des tournois locaux où
les hommes d’âge, fronçant le sourcil, gonflant les joues,
jugeaient des coups en regardant leurs cadets s’éborgner. Après
quoi l’on s’attablait pour dîner longuement, bâfrant, buvant et
discutant. Ces jeux guerriers, de baronnie à baronnie, finissaient
par être aussi coûteux que de vraies campagnes.
Enfin
on se mettait en route ; le grand-père avait décidé à la dernière
minute d’être du voyage, et le fils de quatorze ans avait eu gain
de cause ; il servirait de petit écuyer. Les destriers d’armes,
qu’il ne fallait point fatiguer, étaient conduits en main ; les
coffres aux robes et aux cuirasses étaient chargés sur des mulets.
Les goujats de service traînaient les pieds dans la poussière. On
logeait aux hôtelleries des couvents ou bien chez quelque parent
dont le manoir se trouvait sur le chemin, et qui lui-même se rendait
au tournoi. Un lourd souper encore, copieusement arrosé, et à
l’aube crevant on repartait tous ensemble.
Ainsi,
de halte en halte, les troupes grossissaient, jusqu’à la
rencontre, en formidable appareil, du sire comte dont on était
vassal. On lui baisait la main ; quelques banalités s’échangeaient
qui seraient longuement commentées. Les dames faisaient sortir des
coffres une de leurs robes nouvelles et l’on s’agrégeait à la
suite du comte, déjà longue d’une demi-lieue et toutes bannières
flottantes sous le soleil de début d’été. De fausses armées,
équipées de lances épointées, d’épées sans tranchant et de
masses sans poids, franchissaient alors la Seine, l’Eure, la Risle,
ou montaient de la Loire, pour se rendre à une fausse guerre où
rien n’était sérieux sinon les vanités.
Dès
huit jours avant le tournoi, il ne restait plus chambre ou soupente à
louer en toute la ville d’Évreux. Le roi de France tenait sa cour
dans la plus grande abbaye, et le roi de Bohême, en l’honneur
duquel les fêtes étaient données, logeait chez le comte d’Évreux,
roi de Navarre. Singulier prince que ce Jean de Luxembourg, roi de
Bohême, parfaitement impécunieux, couvert de plus de dettes que de
terres, qui vivait aux crochets du Trésor de France mais n’eût
pas imaginé de paraître en moins grand équipage que l’hôte dont
il tirait ses ressources ! Luxembourg avait près de quarante ans, et
en paraissait trente ; on le reconnaissait à sa belle barbe
châtaine, soyeuse et déployée, à sa tête rieuse et altière, à
ses mains avenantes, toujours tendues. C’était un prodige de
vivacité, de force, d’audace, de gaieté, de bêtise aussi. D’une
stature voisine de celle de Philippe VI, il était vraiment
magnifique et offrait en tous points la figure d’un roi telle que
l’imagination populaire pouvait se la représenter. Il savait se
faire aimer de tous, des princes comme du peuple, universellement ;
il était même parvenu à être l’ami à la fois du pape Jean XXII
et de l’empereur Louis de Bavière, ces deux adversaires
irréductibles. Merveilleuse réussite pour un imbécile, car, chacun
là-dessus s’accordait également : Jean de Luxembourg était aussi
stupide qu’il était séduisant. La bêtise n’interdit pas
l’entreprise, au contraire ; elle en masque les obstacles et fait
apparaître facile ce qui, à toute tête un peu raisonnante,
semblerait désespéré. Jean de Luxembourg, délaissant la petite
Bohême où il s’ennuyait, s’était engagé, en Italie, dans de
démentes aventures. « Les luttes entre Gibelins et Guelfes ruinent
ce pays, avait-il pensé comme s’il faisait là grande découverte.
L’Empereur et le pape se disputent des républiques dont les
habitants ne cessent de s’entretuer. Eh bien ! puisque je suis ami
d’un parti et de l’autre, qu’on me remette ces États, et j’y
ferai régner la paix ! » Le plus étonnant était qu’il y fût
presque parvenu.
Pendant
quelques mois il avait été l’idole de l’Italie, mis à part les
Florentins, gens difficiles à berner, et le roi Robert de Naples que
ce gêneur commençait à inquiéter. En avril, Jean de Luxembourg
avait tenu une conférence secrète avec le cardinal légat Bertrand
du Pouget, parent du pape et même, chuchotait-on, son fils naturel,
conférence par laquelle les Bohémiens considéraient avoir réglé
d’un coup, et le sort de Florence, et le retrait de Rimini aux
Malatesta, et l’établissement d’une principauté indépendante
dont Bologne serait la capitale. Or, sans qu’il sût comment, sans
qu’il comprît pourquoi, alors que ses affaires semblaient si bien
avancées qu’il songeait même à remplacer son intime ami, Louis
de Bavière, au trône impérial, voilà que soudain Jean de
Luxembourg avait vu se dresser contre lui deux coalitions
formidables, où Guelfes et Gibelins, pour une rare fois, faisaient
alliance, où Florence était d’accord avec Rome, où le roi de
Naples, soutien du pape, attaquait au sud, tandis que l’Empereur,
ennemi du pape, attaquait au nord, et où les deux ducs d’Autriche,
le margrave de Brandebourg, le roi de Pologne, le roi de Hongrie,
venaient à la rescousse.
Il
y avait là de quoi surprendre un prince si aimé, et qui voulait
donner la paix aux Italiens ! Laissant seulement huit cents chevaux à
son fils Charles pour maîtriser toute la Lombardie, Jean de
Luxembourg, la barbe au vent, avait couru de Parme jusqu’en Bohême
où les Autrichiens pénétraient. Il était tombé dans les bras de
Louis de Bavière et, à force de grands baisers sur les joues, avait
dissipé l’absurde malentendu. La couronne impériale ? Mais il n’y
avait songé que pour faire plaisir au pape ! À présent il arrivait
chez Philippe de Valois pour le prier d’intervenir auprès du roi
de Naples, et lui soutirer également de nouveaux subsides afin de
poursuivre son projet de royaume pacifique. Philippe VI pouvait-il
faire moins, envers cet hôte chevaleresque, que d’offrir un
tournoi en son honneur ?
Ainsi
dans la plaine d’Évreux, sur les bords de l’Iton, le roi de
France et le roi de Bohême, amis fraternels, allaient se livrer
fausse bataille… avec plus de monde sous les armes que n’en avait
le fils de ce même roi de Bohême pour s’opposer à l’Italie
entière.
Les
lices, c’est-à-dire l’enclos du tournoi, étaient tracées dans
une vaste prairie plate où elles formaient un rectangle de trois
cents pieds sur deux cents, fermé par deux palissades, la première
à claire-voie et faite de poteaux terminés en pointe, la seconde, à
l’intérieur, un peu plus basse et bordée d’une épaisse main
courante. Entre les deux palissades se tenaient, pendant les
épreuves, les valets d’armes des tournoyeurs. Du côté de l’ombre
avaient été bâtis les échafauds, trois grandes tribunes couvertes
de toile et décorées de bannières : celle du milieu pour les
juges, et les deux autres pour les dames. Tout autour, dans la
plaine, se pressaient les pavillons des valets et palefreniers ;
c’était là qu’on venait admirer, en se promenant, les montures
de tournoi ; sur chaque pavillon flottaient les armes de son
propriétaire.
Les
quatre premiers jours de la rencontre furent consacrés aux joutes
individuelles, aux défis que se lançaient deux à deux les
seigneurs présents. Certains voulaient leur revanche d’une défaite
essuyée dans une précédente rencontre ; d’autres, qui ne
s’étaient jamais encore mesurés, souhaitaient s’éprouver ; ou
bien l’on poussait deux jouteurs fameux à s’affronter. Les
tribunes s’emplissaient plus ou moins, selon la qualité des
adversaires. Deux jeunes écuyers avaient-ils pu, en faisant
démarches, obtenir les lices pour une demi-heure de grand matin ?
Les échafauds alors n’étaient que maigrement garnis de quelques
amis ou parents. Mais qu’on annonçât une rencontre entre le roi
de Bohême et messire Jean de Hainaut, arrivé tout exprès de la
Hollande avec vingt chevaliers, les tribunes menaçaient de crouler.
C’était alors que les dames arrachaient une manche de leur robe
pour la remettre au chevalier de leur choix, fausse manche souvent,
où la soie n’était cousue par-dessus la vraie manche que par
quelques fils faciles à casser, ou bien vraie manche, chez certaines
dames osées qui se plaisaient à découvrir un beau bras.
Il
y avait toute espèce de personnes, sur les gradins ; car en cette
grande affluence qui faisait d’Évreux comme une foire de noblesse,
on ne pouvait point trop trier. Quelques follieuses de haut vol,
aussi parées que les baronnes, et plus jolies souvent et de plus
fines manières, parvenaient à se glisser aux meilleures places,
jouaient de l’œil et provoquaient les hommes à d’autres
tournois. Les jouteurs qui n’étaient pas en lice, sous couvert
d’assister aux exploits d’un ami, venaient s’asseoir auprès
des dames, et il s’amorçait là des fleuretages qu’on
poursuivrait le soir, au château, entre les danses et les caroles.
Messire
Jean de Hainaut et le roi de Bohême, invisibles sous leurs armures
empanachées, portaient chacun à la hampe de leur lance six manches
de soie, comme autant de cœurs accrochés. Il fallait qu’un des
jouteurs renversât l’autre ou bien que le bois de lance se brisât.
On ne devait frapper qu’à la poitrine, et l’écu était incurvé
de manière à dévier les coups. Le ventre protégé par le haut
arçon de la selle, la tête enfermée dans un heaume dont la
ventaille était abaissée, les adversaires se lançaient l’un
contre l’autre.
Dans
les tribunes, on hurlait, on trépignait de joie. Les deux jouteurs
étaient de force égale, et l’on parlerait longtemps de la grâce
avec laquelle messire de Hainaut mettait lance sur fautre, et aussi
de la façon qu’avait le roi de Bohême d’être droit comme
flèche sur ses étriers et de tenir au choc jusqu’à ce que les
deux hampes, se ployant en arcs, finissent par se rompre.
Quant
au comte Robert d’Artois, venu de Conches en voisin, et qui montait
d’énormes chevaux percherons, son poids le rendait redoutable.
Harnais rouge, lance rouge, écharpe rouge flottant à son heaume, il
avait une habileté particulière pour cueillir l’adversaire en
pleine course, l’élever hors de sa selle et l’envoyer dans la
poussière.
Mais
il était d’humeur sombre, ces temps-ci, Monseigneur d’Artois, et
l’on eût dit qu’il participait à ces jeux plutôt par devoir
que par plaisir. Cependant les juges diseurs, tous choisis parmi les
plus importants personnages du royaume, tels le connétable Raoul de
Brienne, ou messire Miles de Noyers, s’occupaient de l’organisation
du grand tournoi final. Entre le temps passé à se harnacher et
déharnacher, à paraître aux joutes, à commenter les exploits, à
ménager les vanités des chevaliers qui voulaient combattre sous
telle bannière et non sous telle autre, et le temps employé à
table, et celui encore d’écouter ménestrels après les festins,
et de danser après avoir ouï les chansons, c’était à peine si
le roi de France, le roi de Bohême et leurs conseillers disposaient
d’une petite heure chaque jour pour s’entretenir des affaires
d’Italie qui étaient, somme toute, la raison de cette réunion.
Mais
on sait que les affaires les plus importantes se règlent en peu de
paroles si les interlocuteurs sont en bonne humeur de s’accorder.
Comme deux vrais rois de la Table Ronde, Philippe de Valois,
magnifique en ses robes brodées, et Jean de Luxembourg, non moins
somptueux, s’adressaient, le hanap en main, de solennelles
déclarations d’amitié. On décidait à la hâte d’une lettre au
pape Jean XXII ou d’une ambassade au roi Robert de Naples.
— Ah
! il faudra aussi, mon beau Sire, que nous parlions un peu de la
croisade, disait Philippe VI.
Car
il avait repris le projet de son père Charles de Valois et de son
cousin Charles le Bel. Tout allait si bien au royaume de France, le
Trésor se trouvait si convenablement fourni et la paix de l’Europe,
avec l’aide du roi de Bohême, si convenablement assurée, qu’il
devenait urgent d’envisager, pour l’honneur et la prospérité
des nations chrétiennes, une belle et glorieuse expédition contre
les Infidèles.
— Ah
! Messeigneurs, on corne l’eau…
La
conférence était levée ; on discuterait de la croisade après le
repas, ou le lendemain. À table, on se gaussait fort du jeune roi
Édouard d’Angleterre qui, trois mois auparavant, et accompagné du
seul Lord Montaigu, était venu, déguisé en marchand, pour
s’entretenir secrètement avec le roi de France. Oui, costumé
comme un quelconque négociant lombard ! Et dans quel dessein ? Pour
conclure un règlement de commerce au sujet des fournitures lainières
à la Flandre. Un marchand, en vérité ; il s’occupait des laines
! Avait-on jamais vu prince se soucier de telles affaires, comme un
vulgaire bourgeois des guildes ou des hanses ?
— Alors,
mes amis, puisqu’il le voulait, je l’ai reçu en marchant !
disait Philippe de Valois charmé de son propre calembour. Sans
fêtes, sans tournoi, en marchant dans les allées de la forêt
d’Halatte ; et je lui ai offert un petit souper maigre. Il n’avait
que des idées absurdes, ce jeunot ! N’était-il pas en train
d’instituer dans son royaume une armée permanente de gens de pied,
avec service obligatoire ? Qu’espérait-il de cette piétaille
alors qu’on savait bien, et la bataille du mont Cassel l’avait
assez prouvé, que seule la chevalerie compte dans les combats et que
le fantassin fuit dès qu’il voit paraître cuirasse ?
— Il
semble toutefois que l’ordre règne davantage en Angleterre depuis
que Lord Mortimer a été pendu, faisait observer Miles de Noyers.
— L’ordre
règne, répondait Philippe VI, parce que les barons anglais sont
las, pour un temps, de s’être beaucoup battus entre eux. Dès
qu’ils auront repris souffle, le pauvre Édouard verra ce qu’il
pourra, avec sa piétaille ! Et il avait pensé, naguère, le cher
garçon, à réclamer la couronne de France… Allons, Messeigneurs,
regrettez-vous de ne l’avoir pour prince, ou bien préférez-vous
votre « roi trouvé » ? ajoutait-il en se frappant gaillardement la
poitrine.
Au
sortir de chaque festin, Philippe disait à Robert d’Artois, assez
bas :
— Mon
frère, je veux te parler seul à seul, et de choses fort graves.
— Sire
mon cousin, quand tu le souhaiteras.
— Eh
bien, ce soir…
Mais
le soir on dansait, et Robert ne cherchait pas à hâter un entretien
dont il devinait trop aisément l’objet ; depuis les aveux de la
Divion, toujours tenue en prison, d’autres arrestations avaient été
opérées, dont celle du notaire Tesson, et tous les témoins soumis
à une contre-enquête… On avait remarqué, pendant les brèves
conférences avec le roi de Bohême, que Philippe VI ne demandait
guère le conseil de Robert, ce qui pouvait être interprété comme
un signe de défaveur. La veille du tournoi, le « roi d’armes »,
accompagné de ses hérauts et de ses sonneurs, se rendit au château,
aux demeures des principaux seigneurs et sur les lices mêmes, afin
de proclamer :
— «
Or oyez, oyez, très hauts et puissants princes, ducs, comtes,
barons, seigneurs, chevaliers et écuyers ! Je vous notifie, de par
Messeigneurs les juges diseurs, que chacun de vous fasse ce jour
apporter son heaume sous lequel il doit tournoyer, et ses bannières
aussi, en l’hôtel de Messeigneurs les juges, afin que mesdits
seigneurs les juges puissent commencer à en faire le partage ; et
après qu’ils seront départis, les dames viendront voir et visiter
pour en dire leur bon plaisir ; et pour ce jour autre chose ne se
fera, sinon les danses après souper. »
À
l’hôtellerie des juges, les heaumes, à mesure qu’ils arrivaient
présentés par les valets d’armes, étaient alignés sur des
coffres dans le cloître, et répartis par camp. On eût dit les
dépouilles d’une folle armée décapitée. Car pour se bien
distinguer pendant la bataille, les tournoyeurs, par-dessus leur
tortil ou leur couronne comtale, faisaient fixer à leur heaume les
emblèmes les plus voyants ou les plus étranges : qui un aigle, qui
un dragon, qui une femme nue, ou une sirène, ou une licorne dressée.
De plus, de longues écharpes de soie, aux couleurs du seigneur,
étaient accrochées à ces casques.
Dans
l’après-midi, les dames vinrent à l’hôtellerie et, précédées
des juges et des deux chefs de tournoi, c’est-à-dire les rois de
France et de Bohême, furent invitées à faire le tour du cloître,
tandis qu’un héraut, s’arrêtant devant chaque heaume, en
nommait le possesseur.
— Messire
Jean de Hainaut… Monseigneur le comte de Blois… Monseigneur
d’Évreux, roi de Navarre…
Certains
des heaumes étaient peints, de même que les épées et les hampes
des lances, d’où les surnoms de leurs propriétaires : le
Chevalier aux armes blanches, le Chevalier aux armes noires.
— Messire
le maréchal Robert Bertrand, le chevalier au Vert Lion… Venait
ensuite un heaume rouge monumental, et que sommait une tour d’or :
— Monseigneur
Robert d’Artois, comte de Beaumont-le-Roger…
La
reine qui, au premier rang des dames, avançait de son pas inégal,
fit le geste d’étendre la main. Philippe VI l’arrêta en lui
relevant le poignet, et, feignant de l’aider à marcher, lui dit à
mi-voix :
— Ma
mie, je vous le défends bien !
La
reine Jeanne eut un sourire méchant.
— C’eût
été pourtant bonne occasion, murmura-t-elle à sa voisine et
belle-sœur, la jeune duchesse du Bourgogne. Car, selon les règles
du tournoi, si une dame touchait un des heaumes, le chevalier auquel
ce heaume appartenait se trouvait « recommandé », c’est-à-dire
qu’il n’avait plus le droit de participer à la rencontre. Les
autres chevaliers s’assemblaient pour le battre à coups de hampes,
à son entrée en lice ; son cheval était donné aux sonneurs de
trompettes ; lui-même juché de force sur la main courante qui
entourait les lices et obligé d’y demeurer, à califourchon,
ridiculement, pendant tout le temps du tournoi. On infligeait tel
traitement d’infamie à celui qui avait médit d’une dame, ou
forfait d’autre manière à l’honneur, soit en prêtant argent à
usure, soit pour « parole faussée ». Le mouvement de la reine
n’avait pas échappé à Madame de Beaumont, qu’on vit pâlir.
Elle s’approcha du roi son frère et lui adressa des reproches.
— Ma
sœur, lui répondit Philippe VI avec une expression sévère,
remerciez-moi plutôt que de vous plaindre.
Le
soir, pendant les danses, chacun était au courant de l’incident.
La reine avait fait mine de « recommander » Robert d’Artois.
Celui-ci montrait son visage des très mauvais jours. Pour les
caroles, il refusa ostensiblement la main à la duchesse de
Bourgogne, et alla se planter devant la reine Jeanne, laquelle ne
dansait jamais à cause de son infirmité ; il resta là un long
instant, le bras arrondi comme s’il l’invitait, ce qui était
méchant affront de revanche.
Les
épouses cherchaient des yeux leurs maris ; les violes et les harpes
se faisaient entendre dans un silence angoissé. Il eût suffi du
plus léger éclat pour que le tournoi fût avancé d’une nuit et
que la mêlée commençât aussitôt, dans la salle de bal. L’entrée
du roi d’armes, escorté de ses hérauts, et qui venait pour une
nouvelle proclamation, produisit une utile diversion.
— «
Or, oyez, hauts et puissants princes, seigneurs, barons, chevaliers
et écuyers qui êtes au tournoi parties ! Je vous fais assavoir de
par Messeigneurs les juges diseurs que chacun de vous soit demain
dedans les rangs à l’heure de midi, en armes et prêt pour
tournoyer, car à une heure après midi les juges feront couper les
cordes pour commencer le tournoi, auquel il y aura de riches dons par
les dames donnés. Outre plus, je vous avise que nul d’entre vous
ne doit amener dedans les rangs valets à cheval pour vous servir
outre la quantité, à savoir : quatre valets pour princes, trois
pour comtes, deux pour chevaliers et un pour écuyers, et des valets
de pied chacun à son plaisir, comme ainsi en ont ordonné les juges.
Outre plus, s’il plaît à vous tous, vous lèverez la main dextre
en haut vers les saints, et tous ensemble promettrez que nul d’entre
vous audit tournoi ne frappera à son escient d’estoc, ni non plus
de la ceinture jusque plus bas ; et d’autre part, si, par cas
d’aventure, le heaume choit de la tête à aucun d’entre vous,
nul autre ne le touchera tant que son heaume ne sera remis et lacé ;
et vous vous soumettrez, si vous en faites autrement, à perdre
armure et destrier, et à être criés bannis du tournoi les autres
fois. Et ainsi vous jurez et promettez par la foi, sur votre honneur.
»
Tous
les tournoyeurs présents levèrent la main et crièrent :
— Oui,
oui, nous le jurons !
—
Prenez
bien garde, demain, dit le duc de Bourgogne à ses chevaliers, car
notre cousin d’Artois pourrait se montrer mauvais et ne pas
respecter toutes les semonces.
Et
puis l’on se remit à danser.
Demain
"Le lis et le lion" 3ème partie ch. 8 - "Honneur de
pair, honneur de roi"
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