V
LES
DÉBUTS DE CE ROI QU’ON APPELLE LE BON
Le
ciel du roi Jean ? Certes, je le connais ; je me suis maintes fois
penché dessus… Si je prévoyais ? Bien sûr, je prévoyais ; c’est
pourquoi je me suis si fort dépensé pour empêcher cette guerre,
sachant qu’elle lui serait funeste, et donc funeste à la France.
Mais allez faire entendre raison à un homme, et surtout à un roi,
dont les astres font barrière, précisément, et à l’entendement
et à la raison !
Le roi Jean II, à sa naissance, avait Saturne
culminant dans la constellation du Bélier, en milieu du ciel. C’est
configuration funeste pour un roi, celle des souverains détrônés,
des règnes qui s’achèvent hâtivement ou que terminent de
tragiques revers. Ajoutez à cela une Lune qui se lève dans le signe
du Cancer, lunaire lui-même, marquant ainsi une nature fort
féminine. Enfin, et pour ne vous donner que les traits les plus
voyants, ceux qui sautent aux yeux de tout astrologien, un difficile
groupement où l’on trouve le Soleil, Mercure et Mars étroitement
conjoints en Taureau. Voilà un ciel bien pesant qui compose un homme
mal balancé, mâle et même assez lourd dans les apparences, mais
chez qui tout ce qui devrait être viril est comme castré, jusques
et y compris l’entendement ; en même temps, un brutal, un violent,
habité de songes et de peurs secrètes qui lui inspirent des fureurs
soudaines et homicides, incapable d’écouter avis ou de se
maîtriser soi-même, et cachant ses faiblesses sous des dehors de
grande ostentation ; au fond de tout, un sot, et le contraire d’un
vainqueur ou d’une âme de commandement.
De certaines gens, il
semble que la défaite soit l’affaire principale, qu’ils en aient
un secret appétit, et ne connaissent de cesse qu’ils ne l’aient
trouvée. Être battu complaît à leur âme profonde ; le fiel de
l’échec est leur breuvage préféré, comme à d’autres
l’hydromel des victoires ; ils aspirent à la dépendance, et rien
ne leur convient mieux que de se contempler dans une soumission
imposée.
C’est grand malheur quand de telles dispositions de
naissance tombent sur la tête d’un roi. Jean II, tant qu’il fut
Monseigneur de Normandie, vivant sous la contrainte d’un père
qu’il n’aimait pas, parut un prince acceptable, et les ignorants
crurent qu’il régnerait bien. D’ailleurs les peuples, et même
les cours, toujours portés à l’illusion, attendent toujours d’un
nouveau roi qu’il soit meilleur que le précédent, comme si la
nouveauté portait en soi vertu miraculeuse.
À peine celui-ci eut-il
le sceptre en main que ses astres et sa nature commencèrent de
montrer leurs malheureux effets. Il n’était roi que depuis dix
jours quand Monsieur d’Espagne, dans ce mois d’août 1350, se fit
battre sur la mer, au large de Winchelsea, par le roi Édouard III.
La flotte que Charles d’Espagne commandait était castillane, et
notre Sire Jean n’était pas responsable de l’expédition.
Néanmoins, comme le vainqueur était d’Angleterre, et le vaincu
l’ami très cher du roi de France, c’était mauvais début pour
ce dernier.
Le sacre se fit en fin septembre. Monsieur d’Espagne
était revenu et, à Reims, on témoigna beaucoup de grâces à ce
vaincu, pour le consoler de sa défaite. À la mi-novembre, le
connétable Raoul de Brienne, comte d’Eu, rentra en France. Il
était depuis quatre ans captif du roi Édouard, mais un captif assez
libre, qu’on laissait à l’occasion aller entre les deux pays,
car il était mêlé aux négociations d’une paix générale à
laquelle nous travaillions fort en Avignon. Moi-même, je
correspondais avec le connétable.
Cette fois, il venait réunir le
prix de sa rançon. Je n’ai point à vous apprendre que Raoul de
Brienne était un très haut, très grand, très puissant personnage,
et pour ainsi dire le second homme du royaume. Il avait succédé en
sa charge à son père Raoul V, tué en tournoi. Il était tenant de
vastes fiefs en Normandie, d’autres en Touraine, dont Bourgueil et
Chinon, d’autres en Bourgogne, d’autres en Artois. Il possédait
des terres, pour l’heure confisquées, en Angleterre et en Irlande
; il en possédait dans le pays de Vaud. Il était le cousin par
alliance du comte Amédée de Savoie.
Un tel homme, quand on vient
juste de s’asseoir au trône, est de ceux qu’on traite avec
quelques égards ; ne croyez-vous pas, Archambaud ? Eh bien, notre
Jean II, après lui avoir adressé, au soir de son arrivée, des
reproches furieux, mais peu clairs, commanda sur-le-champ de
l’emprisonner. Et le surlendemain matin, il le fit décapiter, sans
jugement… Non ; aucune raison avouée. Nous n’avons pas pu en
savoir plus, à la curie, que vous à Périgueux. Et pourtant nous
nous sommes employés à éclairer l’affaire, croyez-le ! Pour
expliquer cette exécution précipitée, le roi Jean affirma qu’il
détenait les preuves écrites de la félonie du connétable ; mais
jamais il ne les produisit, jamais. Même au pape, qui le pressait,
dans son intérêt propre, de révéler ces fameuses preuves, il
opposa un silence buté.
Alors on commença, dans toutes les cours
d’Europe, à chuchoter, à supposer… On parla d’une
correspondance amoureuse que le connétable aurait entretenue avec
Madame Bonne de Luxembourg et qui, après le décès de celle-ci,
serait tombée entre les mains du roi… Ah ! vous aussi vous avez
entendu cette fable !… Étrange liaison, en vérité, et dont on
apercevrait mal, en tout cas, qu’elle ait pu prendre un tour
criminel, entre une femme sans cesse enceinte et un homme presque
continûment captif depuis quatre ans ! Peut-être y avait-il, dans
les lettres de messire de Brienne, des choses pénibles à lire pour
le roi ; mais si ce fut, elles devaient regarder plutôt sa propre
conduite que celle de sa première épouse…
Non, rien ne tenait qui
pût expliquer cette exécution, sinon la nature haineuse et
meurtrière du nouveau roi, semblable assez à la nature de sa mère,
la méchante boiteuse. Le vrai motif se révéla peu après, quand la
charge de connétable fut donnée… vous savez bien à qui… eh oui
! à Monsieur d’Espagne, avec une partie des biens du défunt, dont
toutes les terres et possessions furent distribuées entre les
familiers du roi. Ainsi le comte Jean d’Artois en eut grosse part :
le comté d’Eu. Les largesses de cette sorte font moins d’obligés
qu’elles ne créent d’ennemis.
Messire de Brienne avait foison de
parents, d’amis, de vassaux, de serviteurs, toute une grande
clientèle fort attachée à lui et qui aussitôt se mua en un réseau
de mécontents. Comptez, en plus, des gens de l’entourage royal qui
ne reçurent ni mie ni miette des dépouilles, et en furent jaloux et
revêches…
Ah ! Nous avons bonne vue, d’ici, sur Châlus et ses
deux châteaux. Comme ces deux hauts donjons se répondent bien,
qu’une mince rivière sépare ! Et le pays est plaisant au regard,
sous ces nuages qui courent bon train… La Rue ! La Rue, je ne me
méprends point ; c’est bien devant le châtel de droite, sur la
colline, que messire Richard Cœur de Lion fut durement navré d’une
flèche qui lui ôta la vie ? Ce n’est point d’aujourd’hui que
les gens de nos pays ont accoutumé d’être assaillis par
l’Anglais, et de s’en défendre…
Non, La Rue, je ne suis point
las ; je m’arrête seulement pour contempler… Eh certes, oui,
j’ai bon pas ! Je vais cheminer encore un petit, et ma litière me
reprendra plus avant. Rien ne nous presse trop. De Châlus à
Limoges, si j’ai bon souvenir, il y a moins de neuf lieues. Trois
heures et demie nous suffiront, sans forcer le trot… Soit ! quatre
heures.
Laissez-moi profiter des derniers beaux jours que Dieu nous
dispense. Je serai bien assez enfermé derrière mes rideaux quand
viendra la pluie…
Je vous disais donc, Archambaud, la façon dont
s’y prit le roi Jean pour se faire sa première corbeille
d’ennemis, dans le sein même du royaume. Il résolut alors de se
créer des amis, des féaux, des hommes tout à sa dévotion, liés à
lui par un lien neuf, qui l’aideraient en guerre comme en paix, et
qui feraient la gloire de son règne. Et pour ce, dès l’aube de
l’an suivant, il fonda l’Ordre de l’Étoile auquel il donna
pour objets l’exhaussement de la chevalerie et l’accroissement de
l’honneur.
Cette grande novelleté n’était point si neuve,
puisque le roi Édouard d’Angleterre avait déjà institué la
Jarretière. Mais le roi Jean se gaussait de cet ordre créé autour
d’une jambe de femme ; l’Étoile serait tout autre chose. Vous
pouvez noter là un trait constant chez lui. Il ne sait que copier,
mais toujours en se donnant des airs d’inventer. Cinq cents
chevaliers, pas moins, qui devaient jurer sur les Saintes Écritures
de ne jamais reculer d’un pied en bataille, ni jamais se rendre.
Tant de sublime se devait d’être signalé par de visibles marques.
Jean II ne lésina point sur l’ostentation ; et son Trésor, qui
n’était déjà pas bien haut, se mit à fuir comme tonneau percé.
Pour loger l’Ordre, il fit aménager la maison de Saint-Ouen, qu’on
n’appela plus que la Noble Maison, tout emplie de meubles superbes,
sculptés et ajourés, engravés d’ivoire et autres matières
précieuses. Je n’ai point vu la Noble Maison, mais on me l’a
dépeinte. Les murs y sont, ou plutôt y étaient, tendus de toiles
d’or et d’argent, ou bien de velours semé d’étoiles et de
fleurs de lis d’or. À tous les chevaliers, le roi fit faire une
cotte de soie blanche, un surcot mi partie blanc et vermeil, un
chaperon vermeil orné d’un fermail d’or en forme d’étoile.
Ils reçurent encore une bannière blanche brodée d’étoiles, et
chacun aussi un riche anneau d’or et d’émail, pour montrer
qu’ils étaient tous comme mariés au roi… ce qui portait à
sourire. Cinq cents fermails, cinq cents bannières, cinq cents
anneaux ; calculez la dépense !
Il paraît que le roi dessina et
discuta chaque pièce de ce glorieux attirail. Il y croyait ferme, à
son Ordre de l’Étoile ! Avec de si mauvais astres que les siens,
il eût été mieux avisé de choisir un autre emblème. Une fois
l’an, selon la règle qu’il avait dictée, tous les chevaliers
devaient se réunir en un grand festin où chacun donnerait récit de
ses aventures héroïques, et des prouesses d’armes par lui
accomplies dans l’année ; deux clercs en tiendraient registre et
chronique. La Table Ronde allait revivre, et le roi Jean dépasser en
renommée le roi Arthur de Bretagne ! Il édifiait de grands et
vagues projets. On se mit à reparler de croisade…
La première
assemblée de l’Étoile, convoquée pour le jour des Rois de 1352,
fut passablement décevante. Les futurs preux n’avaient pas grands
exploits à conter. Le temps leur avait manqué. Les janissaires
fendus en deux, du casque à l’arçon de la selle, et les pucelles
délivrées des geôles barbaresques, ce serait l’affaire d’une
autre année. Les deux clercs commis à la chronique de l’Ordre
n’eurent point à user beaucoup d’encre, à moins que saoulerie
ne comptât pour exploit. Car la Noble Maison fut le lieu de la plus
grosse beuverie qu’on eût vue en France depuis Dagobert.
Les
chevaliers blanc et vermeil s’engagèrent si fort au festin
qu’avant l’entremets, criant, chantant, hurlant, ivres à rouler,
ne quittant la table que pour courir pisser ou dégorger, revenant
piquer aux plats, se lançant d’ardents défis à qui viderait le
plus de hanaps, ils méritaient tout seulement d’être armés
chevaliers de la ripaille. La belle vaisselle d’or, ouvragée pour
eux, fut froissée ou brisée ; ils se la jetaient par-dessus les
tables, comme des gamins, ou bien l’écrasaient de leurs poings.
Des beaux meubles ajourés et incrustés, il ne resta que débris.
L’ivresse dut faire croire à certains qu’ils étaient déjà en
guerre, car ils s’employèrent céans à faire butin. Ainsi les
draps d’or et d’argent qui pendaient au mur furent volés.
Or, ce
jour même fut celui où les Anglais se saisirent de la citadelle de
Guines, livrée par belle trahison, tandis que le capitaine qui
commandait cette place festoyait à Saint-Ouen.
Le roi, de tout cela,
eut gros dépit et commença de se complaire dans l’idée que ses
plus valeureuses entreprises, par quelque sort funeste, étaient
vouées à l’échec. Peu de temps après survint le premier combat
auquel des chevaliers de l’Étoile eurent à prendre part, non
point dans un Orient fantastique, mais au coin d’un bois de
Basse-Bretagne. Quinze d’entre eux, voulant prouver qu’ils
étaient capables d’autres hauts faits que ceux du pichet,
respectèrent leur serment de ne jamais reculer ni retraiter ; et
plutôt que de se dégager à temps, comme gens sensés l’eussent
fait, ils s’offrirent à être encerclés par un adversaire dont le
nombre ne leur laissait nulle chance, même petite.
Aucun ne revint
pour conter cette prouesse. Mais les parents des chevaliers morts ne
se privèrent point de dire que le nouveau roi avait l’esprit bien
faussé pour imposer à ses bannerets un serment aussi fol, et que si
tous devaient le tenir, il se retrouverait bientôt seul à son
assemblée…
Ah ! voici ma litière… Vous préférez chevaucher à
présent ?… Moi, je crois que je vais dormir un petit afin de me
trouver frais à l’arrivée… Mais vous comprenez, Archambaud,
pourquoi l’Ordre de l’Étoile n’a pas eu grande suite, et qu’on
en parle de moins en moins, d’année en année.
Demain "Quand un roi perd la France" 1ère partie ch. 6 "Les débuts de ce roi qu'on appelle le Mauvais"
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