VI
LES
DÉBUTS DE CE ROI QU’ON APPELLE LE MAUVAIS
Avez-vous
noté, mon neveu, que partout où nous nous arrêtons, à Limoges
aussi bien qu’à Nontron ou ailleurs, chacun nous demande nouvelles
du roi de Navarre, comme si le sort du royaume dépendait de ce
prince ? L’étrange situation, en vérité, que celle où nous
sommes. Le roi de Navarre est prisonnier, dans un château d’Artois,
de son cousin le roi de France. Le roi de France est prisonnier, dans
un hôtel de Bordeaux, de son cousin le prince héritier
d’Angleterre. Le Dauphin, héritier de France, se débat dans le
palais de Paris, entre ses bourgeois agités et ses États généraux
remontrants. Or, c’est du roi de Navarre que tout le monde paraît
s’inquiéter. Vous avez entendu l’évêque luimême :
« On
disait le Dauphin fort ami de Monseigneur de Navarre. Ne va-t-il pas
le libérer ? »
Dieu Saint ! J’espère bien que non. Il a été
fort avisé, ce jeune homme, de n’en rien faire jusqu’à présent.
Et je m’inquiète de cette tentative d’évasion que des
chevaliers du clan navarrais auraient montée pour délivrer leur
chef. Elle a échoué ; il faut nous en féliciter. Mais tout porte à
croire qu’ils voudront recommencer.
Oui, oui, j’ai appris bien
des choses pendant notre arrêt à Limoges. Et je me dispose, dès
notre arrivée ce soir à La Péruse, d’en écrire au pape. Si
c’était une grosse sottise de la part du roi Jean d’enfermer
Monsieur de Navarre, c’en serait une égale aujourd’hui, pour le
Dauphin, de le relâcher. Je ne connais pas de plus grand brouilleur
que ce Charles qu’on appelle le Mauvais ; et ils se sont bien donné
la main, à travers leur querelle, le roi Jean et lui, pour jeter la
France dans son malheur présent.
Vous savez d’où lui vient son
surnom ? Des tout premiers mois de son règne. Il n’a point perdu
de temps pour le gagner. Sa mère, la fille de Louis Hutin, mourut,
comme je vous le contais l’autre jour, durant l’automne de 49.
Dans l’été de 1350, il alla se faire couronner en sa capitale de
Pampelune, où jamais depuis sa naissance, à Évreux, dix-huit ans
plus tôt, il n’avait mis les pieds. Voulant se faire connaître,
il parcourut ses États, ce qui ne demandait point de longues courses
; puis il alla visiter ses voisins et parents, son beau-frère, le
comte de Foix et de Béarn, celui qui se fait appeler Phœbus, et son
autre beau-frère, le roi d’Aragon, Pierre le Cérémonieux, et
également le roi de Castille.
Or, un jour qu’il était de retour à
Pampelune et qu’il y passait un pont, à cheval, il rencontra une
délégation de nobles navarrais qui venaient à lui, pour lui porter
leurs doléances, parce qu’il avait laissé violer leurs droits et
privilèges. Comme il refusait de les entendre, les autres
s’échauffèrent un peu ; il fit alors saisir par ses soldats ceux
qui criaient au plus près de lui, et ordonna qu’on les pendît
dans l’instant aux arbres voisins, disant qu’il faut être prompt
à punir si l’on veut être respecté.
J’ai remarqué que les
princes trop hâtifs au châtiment capital obéissent souvent à des
mouvements de peur. Ce Charles n’y fait pas exception, car je le
crois plus courageux de paroles que de corps. C’est cette brutale
pendaison, dont la Navarre fut endeuillée, qui lui valut d’être
bientôt appelé par ses sujets el malo, le Mauvais. Il ne tarda pas,
d’ailleurs, à s’éloigner de son royaume, dont il laissa le
gouvernement à son plus jeune frère, Louis, qui n’avait alors que
quinze ans, lui-même préférant revenir s’agiter à la cour de
France en compagnie de son autre frère, Philippe.
Alors, me
direz-vous, comment le parti navarrais peut-il être tellement
nombreux et puissant si, en Navarre même, une part de la noblesse
est opposée à son roi ?
Eh ! mon neveu, c’est que ce parti est
surtout composé des chevaliers normands du comté d’Évreux. Et ce
qui rend Charles de Navarre si dangereux pour la couronne de France,
plus encore que ses possessions au midi du royaume, ce sont celles
qu’il tient, ou qu’il tenait, dans la proximité de Paris, telles
les seigneuries de Mantes, Pacy, Meulan, ou Nonancourt, qui
commandent les accès à la capitale pour tout le quart ouest du
pays. Cela, le roi Jean le comprit assez bien, ou on le lui fit
comprendre ; et il donna, pour une rare fois, preuve de bon sens en
s’efforçant à l’entente et à l’arrangement avec son cousin
de Navarre.
Par quel lien pouvait-il se l’attacher le mieux ? Par
un mariage. Et quel mariage pouvait-on lui offrir qui le liât à la
couronne aussi étroitement que l’union qui avait, pendant six
mois, fait de sa sœur Blanche la reine de France ? Eh bien, le
mariage avec l’aînée des filles du roi lui-même, la petite
Jeanne de Valois. Elle n’avait que huit ans, mais c’était un
parti qui valait bien d’attendre pour consommer. D’ailleurs
Charles de Navarre ne manquait pas de galante compagnie pour seconder
sa patience. Entre autres, on sait une certaine demoiselle Gracieuse…
oui, c’est son nom, ou celui qu’elle avoue…
La petite Jeanne de
Valois, elle, était déjà veuve, puisqu’on l’avait une première
fois mariée, à l’âge de trois ans, avec un parent de sa mère
que Dieu n’avait pas tardé à reprendre. En Avignon, nous fûmes
favorables à ces accordailles qui nous semblaient devoir assurer la
paix. Car le contrat réglait toutes affaires pendantes entres ces
deux branches de la famille de France, à commencer par celle du
comté d’Angoulême depuis si longtemps promis à la mère de
Charles, en échange de son renoncement à la Brie et à la
Champagne, puis rééchangé contre Pontoise et Beaumont, mais sans
qu’il y ait eu exécution.
Cette fois, on revenait à l’accord
premier ; Navarre recevrait l’Angoumois ainsi que plusieurs grosses
places et châtellenies qui constituaient la dot. Le roi Jean prenait
grand air d’autorité pour charger de bienfaits son futur
beau-fils. « Vous aurez ceci, je le veux ; je vous donne cela, j’en
ai dit… » Navarre faisait plaisanterie, devant ses familiers, de
ses liens nouveaux avec le roi Jean.
« Nous étions cousins par
naissance ; nous fûmes sur le point d’être beaux-frères ; mais
son père ayant épousé ma sœur, je me suis trouvé son oncle ; et
voici qu’à présent, je vais devenir son gendre. »
Mais tandis
qu’on négociait le contrat, il s’entendait fort bien à grossir
son lot. À lui-même il n’était point demandé d’apport,
seulement une avance d’argent : cent mille écus dont le roi Jean
était endetté auprès des marchands de Paris, et que Charles aurait
la bonne grâce de rembourser. Il n’avait point, lui non plus, la
liquidité de la somme ; on la lui trouva chez les banquiers de
Flandre auxquels il consentit à remettre en gage une partie de ses
bijoux. C’était chose plus aisée pour le gendre du roi que pour
le roi lui-même…
Ce fut à cette occasion, je m’en avise, que
Navarre dut s’aboucher avec le prévôt Marcel… dont il faut
également que j’écrive au pape, car les agissements présents de
cet homme-là ne sont point sans m’inquiéter. Mais c’est une
autre affaire… Les cent mille écus furent reconnus à Navarre dans
le contrat de mariage ; ils devaient lui être versés par fractions,
promptement. En outre, il fut fait chevalier de l’Étoile, et on
lui laissa même espérer la charge de connétable, bien qu’il
n’eût pas vingt ans accomplis. Le mariage fut célébré avec
grand éclat et grande liesse.
Or, la belle amitié que se montraient
le beau-père et le gendre fut bientôt brouillée. Qui la brouilla ?
L’autre Charles, Monsieur d’Espagne, le beau La Cerda, jaloux
forcément de la faveur qui environnait Navarre, et inquiet d’en
voir l’astre monter si haut dans le ciel de la cour. Charles de
Navarre a ce travers commun à beaucoup de jeunes hommes… et dont
je vous engage à vous défendre, Archambaud… qui est de parler
trop quand la fortune leur sourit, et de ne point résister à faire
de méchants mots. La Cerda ne manqua pas de rapporter au roi Jean
les traits de son beau-fils, en les assaisonnant de sa sauce.
« Il
vous brocarde, mon cher Sire ; il se croit toutes paroles permises.
Vous ne pouvez tolérer ces atteintes à votre majesté ; et si vous
les tolérez, moi, pour l’amour de vous, je ne les puis supporter.
»
Et d’instiller poison dans la tête du roi, jour après jour.
Navarre avait dit ci, Navarre avait fait ça ; Navarre se rapprochait
trop du Dauphin ; Navarre intriguait avec tel officier du Grand
Conseil. Il n’y a pas d’homme plus prompt que le roi Jean à
entrer dans une mauvaise idée sur le compte d’autrui ; ni plus
renâclant à en sortir. Il est tout ensemble crédule et buté. Rien
n’est plus aisé que de lui inventer des ennemis.
Bientôt la
lieutenance générale en Languedoc, dont Charles de Navarre avait
été gratifié, lui fut retirée. Au profit de qui ? De Charles
d’Espagne. Puis la charge de connétable, vacante depuis la
décapitation de Raoul de Brienne, fut enfin attribuée, mais pas à
Charles de Navarre, à Charles d’Espagne. Des cent mille écus qui
devaient lui être remboursés, Navarre ne vit pas le premier,
cependant que présents et bénéfices ruisselaient sur l’ami du
roi. Enfin, enfin, le comté d’Angoulême, au mépris de tous les
accords, fut donné à Monsieur d’Espagne, Navarre devant se
contenter de nouveau d’une vague promesse d’échange.
Alors,
entre Charles le Mauvais et Charles d’Espagne, ce fut d’abord le
froid, puis la détestation, et bientôt la haine ouverte et avouée.
Monsieur d’Espagne avait beau jeu de dire au roi :
« Voyez comme
j’étais dans le vrai, mon cher Sire ! Votre gendre, dont j’avais
percé les mauvais desseins, s’insurge contre vos volontés. Il
s’en prend à moi, parce qu’il voit que je vous sers trop bien. »
D’autres fois, il feignait de vouloir s’exiler de la cour, lui
qui était au sommet de la faveur, si les frères Navarre
continuaient de médire de lui. Il parlait comme une maîtresse :
«
Je m’en irai dans quelque lieu désert, hors de votre royaume, pour
y vivre du souvenir de l’amour que vous m’avez montré. Ou pour y
mourir ! Car loin de vous, l’âme me quittera le corps. »
On lui
vit verser des larmes, à cet étrange connétable ! Et comme le roi
Jean avait la tête tout envahie de l’Espagnol, et qu’il ne
voyait rien que par ses yeux, il mit beaucoup d’opiniâtreté à se
faire un irréductible ennemi du cousin qu’il avait choisi pour
gendre afin de s’assurer un allié. Je vous l’ai dit : plus sot
que ce roi-là on ne peut trouver, ni plus nuisible à soi-même…
ce qui ne serait encore que de petit dommage s’il n’était du
même coup si nuisible à son royaume.
La cour ne bruissait plus que
de cette querelle. La reine, bien délaissée, se rencognait avec
Madame d’Espagne… car il était marié, le connétable, un
mariage de façade, avec une cousine du roi, Madame de Blois. Les
conseillers du roi, bien qu’ils fissent tous également mine
d’aduler leur maître, étaient fort partagés, selon qu’ils
pensaient bon de lier leur fortune à celle du connétable ou à
celle du gendre. Et les luttes feutrées qui les opposaient étaient
d’autant plus âpres que ce roi, qui voudrait faire paraître qu’il
est seul à trancher de tout, a toujours abandonné à son entourage
le soin des plus graves affaires.
Voyez-vous, mon cher neveu, on
intrigue autour de tous les rois. Mais on ne conspire, on ne complote
qu’autour des rois faibles, ou de ceux qu’un vice, ou encore les
atteintes de la maladie, affaiblissent. J’aurais voulu voir qu’on
conspirât autour de Philippe le Bel ! Personne n’y songeait,
personne n’aurait osé. Ce qui ne veut point dire que les rois
forts sont à l’abri des complots ; mais alors, il y faut de vrais
traîtres. Tandis qu’auprès des princes faibles, il devient
naturel aux honnêtes gens eux-mêmes d’être comploteurs.
Un jour
d’avant la Noël de 1354, en un hôtel de Paris, il s’échangea
de si grosses paroles et insultes entre Charles d’Espagne et
Philippe de Navarre que ce dernier tira sa dague et fut tout près,
si on ne l’avait entouré, d’en frapper le connétable ! Ce
dernier feignit de rire, et cria au jeune Navarre qu’il se fût
montré moins menaçant s’il n’y avait eu tant de gens autour
d’eux pour le retenir. Philippe n’est point aussi fin, mais il
est plus enflammé au combat que son frère aîné. On ne le retira
de la salle qu’il n’ait proféré qu’il tirerait prompte
vengeance de l’ennemi de sa famille, et lui ferait ravaler son
outrage.
Ce qu’il accomplit, à deux semaines de là, dans la nuit
de la fête des rois mages. Monsieur d’Espagne allait visiter sa
cousine, la comtesse d’Alençon. Il s’arrêta pour coucher à
Laigle, dans une auberge dont le nom ne se laisse point oublier,
l’auberge de la Truie-qui-file. Trop sûr du respect
qu’inspiraient, pensait-il, sa charge et l’amitié du roi, il
croyait n’avoir point de danger à craindre quand il cheminait par
le royaume, et il n’avait pris avec lui que petite escorte. Or, le
bourg de Laigle est sis dans le comté d’Évreux, à peu de lieues
de cette ville où les frères d’Évreux-Navarre séjournaient en
leur gros château. Avertis du passage du connétable, ils
apprêtèrent à celui-ci une belle embûche.
Vers la minuit, vingt
chevaliers normands, tous rudes seigneurs, le sire de Graville, le
sire de Clères, le sire de Mainemares, le sire de Morbecque, le
chevalier d’Aunay… eh oui ! le descendant d’un des galants de
la tour de Nesle ; il n’était point surprenant qu’on le
retrouvât dans le parti Navarre… enfin, vous dis-je, une bonne
vingtaine dont les noms sont connus, puisque le roi, à son malgré,
dut leur donner par la suite des lettres de rémission… surgirent
dans le bourg, sous la conduite de Philippe de Navarre, firent voler
les portes de la Truie-qui-file, et se ruèrent au logement du
connétable. Le roi de Navarre n’était pas avec eux. Pour le cas
où l’affaire aurait mal tourné, il avait choisi d’attendre à
la lisière de la ville, auprès d’une grange, en compagnie des
gardes-chevaux.
Oh ! je le vois, mon Charles le Mauvais, petit,
vivace, entortillé dans son manteau comme une fumée d’enfer, et
sautant de long en large sur la terre gelée, pareil au diable qui ne
touche pas le sol. Il attend. Il regarde le ciel d’hiver. Le froid
lui pince les doigts. Il a l’âme tordue à la fois de crainte et
de haine. Il prête l’oreille. Il reprend son piétinement inquiet.
Survient alors Jean de Fricamps, dit Friquet, le gouverneur de Caen,
son conseiller et son plus zélé monteur de machines, qui lui dit,
tout hors d’haleine : « C’est chose faite, Monseigneur ! »
Et
puis Graville, Mainemares, Morbecque apparaissent, et Philippe de
Navarre lui-même, et tous les conjurés. Là-bas, à l’auberge, le
beau Charles d’Espagne, qu’ils ont tiré de dessous son lit où
il avait pris refuge, est bien trépassé. Ils l’ont vilainement
appareillé, à travers sa robe de nuit. On lui comptera
quatre-vingts plaies au corps, quatre-vingts coups de lame. Chacun a
voulu y plonger quatre fois son épée…
Voilà, messire mon neveu,
comment le roi Jean perdit son bon ami, et comment Monseigneur de
Navarre entra en rébellion… À présent, je vais vous prier de
céder votre place à dom Francesco Calvo, mon secrétaire papal,
avec lequel je veux m’entretenir avant que nous ne parvenions à
l’étape.
Demain "Quand un roi perd la France" 1ère partie ch. 7 "Les nouvelles de Paris".
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