VII
LES
NOUVELLES DE PARIS
Comme
je vais être, dom Calvo, fort affairé en arrivant à La Péruse,
pour inspecter l’abbaye et voir si elle a été fort ravagée par
les Anglais que je doive, pendant un an, exempter les moines, ainsi
qu’ils me le demandent, de me verser mes bénéfices de prieur, je
veux vous dire céans les choses à figurer dans ma lettre au
Saint-Père.
Je vous saurai gré de me préparer cette lettre dès
que nous serons là-bas, avec toutes les belles tournures que vous
avez coutume d’y mettre. Il faut faire connaître au Saint-Père
les nouvelles de Paris qui me sont parvenues à Limoges, et qui ne
laissent pas de m’inquiéter.
En lieu premier, les agissements du
prévôt des marchands de Paris, maître Étienne Marcel. J’apprends
que ce prévôt fait depuis un mois construire fortifications et
creuser fossés autour de la ville, au-delà des enceintes anciennes,
comme s’il se préparait à soutenir un siège. Or, au point où
nous en sommes des palabres de paix, les Anglais ne montrent point
d’intention de faire peser menace sur Paris, et l’on ne comprend
guère cette hâte à se fortifier.
Mais outre cela, le prévôt a
organisé ses bourgeois en corps de ville, qu’il arme et exerce,
avec quarteniers, cinquanteniers et dizainiers pour assurer les
commandements, tout à fait à l’image des milices de Flandre qui
gouvernent elles-mêmes leurs cités ; il a imposé à Monseigneur le
Dauphin, lieutenant du roi, d’agréer à la constitution de cette
milice, et, de surcroît, alors que toutes taxes et tailles royales
sont objet général de doléances et refus, il a, lui prévôt, afin
d’équiper ses hommes, établi un impôt sur les boissons qu’il
perçoit directement.
Ce maître Marcel qui naguère s’est bien
enrichi à la fourniture du roi, mais qui a perdu depuis quatre ans
cette fourniture et en a conçu un gros dépit, semble depuis le
malheur de Poitiers vouloir se mêler de toutes choses au royaume. On
aperçoit mal ses desseins, sauf celui de se rendre important ; mais
il ne va guère dans le chemin de l’apaisement que souhaite notre
Saint-Père.
Aussi, mon pieux devoir est de conseiller au pape, s’il
lui parvenait quelque demande de ce côté-là, de se montrer fort
sourcilleux, et de ne donner aucun appui, ni même apparence d’appui,
au prévôt de Paris et à ses entreprises. Vous m’avez déjà
compris, dom Calvo. Le cardinal Capocci est à Paris. Il pourrait
bien, irréfléchi comme il l’est et ne manquant point une bévue,
se croire très fort en nouant intrigue avec ce prévôt… Non, rien
de précis ne m’a été rapporté ; mais mon nez me fait sentir une
de ces voies torses dans lesquelles mon colégat ne manque jamais de
s’engager…
En lieu second, je veux inviter le souverain pontife à
se faire instruire par le menu des États généraux de la Langue
d’oïl qui se sont clos à Paris au début de ce mois, et à porter
la lumière de sa sainte attention sur les étrangetés qu’on y a
vu se produire.
Le roi Jean avait promis de convoquer ces États au
mois de décembre ; mais dans le grand émoi, désordre et
accablement où s’est trouvé le royaume en conséquence de la
défaite de Poitiers, le Dauphin Charles a cru sagement agir en
avançant dès octobre la réunion. En vérité, il n’avait guère
d’autre choix à faire pour affermir l’autorité qui lui échéait
en cette malencontre, jeune comme il est, avec une armée toute
dessoudée par les revers, et un Trésor en extrême pénurie. Mais
les huit cents députés de la Langue d’oïl, dont quatre cents
bourgeois, ne délibérèrent pas du tout des points sur lesquels ils
étaient invités à le faire.
L’Église a longue expérience des
conciles qui échappent à ceux qui les ont assemblés. Je veux dire
au pape que ces États ressemblent tout exactement à un concile qui
s’égare et s’arroge de régenter de tout, et se rue à la
réformation désordonnée en profitant de la faiblesse du suprême
pouvoir. Au lieu de s’affairer à la délivrance du roi de France,
nos gens de Paris se sont d’emblée souciés de réclamer celle du
roi de Navarre, ce qui montre bien de quel bord sont ceux qui les
mènent. Outre quoi, les huit cents ont nommé une commission de
quatre-vingts qui s’est mise à besogner dans le secret pour
produire une longue liste de remontrances où il y a un peu de bon et
beaucoup de pire.
D’abord, ils demandent la destitution et la mise
en jugement des principaux conseillers du roi, qu’ils accusent
d’avoir dilapidé les aides, et qu’ils tiennent pour responsables
de la défaite…
Sur cela, je dois dire, Calvo… ce n’est pas
pour la lettre, mais je vous ouvre ma pensée… les remontrances ne
sont point tout à fait injustes. Parmi les gens auxquels le roi Jean
a commis le gouvernement, j’en sais qui ne valent guère, et qui
même sont de francs gredins. Il est naturel qu’on s’enrichisse
dans les hautes charges, sinon personne n’en voudrait prendre la
peine et les risques. Mais il faut se garder de franchir les limites
de la déshonnêteté, et ne pas faire ses affaires aux dépens de
l’intérêt public. Et puis surtout, il faut être capable. Or le
roi Jean, étant peu capable lui-même, choisit volontiers des gens
qui ne le sont point. Mais à partir de là, les députés se sont
mis à requérir choses abusives. Ils exigent que le roi, ou pour le
présent son lieutenant le Dauphin, ne gouverne plus que par
conseillers désignés par les trois États, quatre prélats, douze
chevaliers, douze bourgeois. Ce Conseil aurait puissance de tout
faire et ordonner, comme le roi le faisait avant, nommerait à tous
offices, pourrait réformer la Chambre des comptes et toutes
compagnies du royaume, déciderait du rachat des prisonniers, et
encore de bien d’autres choses.
En vérité, il ne s’agit de rien
moins que de dépouiller le roi des attributs de la souveraineté.
Ainsi la direction du royaume ne serait plus exercée par celui qui a
été oint et sacré selon notre sainte religion ; elle serait
confiée à ce dit Conseil qui ne tirerait son droit que d’une
assemblée bavarde, et n’opérerait que dans la dépendance de
celle-ci.
Quelle faiblesse et quelle confusion ! Ces prétendues
réformations… vous m’entendez, dom Calvo ; j’insiste
là-dessus, car il ne faut point que le Saint-Père puisse dire qu’il
n’a pas été averti… ces prétendues réformations sont offense
au bon sens, en même temps qu’elles fleurent l’hérésie. Or,
des gens d’Église, la chose est regrettable, penchent de ce
côté-là, comme l’évêque de Laon, Robert Le Coq, lui aussi dans
la disgrâce du roi, et pour cela tout abouché au prévôt. C’est
l’un des plus véhéments. Le Saint-Père doit bien voir que,
derrière tous ces remuements, on trouve le roi de Navarre qui semble
mener les choses du fond de sa prison, et qui les empirerait encore
s’il les façonnait à l’air libre.
Le Saint-Père, en sa grande
sagesse, jugera donc qu’il lui faut se garder d’intervenir de la
moindre façon pour que Charles le Mauvais, je veux dire Monseigneur
de Navarre, soit relâché, ce que maintes suppliques venues de tous
côtés doivent le prier de faire. Pour ma part, usant de mes
prérogatives de légat et nonce… vous m’écoutez, Calvo ?…
j’ai commandé à l’évêque de Limoges d’être en ma suite
pour se présenter à Metz. Il me rejoindra à Bourges. Et j’ai
résolu d’en faire autant de tous autres évêques sur ma route,
dont les diocèses ont été pillés et désolés par les chevauchées
du prince de Galles, afin qu’ils en témoignent devant l’Empereur.
Je serai ainsi renforcé pour représenter combien se révèle
pernicieuse l’alliance qu’ont faite le roi navarrais et celui
d’Angleterre…
Mais qu’avez-vous à regarder sans cesse
au-dehors, dom Calvo ?… Ah ! c’est le balancement de ma litière
qui vous tourne l’estomac ! Moi, j’y suis fort habitué, je
dirais même que cela me stimule l’esprit ; et je vois que mon
neveu, messire de Périgord, qui me fait souvent compagnie depuis
notre départ, n’en est point du tout affecté C’est vrai, vous
avez la mine trouble. Bon, vous allez descendre. Mais n’oubliez
rien de ce que je vous ai dit, quand vous prendrez vos plumes.
Demain "Quand un roi perd la France" 1ère partie - ch 7 "Le traité de Mantes"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire