X
LA MAUVAISE ANNÉE
Vous dites bien, vous dites bien, Archambaud, et
je ressens comme vous. Voilà dix jours seulement que nous sommes
partis de Périgueux, et c’est comme si nous courions depuis un
mois. Le voyage allonge le temps. Ce soir nous coucherons à
Châteauroux. Je ne vous cache point que je ne serai pas fâché,
demain, d’arriver à Bourges, si Dieu le veut, et de m’y reposer,
trois grands jours pour le moins, et peut-être quatre. Je commence à
être un peu las de ces abbayes où l’on nous sert maigre chère et
où l’on bassine à peine mon lit, pour bien me donner à entendre
qu’on est ruiné par le passage de la guerre. Qu’ils ne croient
pas, ces petits abbés, que c’est en me faisant jeûner et dormir
au vent coulis qu’ils gagneront d’être exemptés de finances !…
Et puis les hommes d’escorte ont besoin de repos, eux aussi, et de
réparer les harnois, et de sécher leurs habits. Car cette pluie
n’arrange rien. À écouter mes bacheliers éternuer autour de ma
litière, je gage que plus d’un va occuper son séjour de Bourges à
se soigner à la cannelle, à la girofle et au vin chaud. Pour moi,
je ne pourrai guère muser. Dépouiller le courrier d’Avignon,
dicter mes missives en retour…
Peut-être vous surprenez-vous,
Archambaud, des paroles d’impatience qu’il m’arrive de laisser
échapper au sujet du Saint-Père. Oui, j’ai le sang vif, et montre
un peu trop mes dépits. C’est qu’il m’en donne gros à mâcher.
Mais croyez que je ne me prive guère de lui remontrer à lui-même
ses sottises. Et c’est plus d’une fois qu’il m’est arrivé de
lui dire :
« Veuille la grâce de Dieu, Très Saint-Père, vous
éclairer sur la bourde que vous venez de commettre. »
Ah ! si les
cardinaux français ne s’étaient pas soudain butés sur l’idée
qu’un homme né comme nous le sommes ne convenait point…
l’humilité, il fallait être né dans l’humilité… et que
d’autre part les cardinaux italiens, le Capocci et les autres,
avaient été moins obstinés sur le retour du Saint-Siège à Rome…
Rome, Rome ! Ils ne voient que leurs États d’Italie ; le Capitole
leur cache Dieu. Ce qui m’enrage le plus, chez notre Innocent,
c’est sa politique à l’endroit de l’Empereur. Avec Pierre
Roger, je veux dire Clément VI, nous nous sommes arcboutés six ans
pour que l’Empereur ne fût point couronné. Qu’il fût élu,
fort bien. Qu’il gouvernât, nous y consentions. Mais il fallait
conserver son sacre en réserve tant qu’il n’aurait pas souscrit
aux engagements que nous voulions qu’il prît. Je savais trop bien
que cet Empereur-là, au lendemain de l’onction, nous causerait
déboires. Là-dessus, notre Aubert coiffe la tiare et commence à
chantonner : « Concilions, concilions. » Et au printemps de l’année
passée, il parvient à ses fins. « L’Empereur Charles IV sera
couronné ; je l’ordonne ! », finit-il par me dire.
Le pape
Innocent est de ces souverains qui ne se découvrent d’énergie que
pour battre en retraite. Nous avons foison de ces gens-là. Il
imaginait avoir remporté grande victoire parce que l’Empereur
s’était engagé à n’entrer dans Rome que le matin du sacre pour
en ressortir le soir même, et qu’il ne coucherait pas dans la
ville. Vétille ! Le cardinal Bertrand de Colombiers… « Vous
voyez, je désigne un Français ; vous devez être satisfait… »
fut expédié pour aller poser sur le front du Bohémien la couronne
de Charlemagne. Six mois après, en retour de cette bonté, Charles
IV nous gratifiait de la Bulle d’Or, par quoi la papauté n’a
plus désormais ni voix ni regard dans l’élection impériale.
Désormais, l’Empire se désigne entre sept électeurs allemands
qui vont confédérer leurs États… c’est-à-dire qui vont faire
règle perpétuelle de leur belle anarchie. Cependant, rien n’est
décidé pour l’Italie et nul ne sait vraiment par qui et comment
le pouvoir s’y va exercer. Le plus grave, en cette bulle, et
qu’Innocent n’a pas vu, c’est qu’elle sépare le temporel du
spirituel et qu’elle consacre l’indépendance des nations
vis-à-vis de la papauté.
C’est la fin, c’est l’effacement du
principe de la monarchie universelle exercée par le successeur de
saint Pierre, au nom du Seigneur Tout-Puissant. On renvoie Dieu au
ciel, et l’on fait ce qu’on veut sur la terre. On nomme cela «
l’esprit moderne », et l’on s’en vante. Moi, j’appelle cela,
pardonnez-moi mon neveu, avoir de la merde sur les yeux. Il n’y a
pas d’esprit ancien et d’esprit moderne. Il y a l’esprit tout
court, et de l’autre côté la sottise. Qu’a fait notre pape ?
A-t-il tonné, fulminé, excommunié ? Il a envoyé à l’Empereur
une missive fort douce et amicale pleine de ses bénédictions… Oh
! non, oh ! non ; ce n’est pas moi qui l’ai préparée. Mais
c’est moi qui vais devoir, à la diète de Metz, entendre
solennellement publier cette bulle qui renie le pouvoir suprême du
Saint-Siège et ne peut apporter à l’Europe que troubles,
désordres et misères. La belle couleuvre que je dois avaler, et de
bonne grâce en plus ; car à présent que l’Allemagne s’est
retirée de nous, il nous faut plus que jamais tenter de sauver la
France, autrement il ne restera plus rien à Dieu.
Ah ! l’avenir
pourra maudire cette année 1355 ! Nous n’avons pas fini d’en
récolter les fruits épineux. Et le Navarrais, pendant ce temps ? Eh
bien ! il était en Navarre, tout charmé d’apprendre qu’aux
brouilles et embrouilles qu’il nous avait faites s’ajoutaient
celles qui nous venaient des affaires impériales. D’abord, il
attendait le retour de son Friquet de Fricamps, parti pour
l’Angleterre avec le duc de Lancastre, et qui s’en revenait avec
un chambellan de celui-ci, porteur des avis du roi Édouard sur le
projet de traité ébauché en Avignon. Et le chambellan s’en
retournait à Londres, accompagné cette fois de Colin Doublel, un
écuyer de Charles le Mauvais, un autre des meurtriers de Monsieur
d’Espagne, qui allait présenter les observations de son maître.
Charles de Navarre est tout le contraire du roi Jean. Il s’entend
mieux qu’un notaire à disputer de chaque article, chaque point,
chaque virgule d’un accord. Et rappeler ci, et prévoir ça. Et
s’appuyer sur telle coutume qui fait foi, et toujours cherchant à
raboter un petit peu ses obligations, et à augmenter celles de
l’autre partie… Et puis, en tardant à cuire son pain avec
l’Anglais, il se donnait loisir de surveiller celui qu’il avait
au four du côté de la France.
C’eût été l’heure pour le roi
Jean de se montrer coulant. Mais cet homme-là, pour agir, choisit
toujours le contretemps. Faisant le rodomont, le voilà qui s’équipe
en guerre pour courir sus à un absent, et, se ruant à Caen, ordonne
de saisir tous les châteaux normands de son gendre, fors Évreux.
Belle campagne qui, à défaut d’ennemis, fut surtout une campagne
de gueuletons et mit fort en déplaisir les Normands qui voyaient les
archers royaux piller leurs saloirs et garde-manger. Cependant, le
Navarrais levait tranquillement des troupes en sa Navarre, tandis que
son beau-frère, le comte de Foix, Phœbus… un autre jour, je vous
parlerai de celui-là ; ce n’est pas un mince seigneur… s’en
allait ravager un peu le comté d’Armagnac pour causer nuisance au
roi de France.
Ayant attendu l’été, afin de prendre la mer au
moindre risque, notre jeune Charles débarque à Cherbourg, un beau
jour d’août, avec deux mille hommes. Et Jean II est tout ébaubi
d’apprendre, dans le même temps, que le prince de Galles, qui
avait été fait en avril prince d’Aquitaine et lieutenant du roi
d’Angleterre en Guyenne, ayant monté cinq mille hommes de guerre
sur ses nefs, s’en venait à pleines voiles vers Bordeaux. Encore
avait-il dû attendre des vents propices. Ah ! l’on peut dire que
son renseignement est bien fait, au roi Jean ! Nous, d’Avignon,
nous voyions s’apprêter ce beau mouvement croisé, sur la mer,
afin de prendre la France en tenailles. Et l’on annonçait même
l’imminente arrivée du roi Édouard lui-même, lequel eût déjà
dû être à Jersey, si la tempête ne l’avait contraint de
rebrousser sur Portsmouth.
On peut dire que ce fut le vent, et rien
d’autre, qui sauva la France, l’an dernier. Ne pouvant lutter sur
trois fronts, le roi Jean choisit de n’en tenir aucun. De nouveau,
il se porte à Caen, mais cette fois pour traiter. Il avait avec lui
ses deux cousins de Bourbon, Pierre et Jacques, ainsi que Robert de
Lorris, rentré en grâce, comme je vous ai dit. Mais Charles de
Navarre ne vint pas. Il envoya messires de Lor et de Couillarville,
deux seigneurs à lui, pour négocier. Le roi Jean n’eut donc qu’à
s’en repartir, laissant les deux Bourbon qu’il instruisit
seulement d’avoir à se hâter de trouver un accommodement.
L’accord fut conclu à Valognes, le 10 septembre. Charles de
Navarre y retrouvait tout ce qui lui avait été reconnu par le
traité de Mantes, et un peu plus. Et deux semaines après, au
Louvre, nouvelle réconciliation solennelle du beau-père et du
gendre, en présence, bien sûr, des reines veuves, Madame Jeanne et
Madame Blanche…
« Sire mon cousin, voici notre neveu et frère que
nous vous prions pour l’amour de nous… »
Et l’on s’ouvre les
bras, et l’on se baise aux joues avec l’envie de se mordre, et
l’on se jure pardon et loyale amitié…
Ah ! j’oublie une chose
qui n’est point de mince importance. Pour faire escorte d’honneur
au roi de Navarre, Jean II avait dépêché à sa rencontre son fils,
le Dauphin Charles, qu’il avait précédemment nommé son
lieutenant général en Normandie. Du Vaudreuil sur l’Eure, où
d’abord ils séjournèrent quatre jours, jusques à Paris, les deux
beaux-frères firent donc route ensemble. C’était la première
fois qu’ils se voyaient si longtemps d’affilée, chevauchant,
devisant, musant, dînant et dormant côte à côte. Monseigneur le
Dauphin est tout le contraire du Navarrais, aussi long que l’autre
est bref, aussi lent que l’autre est vif, aussi retenu de paroles
que l’autre est bavard. Avec cela, six ans de moins, et point de
précocité, en rien. De plus le Dauphin est affligé d’une maladie
qui semble bien proprement une infirmité ; sa main droite enfle et
devient toute violacée aussitôt qu’il veut soulever un poids un
peu lourd ou serrer fermement un objet. Il ne peut point porter
l’épée. Son père et sa mère l’ont engendré très tôt, et
juste comme ils relevaient l’un et l’autre de maladie ; le fruit
s’en est ressenti.
Mais il ne faut pas conclure de tout cela, comme
le font hâtivement certains, à commencer par le roi Jean lui-même,
que le Dauphin est un sot et qu’il fera un mauvais roi. J’ai bien
soigneusement étudié son ciel… 21 janvier 1338… Le Soleil est
encore dans le Capricorne, juste avant qu’il n’entre dans le
Verseau… Les natifs du Capricorne ont le triomphe tardif, mais ils
l’ont, s’ils possèdent les lumières d’esprit. Les plantes
d’hiver sont lentes à se développer… Je suis prêt à gager sur
ce prince-là plus que sur bien d’autres qui offrent meilleure
apparence. S’il traverse les gros dangers qui le menacent dans les
présentes années… il vient déjà d’en surmonter ; mais le pire
est devant lui… il saura s’imposer dans le gouvernement. Mais il
faut reconnaître que son extérieur ne prévient guère en sa
faveur…
Ah ! voici le vent à présent qui pousse l’ondée par
rafales. Défaites les pendants de soie qui retiennent les rideaux,
je vous prie, Archambaud. Mieux vaut continuer de bavarder dans
l’ombre que d’être aspergés. Et puis nous entendrons moins ce
floc floc des chevaux qui finit par nous assourdir. Et dites à
Brunet, ce soir, qu’il fasse housser ma litière avec les toiles
cirées par-dessus les toiles teintes. C’est un peu plus lourd pour
les chevaux, je sais. On en changera plus souvent…
Oui, je vous
disais que j’imagine fort bien comment Monseigneur de Navarre
durant le voyage du Vaudreuil à Paris… le Vaudreuil se trouve dans
une des plus belles situations de Normandie ; le roi Jean a voulu en
faire l’une de ses résidences ; il paraît que l’œuvre qu’il
y a commandée est merveille ; je ne l’ai point vue, mais je sais
qu’il en a coûté gros au Trésor ; il y a des images peintes à
l’or sur les murs… j’imagine comment Monseigneur Charles de
Navarre, avec toute sa faconde et son aisance à protester l’amitié,
dut s’employer à séduire Charles de France. La jeunesse prend
aisément des modèles. Et, pour le Dauphin, cet aîné de six ans,
si aimable compagnon, qui avait déjà tant voyagé, tant vu, tant
fait, et qui lui racontait maints secrets et le divertissait en
brocardant les gens de la cour…
« Votre père, notre Sire, a dû
me peindre à vous tout autrement que je ne suis… Soyons alliés,
soyons amis, soyons vraiment les frères que nous sommes. »
Le
Dauphin, tout aise de se voir si apprécié d’un parent plus avancé
que lui dans la vie, déjà régnant et si plaisant, fut aisément
conquis. Ce rapprochement ne fut pas sans effet sur la suite, et
contribua pour gros aux méchefs et affrontements qui survinrent.
Mais j’entends l’escorte qui se resserre pour défiler. Écartez
un peu ce rideau… Oui, j’aperçois les faubourgs. Nous entrons
dans Châteauroux. Nous n’aurons pas grand monde pour nous
accueillir. Il faut être bien grand chrétien, ou bien grand
curieux, pour se faire tremper par cette sauce à seule fin de voir
passer la litière d’un cardinal.
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 1ère partie – ch 10 ‘’Le
royaume se fissure’’
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire