IV
Le
roi trouvé 2ème partie
Cet
automne-là, vers le milieu du mois d’octobre, Madame Clémence de
Hongrie, la reine à la mauvaise fortune qui avait été la seconde
épouse de Louis Hutin, mourut à trente-cinq ans, en l’ancien
hôtel du Temple, sa demeure. Elle laissait tant de dettes qu’une
semaine après sa mort tout ce qu’elle possédait, bagues,
couronnes, joyaux, meubles, linge, orfèvrerie, et jusqu’aux
ustensiles de cuisine, fut mis aux enchères sur la demande des
prêteurs italiens, les Bardi et les Tolomei.
Le vieux Spinello
Tolomei, traînant la jambe, poussant le ventre, un œil ouvert et
l’autre clos, fut à cette vente où six orfèvres-priseurs, commis
par le roi, firent les estimations. Et tout fut dispersé de ce qui
avait été donné à la reine Clémence en une année de précaire
bonheur. Quatre jours durant on entendit les priseurs, Simon de
Clokettes, Jean Pascon, Pierre de Besançon et Jean de Lille, crier :
— Un bon chapeau d’or , auquel il y a quatre gros rubis
balais, quatre grosses émeraudes, seize petits balais, seize petites
émeraudes et huit rubis d’Alexandrie, prisé six cents livres.
Vendu au roi !
— Un doigt, où il y a quatre saphirs dont trois
carrés et un cabochon, prisé quarante livres. Vendu au roi !
— Un
doigt, où il y a six rubis d’Orient, trois émeraudes carrées et
trois diamants d’émeraude, prisé deux cents livres. Vendu au roi
!
— Une écuelle de vermeil, vingt-cinq hanaps, deux plateaux, un
bassin, prisés deux cents livres. Vendus à Monseigneur d’Artois,
comte de Beaumont !
— Douze hanaps en vermeil émaillé aux armes
de France et de Hongrie, une grande salière en vermeil portée par
quatre babouins, le tout pour quatre cent quinze livres. Vendus à
Monseigneur d’Artois, comte de Beaumont !
— Une boursette brodée
d’or, semée de perles et de doubles, et dedans la bourse il y a un
saphir d’Orient. Prisée seize livres. Vendue au roi !
La compagnie
des Bardi acheta la pièce la plus chère : une bague portant le plus
gros rubis de Clémence de Hongrie et estimée mille livres. Ils
n’avaient pas à la payer, puisque cela viendrait en diminution de
leurs créances, et ils étaient sûrs de pouvoir la revendre au pape
lequel, autrefois leur débiteur, disposait maintenant d’une
fabuleuse richesse.
Robert d’Artois, comme pour prouver que les
hanaps et autres services à boire n’étaient pas son seul souci,
acquit encore une bible en français, pour trente livres. Les habits
de chapelle, tuniques, dalmatiques, furent achetés par l’évêque
de Chartres. Un orfèvre, Guillaume le Flament, eut à bon compte le
couvert en or de la reine défunte. Des chevaux de l’écurie, on
tira six cent quatre-vingt-douze livres. Le char de Madame Clémence
et le char de ses demoiselles suivantes furent mis aussi à l’encan.
Et quand tout fut enlevé de l’hôtel du Temple, on eut le
sentiment de fermer une maison maudite. Il semblait vraiment cette
année-là que le passé s’éteignait, comme de lui-même, pour
faire place nette au nouveau règne.
L’évêque d’Arras, Thierry
d’Hirson, chancelier de la comtesse Mahaut, mourut au mois de
novembre. Il avait été pendant trente ans le conseiller de la
comtesse, un peu son amant aussi, et son serviteur en toutes ses
intrigues. La solitude s’installait autour de Mahaut. Robert
d’Artois fit nommer au diocèse d’Arras un ecclésiastique du
parti Valois, Pierre Roger. Tout était défavorable à Mahaut,
tout se montrait favorable à Robert dont le crédit ne cessait de
grandir, et qui accédait aux suprêmes honneurs. Au mois de janvier
1329, Philippe VI érigeait en pairie le comté de Beaumont-le-Roger
; Robert devenait pair du royaume. Le roi d’Angleterre tardant à
rendre son hommage, on décida de saisir à nouveau le duché de
Guyenne. Mais avant de mettre la menace à exécution armée, Robert
d’Artois fut envoyé en Avignon pour obtenir l’intervention du
pape Jean XXII.
Robert passa, au bord du Rhône, deux semaines
enchanteresses. Car Avignon, où tout l’or de la chrétienté
affluait, était, pour qui aimait la table, le jeu et les belles
courtisanes, une ville d’agrément sans égal, sous un pape
octogénaire et ascète, retrait dans les problèmes d’administration
financière, de politique et de théologie.
Le nouveau pair de France
eut plusieurs audiences du Saint-Père ; un festin fut donné en son
honneur au château pontifical, et il s’entretint doctement avec
nombre de cardinaux. Mais, fidèle aux goûts de sa tumultueuse
jeunesse, il eut rapport aussi avec des gens de plus douteux aloi. Où
qu’il fût, Robert attirait à lui, et sans prendre aucune peine,
la fille légère, le mauvais garçon, l’échappé de justice.
N’eût-il existé dans la ville qu’un seul receleur, il le
découvrait dans le quart d’heure. Le moine chassé de son ordre
pour quelque gros scandale, le clerc accusé de larcin ou de faux
serments piétinaient dans son antichambre pour quêter son appui.
Dans les rues, il était souvent salué par des passants de basse
mine dont il cherchait vainement à se rappeler en quel bordel de
quelle ville il les avait autrefois rencontrés. Il inspirait
confiance à la truanderie, c’était un fait, et qu’il fût à
présent le second prince du royaume français n’y changeait rien.
Son vieux valet Lormet le Dolois, trop âgé à présent pour les
longs voyages, ne l’accompagnait pas. Un gaillard plus jeune, mais
formé à pareille école, Gillet de Nelle, emplissait le même rôle
et se chargeait des mêmes besognes. Ce fut Gillet qui rabattit sur
Monseigneur Robert un certain Maciot l’Allemant, sergent d’armes
sans emploi, mais prêt à tout faire, et qui était originaire
d’Arras. Ce Maciot avait bien connu l’évêque Thierry d’Hirson.
Or l’évêque Thierry, en ses dernières années, avait une amie de
cœur et de couche, une certaine Jeanne de Divion, de vingt bonnes
années plus jeune que lui, et qui se plaignait assez haut maintenant
des ennuis que lui causait la comtesse Mahaut, depuis la mort de
l’évêque. Si Monseigneur voulait entendre cette dame de Divion…
Robert d’Artois constata, une fois de plus, qu’on s’instruit
beaucoup auprès des gens de petite réputation. Certes, les mains du
sergent Maciot n’étaient pas celles auxquelles on eût pu confier
le plus sûrement sa bourse ; mais l’homme savait de fort
intéressantes choses. Vêtu de neuf, et remonté d’un cheval bien
gras, il fut expédié vers le nord.
Rentré à Paris au mois de
mars, Robert se frottait les mains et affirmait que du nouveau allait
se produire en Artois. Il parlait d’actes royaux dérobés jadis
par l’évêque Thierry, pour le compte de Mahaut. Une femme au
visage encapuchonné passa plusieurs fois la porte de son cabinet, et
il eut avec elle de longues conférences secrètes. On le voyait de
semaine en semaine plus confiant, plus joyeux, et annonçant avec
plus de certitude la prochaine confusion de ses ennemis.
Au mois
d’avril, la cour d’Angleterre, cédant aux recommandations du
pape, envoyait de nouveau à Paris l’évêque Orleton, avec une
suite de soixante-douze personnes, seigneurs, prélats, docteurs,
clercs et valets, pour négocier la formule d’hommage. C’était
un vrai traité qu’on se disposait à conclure. Les affaires
d’Angleterre n’étaient pas au plus haut.
Lord Mortimer n’avait
guère accru son prestige en se faisant conférer la pairie et en
obligeant le Parlement à siéger sous la menace de ses troupes. Il
avait dû réprimer une révolte armée des barons unis autour
d’Henri de Lancastre au Tors-Col, et il éprouvait de grandes
difficultés à gouverner.
Au début de mai mourut le brave Gaucher
de Châtillon, à l’entrée de sa quatre-vingtième année. Il
était né sous Saint Louis, et avait exercé vingt-sept ans la
charge de connétable. Sa rude voix avait souvent changé le sort des
batailles et prévalu dans les conseils royaux.
Le 26 mai, le jeune
roi Édouard III, ayant dû emprunter, comme l’avait fait son père,
cinq mille livres aux banquiers lombards afin de couvrir les frais de
son voyage, s’embarquait à Douvres pour venir prêter hommage à
son cousin de France. Ni sa mère Isabelle, ni Lord Mortimer ne
l’accompagnaient, craignant trop, s’ils s’étaient absentés,
que le pouvoir ne passât en d’autres mains. Un souverain de seize
ans, confié à la surveillance de deux évêques, allait donc
affronter la plus impressionnante cour du monde.
Car l’Angleterre
était faible, divisée, et la France était tout. Il n’était pas
de nation plus puissante que celle-ci dans l’univers chrétien. Ce
royaume prospère, nombreux en hommes, riche d’industries, comblé
par l’agriculture, mené par une administration encore compétente
et par une noblesse encore active, semblait le plus enviable ; et le
roi trouvé qui le gouvernait depuis un an, ne récoltant que des
succès, était bien le plus envié de tous les rois de la terre.
Demain "Le lis et le lion" ch. 5 "Le géant aux miroirs"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire