IV
LES INVITÉS DE REUILLY
Robert d’Artois, pendant la saison chaude, et quand le service du royaume ou
les soucis de son procès lui en laissent le temps, aime à passer les fins de
semaine à Reuilly, dans un château qui appartient à sa femme par héritage
Valois.
Les prairies et les forêts entretiennent une agréable fraîcheur autour de cette
demeure. Robert garde là son oisellerie de chasse. La maisonnée est nombreuse,
car beaucoup de jeunes nobles, avant d’obtenir la chevalerie, se placent chez
Robert pour y être écuyers, sommeliers, ou valets de sa chambre.
Qui ne parvient
pas à entrer dans la maison du roi s’efforce d’être attaché à celle du comte
d’Artois, se fait recommander par des parents influents et, une fois accepté,
cherche à se distinguer par son zèle. Tenir la bride du cheval de Monseigneur, lui
tendre le gant de cuir sur lequel se posera son faucon muscadin, apporter son
couvert à table, incliner sur ses puissantes mains l’aiguière à eau, c’est s’avancer
un peu dans la hiérarchie de l’État ; venir secouer son oreiller, au matin, pour
l’éveiller, c’est presque secouer l’oreiller du Bon Dieu, puisque Monseigneur,
chacun s’accorde à le dire, fait à la cour la pluie et le beau temps.
Ce samedi du début de septembre, il a invité à Reuilly quelques seigneurs de
ses amis dont le sire de Brécy, le chevalier de Hangest et l’archidiacre
d’Avranches, et même le vieux comte de Bouville, à demi aveugle, qu’il a fait
prendre en litière. Pour ceux qui voulaient se lever matin, il a offert une petite
chasse au vol.
À présent ses hôtes sont réunis dans la salle de justice où lui-même, en
vêtements de campagne, se tient familièrement assis dans son grand faudesteuil.
La comtesse de Beaumont, son épouse, est présente, et aussi le notaire Tesson
qui a posé sur une table son écritoire et ses plumes.
— Mes bons sires, mes amis, dit-il, j’ai requis votre compagnie afin que vous
me portiez conseil.
Les gens sont toujours flattés qu’on requière leur avis… Les jeunes écuyers
nobles présentent aux invités les breuvages d’avant repas, les vins aux aromates,
les dragées épicées, et les amandes émondées sur des coupes de vermeil. Ils sont
attentifs à ne faire ni bruit ni faute en leur service ; ils ouvrent tout grands leurs
yeux ; ils se préparent des souvenirs ; ils diront plus tard : « J’étais ce jour-là
chez Monseigneur Robert ; il y avait le comte de Bouville qui avait été
chambellan du roi Philippe le Bel… »
Robert parle posément, sérieusement : une certaine dame de Divion, qu’il ne
connaît que peu, s’est venue proposer pour lui remettre une lettre qu’elle tient,
avec d’autres, de l’évêque Thierry d’Hirson… dont elle était la douce amie,
confie-t-il en baissant un peu la voix. La Divion demande argent, naturellement ;
ces femmes-là sont toutes de même sorte ! Mais le document semble
d’importance. Toutefois, avant de l’acquérir, Robert veut s’assurer qu’on ne le
gruge pas, que cette lettre est bonne, qu’elle peut servir comme pièce à son
procès et que ce n’est pas là quelque œuvre de faussaire fabriquée seulement
pour lui soutirer monnaie. C’est pourquoi il a convié ses amis, qui sont d’avis
sage et plus habiles que lui en matière d’écrits, à examiner la pièce.
De temps en temps Robert lance un coup d’œil à sa femme pour s’assurer de
l’effet produit. Jeanne incline la tête, imperceptiblement ; elle admire la grosse
malice de son époux, et comme ce géant retors joue bien les naïfs quand il veut
tromper. Il fait l’inquiet, le soupçonneux… Les autres ne vont pas manquer
d’approuver si bonne lettre ; ayant approuvé ils ne se dédiront plus de leur
opinion, et à travers les milieux de la cour et du Parlement se répandra la
nouvelle que Robert tient en main la preuve de son droit.
— Faites entrer cette dame Divion, dit Robert avec un air sévère.
Jeanne de Divion apparaît, bien provinciale, bien modeste ; de la guimpe de
lin sort son visage triangulaire, aux yeux cernés d’ombre. Elle n’a pas besoin de
contrefaire l’intimidée ; elle l’est. Elle sort d’une grande bourse d’étoffe un
parchemin roulé d’où pendent plusieurs sceaux, et le remet à Robert qui le
déploie, le considère un moment, puis le passe au notaire.
— Examinez les sceaux, maître Tesson.
Le notaire vérifie l’attache des lacets de soie, incline sur le vélin son énorme
bonnet noir et son profil en croissant de lune.
— C’est bien le sceau du feu comte votre grand-père, Monseigneur, dit-il d’un
ton convaincu.
— Voyez, mes bons sires, dit Robert.
On se transmet le document de main en main. Le sire de Brécy confirme que
les sceaux des bailliages d’Arras et de Béthune sont excellents ; le comte de
Bouville approche la pièce de ses yeux fatigués ; il ne distingue que la tache
verte au bas de la lettre ; il palpe la cire, douce sous le doigt, et les larmes
s’échappent de ses paupières :
— Ah ! murmure-t-il, le sceau de cire verte de mon bon maître Philippe le
Bel !
Et il y a un moment de grand attendrissement, un instant de silence où l’on
respecte les longs souvenirs de ce vieux serviteur de la couronne.
La Divion, qui se tient en retrait contre un mur, échange un regard discret avec
la comtesse de Beaumont.
— À présent, lisez-nous cela, maître Tesson, commande Robert.
Et le notaire, ayant repris le parchemin, commence :
— Nous, Robert de France, pair et comte d’Artois…
Les formules initiales ont la tournure habituelle ; l’assistance écoute avec
calme.
— … et ci déclarons en présence des seigneurs de Saint-Venant, de SaintPaul, de Waillepayelle, chevaliers, qui scelleront de leurs sceaux, et de maître
Thierry d’Hirson, mon clerc…
Quelques regards se sont portés vers la Divion qui baisse le nez.
« Habile, habile, d’avoir mentionné l’évêque Thierry, pense Robert ; cela
authentifie les témoignages sur son rôle ; tout cela s’enchaîne bien. »
— … que lors du mariage de notre fils Philippe nous lui avons fait investiture
de notre comté, nous en réservant la jouissance notre vie durant, et que notre fille
Mahaut y a consenti et qu’elle a renoncé à ladite comté…
— Ah ! Mais c’est chose capitale, cela, s’écrie Robert. C’est plus que je
n’attendais ! Jamais nul ne m’avait dit que Mahaut eût consenti ! Vous voyez,
mes amis, quelle est sa vilenie !… Continuez, maître Tesson.
Les assistants sont fort impressionnés. On hoche la tête, on se regarde… Oui,
la pièce est d’importance.
— … et à présent que Dieu a rappelé à lui notre cher et bien-aimé fils le
comte Philippe, demandons à notre seigneur le roi, s’il nous vient qu’à la guerre
Dieu fasse sa volonté de nous, que notre seigneur le roi veille à ce que les hoirs
de notre fils n’en soient pas déshérités.
Les têtes continuent d’approuver avec dignité ; le chevalier de Hangest, qui
est du Parlement, écarte les mains, en direction de Robert, d’un geste qui
signifie : « Monseigneur, votre procès est gagné. »
Le notaire achève :
— … et avons ceci scellé de notre sceau, en notre hôtel d’Arras, le vingt-huitième jour de juin de l’an de grâce treize cent vingt-deux.
Robert ne peut réprimer un sursaut. La comtesse de Beaumont pâlit. La
Divion, contre son mur, se sent mourir.
Ils ne sont pas les seuls à avoir entendu treize cent vingt-deux. Dans l’auditoire
les têtes se sont tournées avec surprise vers le notaire qui lui-même donne
quelques signes d’affolement.
— Vous avez lu treize cent vingt-deux ? demande le chevalier de Hangest.
C’est treize cent et deux que vous voulez dire, l’année de la mort du comte
Robert ?
Maître Tesson voudrait bien pouvoir s’accuser d’un lapsus ; mais le texte est
là, sous les yeux, portant clairement treize cent vingt-deux. Et l’on va demander à
revoir la pièce. Comment cela a-t-il pu se produire ? Ah ! Monseigneur Robert
va être d’une humeur ! Et lui-même, Tesson, dans quelle affaire s’est-il laissé
engager. Au Châtelet… c’est au Châtelet que tout cela va finir !
Il fait ce qu’il peut pour réparer le désastre ; il bredouille :
— Il y a un vice d’écriture… Mais oui, bien sûr, c’est treize cent et deux qu’il
faut lire…
Et prestement, il trempe sa plume dans l’encre, rature, biffe quelques lettres,
rétablit la date correcte.
— Est-ce bien à vous de corriger ainsi ? lui dit le chevalier de Hangest d’un
ton un peu choqué.
— Mais oui, messire, dit le notaire ; il y a deux points marqués sous le mot, et
c’est l’habitude des notaires de corriger les mots mal écrits sous lesquels des
points sont mis…
— Cela est vrai, confirme l’archidiacre d’Avranches.
Mais l’incident a détruit toute la belle impression produite par la lecture.
Robert appelle un écuyer, lui commande à l’oreille de faire hâter le repas, et
puis s’efforce de ranimer la conversation :
— En somme, maître Tesson, pour vous la lettre est bonne ?
— Certes, Monseigneur, certes, s’empresse de répondre Tesson.
— Et pour vous aussi, messire l’archidiacre ?
— Je la pense bonne.
— Peut-être, dit le sire de Brécy d’une voix amicale, devriez-vous la faire
comparer avec d’autres lettres du feu comte d’Artois, de la même année…
— Et le moyen, mon bon, répond Robert, le moyen de comparer quand ma
tante Mahaut tient tout en ses registres ! Je crois la pièce bonne. On n’invente
pas pareilles choses ! Moi-même je n’en savais pas tant, et particulièrement que
Mahaut eût renoncé.
À ce moment une sonnerie de trompes résonne dans la cour. Robert frappe
dans ses mains.
— On corne l’eau, Messeigneurs ! Passons à nous laver les mains, et allons
dîner.
Il écumait en arpentant la chambre de la comtesse son épouse, et le plancher
tremblait sous son pas.
— Et vous l’avez lue ! Et Tesson l’a lue ! Et la Divion l’a lue ! Et personne,
personne de vous n’a été capable de voir ce malheureux vingt-deux qui risque de
faire crouler tout notre édifice !
— Mais vous-même, mon ami, répond calmement Jeanne de Beaumont, vous
avez lu et relu cette lettre, et vous en étiez fort satisfait il me semble.
— Eh oui ! je l’ai lue, et moi non plus je n’ai pas vu ce vice ! Lire des yeux et
lire de voix, ce n’est pas la même chose. Et pouvais-je penser qu’on allait
commettre pareille sottise ! Il a fallu que cet âne de notaire… Et l’autre âne qui a
écrit la lettre… comment s’appelle-t-il celui-là ? Rossignol ?… Cela se prétend
capable de rédiger une pièce, cela vous extrait plus d’argent qu’il n’en faut pour
bâtir, et ce n’est même pas capable de tracer la bonne date ! Je vais le faire saisir
ce Rossignol, pour qu’on le fouette jusqu’au sang !
— Il vous faudra le faire prendre à Saint-Jacques, mon ami, où il est en
pèlerinage avec vos deniers.
— À son retour, alors !
— Ne craignez-vous pas qu’il parle un peu trop haut pendant qu’on le
fouettera ?
Robert haussa les épaules.
— Heureux encore que la chose se soit passée ici, et non en lecture devant le
Parlement ! Il vous faudra veiller davantage, ma mie, pour les autres pièces, à ce
que de telles erreurs ne se commettent plus.
Madame de Beaumont trouvait injuste que la colère de son époux se tournât
contre elle. Elle déplorait l’erreur tout autant que lui, s’en attristait également,
mais après tout le mal qu’elle s’était donné, après s’être écorché les mains à
couper la cire de tant de sceaux, elle estimait que Robert eût pu se contenir et ne
pas la traiter en coupable.
— Après tout, Robert, pourquoi vous acharnez-vous tant à ce procès ?
Pourquoi risquez-vous et me faites risquer, ainsi qu’à tant de personnes de votre
entourage, d’être un jour convaincus de mensonge et de faux ?
— Ce ne sont pas des mensonges, ce ne sont pas des faux ! hurla Robert. C’est
le vrai que je veux faire éclater aux yeux de tous, alors qu’on s’est obstiné à le
cacher !
— Soit, c’est le vrai, dit-elle ; mais un vrai, avouez-le, qui a mauvaise
apparence. Craignez, sous de tels habits, qu’on ne le reconnaisse pas ! Vous avez
tout, mon ami ; vous êtes pair du royaume, frère du roi par moi qui suis sa sœur,
et tout-puissant en son Conseil ; vos revenus sont larges, et ce que je vous ai
apporté par dot et héritage fait votre fortune enviable par tous. Que ne laissez-vous l’Artois ! Ne pensez-vous pas que nous avons assez joué à un jeu qui peut
nous coûter fort cher ?
— Ma mie, vous raisonnez bien mal et je m’étonne de vous entendre, vous si
sage d’ordinaire, parler de la sorte. Je suis premier baron de France, mais un
baron sans terre. Mon petit comté de Beaumont, qui ne m’a été donné qu’en
compensation, est domaine de la couronne : je ne l’exploite pas, on m’en sert les
revenus. On m’a élevé à la pairie, vous venez de le dire vous-même, parce que le
roi est votre frère ; or, Dieu puisse nous le garder longtemps, mais un roi n’est
pas éternel. Nous en avons vu suffisamment passer ! Que Philippe vienne à
mourir, est-ce moi qui aurai la régence ? Que sa mâle boiteuse d’épouse, qui me
hait et qui vous hait, s’appuie sur la Bourgogne pour régenter, serai-je aussi
puissant, et le Trésor me paiera-t-il toujours mes revenus ? Je n’ai point
d’administration, je n’ai point de justice, je n’ai pas vraiment de grands vassaux,
je ne peux point tirer de ma terre des hommes à moi qui me doivent toute
obéissance et que je puisse placer aux emplois. Qui nantit-on des charges
aujourd’hui ? Des gens venus de Valois, d’Anjou, du Maine, des apanages et
fiefs du bon Charles, votre père. Où puisé-je mes propres serviteurs ? Parmi
ceux-là. Je vous le répète, je n’ai rien. Je ne puis lever de bannières assez
nombreuses qui fassent trembler devant moi. La puissance vraie ne se compte
qu’au nombre de châtellenies qu’on commande et dont on peut tirer des hommes
de guerre. Ma fortune ne repose que sur moi, sur mes bras, sur la place que
j’occupe au Conseil ; mon crédit n’est fondé que sur la faveur, et la faveur ne
tient que ce que Dieu le veut. Nous avons des fils ; eh bien ! Pensez à eux, ma
mie, et comme il n’est pas bien sûr qu’ils aient hérité ma cervelle, je voudrais
bien leur laisser la couronne d’Artois… qui est leur lot par juste héritage !
Il n’en avait jamais dit aussi long sur ses pensées profondes, et la comtesse de
Beaumont, oubliant ses griefs du moment précédent, voyait son mari lui
apparaître sous un jour nouveau, non plus seulement comme le colosse rusé dont
les intrigues l’amusaient, le mauvais sujet capable de toutes les coquineries, le
trousseur de toutes les filles qu’elles fussent nobles, bourgeoises ou servantes,
mais comme un vrai grand seigneur, raisonnant les lois de sa condition. Charles
de Valois, lorsque autrefois il courait après un royaume ou une couronne
d’empereur, et cherchait pour ses filles des alliances souveraines, justifiait ses
actes par de semblables soucis.
À ce moment un écuyer frappa à la porte : la dame de Divion demandait à
parler au comte, de toute urgence.
— Que me veut-elle encore, celle-là ? Elle ne craint donc pas que je l’écrase ?
Faites-la venir.
La Divion apparut, hagarde, porteuse d’une très mauvaise nouvelle. Ses deux
mesquines en Artois, Marie la Blanche et Marie la Noire, celles qui l’avaient
aidée à acheter plusieurs des sceaux de la fausse lettre, se trouvaient en prison,
appréhendée par les sergents de la comtesse Mahaut.
Demain "Le lis et le lion" 2ème partie - ch.5 - "Mahaut et Béatrice"
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