mardi 24 septembre 2019

Le lis et le lion - 2ème partie - ch 9 - "Le salaire des crimes"

IX 
LE SALAIRE DES CRIMES



  Béatrice attendit que tous les serviteurs fussent endormis. Elle s’approcha du lit de Mahaut, souleva le rideau de tapisserie qu’on fermait pour la nuit. La veilleuse pendue au ciel de lit dispensait une faible lueur bleutée. Béatrice était en chemise et tenait une cuiller à la main. « Madame, vous avez oublié de prendre votre pâte de coings… » Mahaut, somnolente, et dont les sens luttaient entre la fureur et la fatigue, dit simplement : 
  — Ah oui… tu es une bonne fille d’y avoir pensé. 
  Et elle avala le contenu de la cuiller. Deux heures avant l’aurore, elle réveilla son monde à grands appels et fracas de sonnette. On la trouva vomissant au-dessus d’un bassin que Béatrice lui tendait. Thomas le Miesier et Guillaume du Venat, ses physiciens, aussitôt appelés, se firent conter par le menu la journée de la veille et donner le détail de ce que la comtesse avait mangé ; ils conclurent sans peine à une forte indigestion accompagnée d’un flux de sang causé par le mécontentement. 
  On envoya chercher le barbier Thomas qui, pour les quinze sols habituels, saigna la comtesse, et la dame Mesgnière, l’herbière du Petit Pont, fournit un clystère aux herbes [16] . Béatrice prit prétexte d’aller chercher un électuaire chez maître Palin, l’épicier, pour s’échapper dans la soirée et rejoindre Robert à trois porches de chez Mahaut, dans la maison Bonnefille. 
  — C’est chose faite, lui dit-elle. 
  — Elle est morte ? s’écria Robert. 
  — Oh ! non… elle va souffrir longuement ! dit Béatrice avec un noir éclat dans le regard. Mais il faudra être prudents, Monseigneur, et nous voir moins souvent ces temps-ci. 
  Mahaut mit un mois à mourir. Béatrice, soir après soir, pincée après pincée, la poussait vers la tombe, et ceci d’autant plus impunément que Mahaut n’avait confiance qu’en elle et ne prenait les remèdes que de sa main. Après les vomissements qui durèrent trois jours, elle fut atteinte d’un catarrhe de la gorge et des bronches ; elle n’avalait qu’avec une extrême douleur. Les physiciens déclarèrent qu’elle avait été saisie de froid pendant son indigestion. Puis, quand le pouls commença de faiblir, on pensa l’avoir trop saignée ; ensuite sa peau sur tout le corps se couvrit de boutons et de pustules. 
  Prévenante, attentive, toujours présente, et montrant cette humeur égale et souriante si précieuse aux malades, Béatrice se délectait à contempler les écœurants progrès de son œuvre. Elle n’allait presque plus retrouver Robert ; mais le souci de chercher chaque jour dans quel aliment ou quel remède elle glisserait le poison lui procurait un suffisant plaisir. Lorsque Mahaut vit ses cheveux tomber, par touffes grises comme du foin mort, alors elle se sut perdue. 
  — On m’a enherbée, dit-elle tout angoissée à sa demoiselle de parage. 
  — Oh ! Madame, Madame, ne prononcez point ces mots. C’est chez le roi que vous avez fait votre dernier dîner, avant d’être malade. 
  — Eh ! c’est bien à cela que je pense, dit Mahaut. 
  Elle demeurait coléreuse, emportée, houspillant ses physiciens qu’elle accusait d’être des ânes. Elle ne donnait pas signe de se rapprocher de la religion, et accordait plus de souci aux affaires de son comté qu’à celles de son âme. 
  Elle dicta une lettre à sa fille : « Si je venais à trépasser, je vous commande aussitôt de vous rendre auprès du roi et d’exiger de lui rendre l’hommage pour l’Artois avant que Robert ait rien pu tenter… » 
  Les maux qu’elle endurait ne lui faisaient nullement penser aux souffrances qu’elle avait naguère infligées à autrui ; elle restait jusqu’à la fin une âme égoïste et dure, où même l’approche de la mort ne faisait apparaître aucune ressource de repentir ni d’humaine compassion. Il lui sembla toutefois nécessaire de se confesser d’avoir tué deux rois, ce qu’elle n’avait jamais avoué à ses confesseurs ordinaires. Elle choisit pour cela de faire appeler un Franciscain obscur. Quand le moine sortit, tout pâle, de la chambre, il fut pris en charge par deux sergents qui avaient ordre de le conduire au château d’Hesdin. Les instructions de Mahaut furent mal comprises ; elle avait dit que le moine devait être gardé à Hesdin jusqu’à son trépas ; le gouverneur du château crut qu’il s’agissait du trépas du moine et on le jeta dans une oubliette. Ce fut le dernier crime, involontaire celui-là, de la comtesse Mahaut. 
  Enfin la malade fut saisie d’atroces crampes qui se manifestèrent d’abord aux orteils, puis dans les mollets ; puis ce furent les avant-bras qui se durcirent. La mort montait. Le 27 novembre, des chevaucheurs partirent, vers le couvent de Poissy où résidait alors la reine Jeanne la Veuve, vers Bruges, pour prévenir le comte de Flandre, et trois à la suite, dans le cours de la journée, pour Saint-Germain où séjournait le roi en compagnie de Robert d’Artois. 
  Chacun des chevaucheurs dirigés vers Saint-Germain semblait à Béatrice le porteur d’un message d’amour adressé à Robert : la comtesse Mahaut avait reçu les sacrements, la comtesse ne pouvait plus parler, la comtesse était au bord de trépasser… Profitant d’un moment où elle se trouvait seule auprès de l’agonisante, Béatrice se pencha vers la tête chauve, vers la face pustuleuse qui ne paraissait plus vivre que par les yeux, et prononça doucement : 
  — Vous avez été empoisonnée, Madame… par moi… et pour l’amour que j’ai de Monseigneur Robert. 
  La mourante eut un regard d’incrédulité d’abord, puis de haine ; en cet être d’où l’existence fuyait, le dernier sentiment fut le désir de tuer. Oh ! non, elle n’avait à regretter aucun de ses actes ; elle avait eu bien raison d’être méchante puisque le monde n’est peuplé que de méchants ! La pensée qu’elle recevait là, à l’ultime minute, le salaire de ses crimes, ne l’effleura même pas. C’était une âme sans rachat. 
  Quand sa fille arriva de Poissy, Mahaut lui désigna Béatrice d’un doigt raide et froid qui ne pouvait presque plus bouger ; sa lèvre se contracta ; mais sa voix ne put sortir, et elle rendit la vie dans cet effort. Aux obsèques qui eurent lieu le 30 novembre, à Maubuisson, Robert eut un maintien pensif et sombre qui surprit. Sa manière eût été davantage d’afficher un air de triomphe. Pourtant son attitude n’était pas feinte. À perdre un ennemi contre lequel on s’est battu vingt ans, on éprouve une sorte de dépouillement. La haine est un lien très fort qui laisse, en se rompant, quelque mélancolie. 
  Obéissant aux dernières volontés de sa mère, la reine Jeanne la Veuve, dès le lendemain, demandait à Philippe VI que le gouvernement de l’Artois lui fût remis. Avant de répondre, Philippe VI tint à s’en expliquer très franchement avec Robert : 
  — Je ne puis faire autrement que de déférer à la requête de ta cousine Jeanne, puisque d’après les traités et jugements elle est l’héritière légitime. Mais c’est un consentement de pure forme que je vais donner, et provisoire, jusqu’à ce que nous parvenions à un règlement ou bien que le procès ait lieu… Je t’engage à m’adresser au plus tôt ta propre requête. Ce que Robert s’empressa de faire, par une lettre ainsi rédigée : « Mon très cher et redouté Seigneur, comme je, Robert d’Artois, votre humble comte de Beaumont, ai été longtemps déshérité contre droits et contre toute raison, par plusieurs malices, fraudes et cautèles, de la comté d’Artois, laquelle m’appartient et doit m’appartenir par plusieurs causes bonnes, justes, de nouveau venues à ma connaissance, ainsi vous requiers humblement qu’en mon droit vous me vouliez ouïr… » 
  La première fois que Robert revint à la maison Bonnefille, Béatrice crut lui servir un plat de choix en lui faisant le récit, heure par heure, des derniers moments de Mahaut. Il écouta, mais sans témoigner aucun plaisir. 
  — On dirait que tu la regrettes, dit-elle. 
  — Non point, non point, répondit Robert, pensivement, elle a bien payé… 
  Son esprit était déjà tourné vers le prochain obstacle. 
  — À présent je puis être dame de parage chez toi. Quand vais-je entrer en ton hôtel ? 
  — Quand j’aurai l’Artois, répondit Robert. Fais en sorte de rester auprès de la fille de Mahaut ; c’est elle, maintenant, qu’il me faut écarter de ma route. 
  Lorsque Madame Jeanne la Veuve, retrouvant un goût des honneurs qu’elle n’avait plus éprouvé depuis la mort de son époux Philippe le Long, et libérée, enfin, à trente-sept ans, de l’étouffante tutelle maternelle, se déplaça en grand appareil pour aller prendre possession de l’Artois, elle fit halte à Roye-en-Vermandois. Là, elle eut envie de boire un gobelet de vin claret. Béatrice d’Hirson dépêcha l’échanson Huppin à en quérir. Huppin était plus attentif aux yeux de Béatrice qu’aux devoirs de son service ; depuis quatre semaines il languissait d’amour. Ce fut Béatrice qui apporta le gobelet. Comme elle était cette fois pressée d’en finir, elle n’usa pas d’arsenic mais de sel de mercure. Et le voyage de Madame Jeanne s’arrêta là. 
  Ceux qui assistèrent à l’agonie de la reine veuve racontèrent que le mal la saisit vers le milieu de la nuit, que le venin lui coulait par les yeux, la bouche et le nez, et que son corps devint tout taché de blanc et de noir. Elle ne résista pas deux jours, n’ayant survécu que deux mois à sa mère. Alors la duchesse de Bourgogne, petite-fille de Mahaut, réclama la comté d’Artois.

Demain "Le lis et le lion" -3ème partie - "Les déchéances" ch 1 "Le complot du fantôme"


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