III
CONSEIL
POUR UN CADAVRE
Plus
de cervelle dans la tête, plus de cœur dans la poitrine, ni
d’entrailles dans le ventre. Un roi creux. Les embaumeurs, la
veille, avaient terminé leur travail sur le cadavre de Charles IV.
Mais cela faisait-il grande différence avec ce que ce faible,
indifférent, inactif monarque avait été durant sa vie ? Enfant
attardé que sa mère appelait « l’oison », mari trompé, père
malheureux vainement entêté à travers trois mariages à assurer sa
succession, souverain constamment gouverné, d’abord par un oncle
puis par des cousins, il n’avait servi à rien d’autre qu’au
logement du principe royal. Il y servait encore. Au bout de la
grand-salle à piliers du château de Vincennes, reposait, raide sur
un lit d’apparat, sa dépouille habillée de la tunique azurée, du
manteau fleurdelisé, et la tête encastrée dans la couronne. Les
pairs et les barons, réunis à l’autre extrémité, voyaient
briller, éclairés par les buissons de cierges, les pieds bottés de
toile d’or. Charles IV allait présider son dernier conseil, dit «
conseil dans la chambre du roi », puisqu’il était censé
gouverner encore ; son règne ne serait officiellement terminé que
le lendemain à l’instant où son corps descendrait dans la tombe,
à Saint-Denis.
Robert d’Artois avait pris l’évêque anglais sous son aile, tandis qu’on attendait les retardataires.
— En combien de temps êtes-vous venu ? Douze jours depuis York ? Vous n’avez pas traîné à chanter messe en route, messire évêque… un vrai train de chevaucheur !… Votre jeune roi, a-t-il eu de joyeuses noces ?
— Je le pense. Je n’ai pu y prendre part ; j’étais déjà sur mon chemin, répondit l’évêque Orleton. Et Lord Mortimer, était-il en bonne santé ? Grand ami, Lord Mortimer, grand ami, et qui parlait souvent, au temps où il était réfugié à Paris, de Monseigneur Orleton.
— Il m’a conté comment vous le fîtes évader de la tour de Londres. Pour ma part, je l’ai accueilli en France et lui ai donné les moyens de s’en retourner un peu plus armé qu’il n’était arrivé. Ainsi nous avons fait chacun la moitié de la besogne. Et la reine Isabelle ? Ah ! la chère cousine ! Toujours d’aussi grande beauté ?
Robert ainsi amusait le temps, pour empêcher Orleton de se mêler aux autres groupes, d’aller parler au comte de Hainaut ou au comte de Flandre. Il connaissait Orleton de réputation, et s’en méfiait. N’était-ce pas l’homme que la cour de Westminster utilisait pour ses ambassades auprès du Saint-Siège, et l’auteur, à ce qu’on disait, de la fameuse lettre à double sens : « Eduardum occidere nolite timere bonum est… » dont Isabelle et Mortimer s’étaient servis pour ordonner l’assassinat d’Édouard II ?
Alors que les prélats français avaient tous coiffé leur mitre, Orleton portait simplement son bonnet de voyage, en soie violette, à oreillettes fourrées d’hermine. Robert nota ce détail avec satisfaction ; cela retirerait de l’autorité à l’évêque anglais quand il prendrait la parole.
— C’est Monseigneur Philippe de Valois qui va être régent, murmura-t-il à Orleton comme s’il confiait un secret à un ami.
L’autre ne répondit pas. Enfin la dernière personne attendue pour que le Conseil fût au complet entra. C’était la comtesse Mahaut d’Artois, seule femme convoquée à cette assemblée. Elle avait vieilli, Mahaut ; ses pas semblaient haler avec peine le poids de son corps massif ; elle s’appuyait sur une canne. Son visage était rouge sombre sous les cheveux tout blancs. Elle adressa de vagues saluts à la ronde, alla asperger le mort, et vint s’asseoir, lourdement, à côté du duc de Bourgogne. On l’entendait haleter.
L’archevêque-primat Guillaume de Trye se leva, se tourna d’abord vers le cadavre du souverain, fit le signe de croix, lentement, puis demeura un moment en méditation, les yeux vers les voûtes comme s’il demandait l’inspiration divine. Les chuchotements s’étaient arrêtés.
— Mes nobles seigneurs, commença-t-il, quand la succession naturelle fait défaut à la dévolution du pouvoir royal, celui-ci retourne à sa source qui est dans le consentement des pairs. Telle est la volonté de Dieu et de la Sainte Église, laquelle en fournit l’exemple par l’élection de son suprême pontife.
Il parlait bien, Monseigneur de Trye, avec une belle éloquence de sermon. Les pairs et barons ici conviés allaient avoir à décider de l’attribution du pouvoir temporel dans le royaume de France, d’abord pour l’exercice de la régence et ensuite, car sagesse veut de prévoir, pour l’exercice de la royauté même, dans le cas où la très noble dame la reine faillirait à donner un fils. Le meilleur d’entre les égaux, primus inter pares, tel était celui qu’il convenait de désigner, et le plus proche aussi de la couronne, par le sang. N’était-ce pas de comparables circonstances qui avaient conduit autrefois les pairs-barons et les pairs-évêques à remettre le sceptre au plus sage et au plus fort d’entre eux, le duc de France et comte de Paris, Hugues Capet, fondateur de la glorieuse dynastie ?
— Notre défunt suzerain, pour ce jour encore auprès de nous, continua l’archevêque en inclinant légèrement sa mitre vers le lit, a voulu nous éclairer en recommandant à notre choix, par testament, son plus proche cousin, prince très chrétien et très vaillant, digne en tout de nous gouverner et conduire, Monseigneur Philippe, comte de Valois, d’Anjou et du Maine.
Le prince très vaillant et très chrétien, les oreilles bourdonnantes d’émotion, ne savait quelle attitude prendre. Baisser son grand nez d’un air modeste, c’eût été montrer qu’il doutait de lui-même et de son droit à régner. Se redresser d’un air arrogant et orgueilleux eût pu indisposer les pairs. Il choisit de demeurer figé, les traits immobiles, le regard fixé sur les bottes dorées du cadavre.
— Que chacun se recueille en sa conscience, acheva l’archevêque de Reims, et exprime son conseil pour le bien de tous.
Monseigneur Adam Orleton était déjà debout.
— Ma conscience est recueillie, dit-il. Je viens ici porter parole pour le roi d’Angleterre, duc de Guyenne.
Il avait l’expérience de ce genre d’assemblées où tout est préparé en sous main et où chacun pourtant hésite à faire la première intervention. Il se hâtait de prendre cet avantage.
— Au nom de mon maître, poursuivit-il, j’ai à déclarer que la plus proche parente du feu roi Charles de France est la reine Isabelle, sa sœur, et que la régence, de ce fait, doit à elle revenir.
À l’exception de Robert d’Artois qui s’attendait bien à quelque coup de cette sorte, les assistants marquèrent un temps de stupéfaction. Nul n’avait songé à la reine Isabelle durant les tractations préliminaires, nul n’avait envisagé une minute qu’elle pût émettre la moindre prétention. On l’avait oubliée, tout bonnement. Et voilà qu’elle surgissait de ses brumes nordiques, par la voix d’un petit évêque en bonnet fourré. Avait-elle vraiment des droits ? On s’interrogeait du regard, on se consultait. Oui, de toute évidence, et si l’on s’en tenait aux strictes considérations de lignage, elle possédait des droits ; mais il semblait dément qu’elle en voulût faire usage.
Cinq minutes plus tard, le Conseil était en pleine confusion. Tout le monde parlait à la fois et le ton des voix montait, sans égard pour la présence du mort. Le roi d’Angleterre, duc de Guyenne, en la personne de son ambassadeur, avait-il oublié que les femmes ne pouvaient régner en France, selon la coutume deux fois confirmée par les pairs dans les récentes années ?
— N’est-ce point vrai, ma tante ? lança méchamment Robert d’Artois, rappelant à Mahaut le temps où ils s’étaient si fort opposés sur cette loi de succession établie pour favoriser Philippe le Long, gendre de la comtesse.
Non, Monseigneur Orleton n’avait rien oublié ; particulièrement, il n’avait pas oublié que le duc de Guyenne ne se trouvait ni présent ni représenté – sans doute parce qu’à dessein averti trop tard – aux réunions des pairs où s’était décidée très arbitrairement l’extension de la loi dite salique au droit royal, laquelle extension, par voie de conséquence, le duc n’avait jamais ratifiée. Orleton ne possédait pas la belle éloquence onctueuse de Monseigneur Guillaume de Trye ; il parlait un français un peu rocailleux avec des tournures archaïques qui pouvaient prêter à sourire. Mais en revanche, il avait une grande habileté à la controverse juridique, et ses réponses venaient vite.
Messire Miles de Noyers, conseiller de quatre règnes et le principal rédacteur, sinon même l’inventeur, de la loi salique, lui porta la réplique. Puisque le roi Édouard II avait rendu l’hommage au roi Philippe le Long, on devait admettre qu’il avait reconnu celui-ci pour légitime et ratifié implicitement le règlement de succession.
Orleton ne l’entendait pas de cette oreille. Que nenni, messire ! En rendant l’hommage, Édouard II avait confirmé seulement que le duché guyennais était vassal de la couronne de France, ce que personne ne songeait à nier, encore que les limites de cette vassalité restassent, depuis cent et des ans, à préciser. Mais l’hommage ne valait point pour la loi du trône. Et d’abord, de quoi disputait-on, de la régence ou de la couronne ?
— Des deux, des deux ensemble, intervint l’évêque Jean de Marigny. Car justement l’a dit Monseigneur de Trye : sagesse veut de prévoir ; et nous ne devons point nous exposer dans deux mois à affronter le même débat.
Mahaut d’Artois cherchait son souffle. Ah ! qu’elle était fâchée du malaise qu’elle éprouvait, et de ce bruissement dans la tête qui l’empêchait de penser clairement. Rien ne lui convenait de tout ce qu’on disait. Elle était hostile à Philippe de Valois parce que soutenir Valois c’était soutenir Robert ; elle était hostile à Isabelle par vieille haine, parce que Isabelle, autrefois, avait dénoncé ses filles. Elle intervint, avec une mesure de retard.
— Si la couronne à femme pouvait aller, ce ne serait point à votre reine, messire évêque, mais à nulle autre qu’à Madame Jeanne la Petite, et la régence à exercer devrait l’être par son époux que voici, Monseigneur d’Évreux, ou son oncle qui est à mon côté, le duc Eudes.
Quelque flottement fut perceptible du côté du duc de Bourgogne, du comte de Flandre, des évêques de Laon et de Noyon, et jusque dans l’attitude du jeune comte d’Évreux. On eût dit que la couronne était en suspens entre sol et voûte, incertaine du point de sa chute, et que plusieurs têtes se tendaient. Philippe de Valois avait depuis longtemps abandonné sa noble immobilité et s’adressait par signes à son cousin d’Artois. Celui-ci se leva.
— Allons ! s’écria-t-il, il paraît qu’en ce jour chacun s’empresse à se renier. Je vois Madame Mahaut, ma bien-aimée tante, toute prête à reconnaître à Madame de Navarre…
Et il appuya sur le mot « Navarre » en regardant Philippe d’Évreux pour lui rappeler leur accord.
— … les droits précisément qu’elle lui contesta naguère. Je vois le noble évêque d’Angleterre se réclamer des actes d’un roi qu’il s’est occupé à déchasser du trône pour faiblesse, incurie et trahison… Voyons, messire Orleton ! On ne peut refaire une loi à chaque occasion de l’appliquer, et au gré de chaque partie. Une fois elle sert l’un, une fois elle sert l’autre. Nous aimons et respectons Madame Isabelle, notre parente, que nous sommes quelques-uns ici à avoir aidée et servie. Mais sa requête, pour laquelle vous avez bien plaidé, semble irrecevable. N’est-ce point votre conseil, Messeigneurs ? acheva-t-il en prenant les pairs à témoins.
Des approbations nombreuses lui répondirent, les plus chaleureuses venant du duc de Bourbon, du comte de Blois, des pairs-évêques de Reims et de Beauvais. Mais Orleton n’avait pas usé toutes ses lames. Si même on admettait, pour ne point revenir sur une loi appliquée, que les femmes ne pussent régner en France, alors ce n’était pas au nom de la reine Isabelle, mais au nom de son fils, le roi Édouard III, seul descendant mâle de la lignée directe, qu’il élevait sa réclamation.
— Mais si femme ne peut régner, à plus forte raison ne peut-elle transmettre ! dit Philippe de Valois.
— Et pourquoi, Monseigneur ? Les rois en France ne naissent donc point de femme ?
Cette riposte amena un sourire sur quelques visages. Le grand Philippe se trouvait cloué. Après tout il n’avait pas tort, le petit évêque anglais ! La fameuse coutume invoquée à la succession de Louis X était muette là-dessus. Et, en bonne logique, puisque trois frères à la suite avaient régné, sans produire de garçons, le pouvoir ne devait-il pas revenir au fils de la sœur survivante, plutôt qu’à un cousin ? Le comte de Hainaut, tout acquis à Valois jusque-là, réfléchissait, voyant se dessiner soudain pour sa fille un avenir inattendu. Le vieux connétable Gaucher, les paupières plissées comme celles d’une tortue et la main en cornet autour de l’oreille, demandait à son voisin Miles de Noyers :
— Quoi ? Que dit-on ?
Le tour trop compliqué du débat l’irritait. Sur la question de la succession des femmes, il avait son opinion invariable depuis douze ans. La loi des mâles, en vérité, c’était lui qui l’avait proclamée en ralliant les pairs autour de sa formule fameuse : « Les lis ne filent pas la laine ; et France est trop noble royaume pour être à femelle remis. »
Orleton poursuivait, cherchant à se rendre émouvant. Il invitait les pairs à considérer une occasion, que les siècles peut-être n’offriraient plus jamais, d’unir les deux royaumes sous le même sceptre. Car là était sa pensée profonde. Finis les litiges incessants, les hommages mal définis, et les guerres d’Aquitaine dont pâtissaient les deux nations ; résolue l’inutile rivalité de commerce qui créait les problèmes de Flandre. Un seul et même peuple, des deux côtés de la mer. La noblesse anglaise n’était-elle pas tout entière de souche française ? La langue française n’était-elle pas commune aux deux cours ? De nombreux seigneurs français n’avaient-ils pas, par jeu d’héritage, des biens en Angleterre, comme les barons anglais avaient des établissements en France ?
— Eh bien, soit, remettez-nous l’Angleterre, nous ne la refusons pas, ironisa Philippe de Valois.
Le connétable Gaucher écoutait les explications que Miles de Noyers lui soufflait à l’oreille, et soudain son teint fonça. Comment ? Le roi d’Angleterre réclamait la régence ? Et la couronne à suivre ? Alors, tant de campagnes qu’il avait conduites, lui Gaucher, sous le dur soleil de Gascogne, tant de chevauchées dans les boues du Nord contre ces mauvais drapiers flamands toujours soutenus par l’Angleterre, tant de bons chevaliers tués, tant de tailles et subsides dépensés, n’auraient donc servi qu’à cela ? On se moquait. Sans se lever, mais d’une profonde voix de vieillard tout enrouée par la colère, il s’écria :
— Jamais France ne sera à l’Anglois, et cela n’est point question de mâle ou de femelle, ni de savoir si la couronne se transmet par le ventre ! Mais la France ne sera pas à l’Anglois parce que les barons ne le supporteraient pas. Allons Bretagne ! À moi Blois ! Allons Nevers ! Allons Bourgogne ! Vous acceptez d’entendre cela ? Nous avons un roi à porter en terre, le sixième de ceux que j’aurai vus passer de mon vivant, et qui tous ont dû lever leur ost contre l’Angleterre ou ceux qu’elle appuie. Qui doit commander à la France doit être du sang de France. Et qu’on en finisse d’écouter ces sornettes qui feraient rire mon cheval.
Il avait appelé Bretagne, Blois, Bourgogne, du ton qu’il prenait naguère en bataille, pour rallier les chefs de bannière.
— Je donne mon conseil, avec le droit du plus vieux, pour que le comte de Valois, le plus proche du trône, soit régent, gardien et gouverneur du royaume.
Et il éleva la main pour appuyer son vote.
— Il a bien dit ! s’empressa d’approuver Robert d’Artois en dressant sa large patte et en conviant du regard les partisans de Philippe à l’imiter. Il regrettait presque, à présent, d’avoir fait écarter le vieux connétable du testament royal.
— Il a bien dit ! répétèrent les ducs de Bourbon et de Bretagne, le comte de Blois, le comte de Flandre, le comte d’Évreux, les évêques, les grands officiers, le comte de Hainaut. Mahaut d’Artois interrogea des yeux le duc de Bourgogne, vit qu’il allait lever la main et se hâta d’approuver pour n’être pas la dernière. Seule la main d’Orleton resta baissée. Philippe de Valois, qui se sentait soudain épuisé, se disait : « C’est chose faite, c’est chose faite. » Il entendit l’archevêque Guillaume de Trye, son ancien précepteur, dire :
— Longue vie au régent du royaume de France, pour le bien du peuple et de la Sainte Église.
Le chancelier Jean de Cherchemont avait préparé le document qui devait clore le conseil et en entériner la décision ; il ne restait que le nom à inscrire. Le chancelier traça en grandes lettres celui du « très puissant, très noble et très redouté seigneur Philippe, comte de Valois », et puis donna lecture de cet acte qui non seulement attribuait la régence, mais encore désignait le régent, si l’enfant à naître était une fille, pour devenir roi de France. Tous les assistants apposèrent en bas du document leur signature et leur sceau privé ; tous, sauf le duc de Guyenne, c’est-à-dire son représentant Monseigneur Adam Orleton qui refusa en disant :
— On ne perd jamais rien à défendre son droit, même si l’on sait qu’il ne peut pas triompher. L’avenir est grand, et dans les mains de Dieu.
Philippe de Valois s’était approché du catafalque et regardait le corps de son cousin, la couronne encadrant le front cireux, le long sceptre d’or posé le long du manteau, les bottes scintillantes. On crut qu’il priait, et ce geste lui valut le respect. Robert d’Artois vint auprès de lui et lui murmura :
— Si ton père te voit, en ce moment, il doit être bien heureux, le cher homme… Encore deux mois à attendre.
Demain "le lis et le lion" ch 4 - Le roi trouvé
Robert d’Artois avait pris l’évêque anglais sous son aile, tandis qu’on attendait les retardataires.
— En combien de temps êtes-vous venu ? Douze jours depuis York ? Vous n’avez pas traîné à chanter messe en route, messire évêque… un vrai train de chevaucheur !… Votre jeune roi, a-t-il eu de joyeuses noces ?
— Je le pense. Je n’ai pu y prendre part ; j’étais déjà sur mon chemin, répondit l’évêque Orleton. Et Lord Mortimer, était-il en bonne santé ? Grand ami, Lord Mortimer, grand ami, et qui parlait souvent, au temps où il était réfugié à Paris, de Monseigneur Orleton.
— Il m’a conté comment vous le fîtes évader de la tour de Londres. Pour ma part, je l’ai accueilli en France et lui ai donné les moyens de s’en retourner un peu plus armé qu’il n’était arrivé. Ainsi nous avons fait chacun la moitié de la besogne. Et la reine Isabelle ? Ah ! la chère cousine ! Toujours d’aussi grande beauté ?
Robert ainsi amusait le temps, pour empêcher Orleton de se mêler aux autres groupes, d’aller parler au comte de Hainaut ou au comte de Flandre. Il connaissait Orleton de réputation, et s’en méfiait. N’était-ce pas l’homme que la cour de Westminster utilisait pour ses ambassades auprès du Saint-Siège, et l’auteur, à ce qu’on disait, de la fameuse lettre à double sens : « Eduardum occidere nolite timere bonum est… » dont Isabelle et Mortimer s’étaient servis pour ordonner l’assassinat d’Édouard II ?
Alors que les prélats français avaient tous coiffé leur mitre, Orleton portait simplement son bonnet de voyage, en soie violette, à oreillettes fourrées d’hermine. Robert nota ce détail avec satisfaction ; cela retirerait de l’autorité à l’évêque anglais quand il prendrait la parole.
— C’est Monseigneur Philippe de Valois qui va être régent, murmura-t-il à Orleton comme s’il confiait un secret à un ami.
L’autre ne répondit pas. Enfin la dernière personne attendue pour que le Conseil fût au complet entra. C’était la comtesse Mahaut d’Artois, seule femme convoquée à cette assemblée. Elle avait vieilli, Mahaut ; ses pas semblaient haler avec peine le poids de son corps massif ; elle s’appuyait sur une canne. Son visage était rouge sombre sous les cheveux tout blancs. Elle adressa de vagues saluts à la ronde, alla asperger le mort, et vint s’asseoir, lourdement, à côté du duc de Bourgogne. On l’entendait haleter.
L’archevêque-primat Guillaume de Trye se leva, se tourna d’abord vers le cadavre du souverain, fit le signe de croix, lentement, puis demeura un moment en méditation, les yeux vers les voûtes comme s’il demandait l’inspiration divine. Les chuchotements s’étaient arrêtés.
— Mes nobles seigneurs, commença-t-il, quand la succession naturelle fait défaut à la dévolution du pouvoir royal, celui-ci retourne à sa source qui est dans le consentement des pairs. Telle est la volonté de Dieu et de la Sainte Église, laquelle en fournit l’exemple par l’élection de son suprême pontife.
Il parlait bien, Monseigneur de Trye, avec une belle éloquence de sermon. Les pairs et barons ici conviés allaient avoir à décider de l’attribution du pouvoir temporel dans le royaume de France, d’abord pour l’exercice de la régence et ensuite, car sagesse veut de prévoir, pour l’exercice de la royauté même, dans le cas où la très noble dame la reine faillirait à donner un fils. Le meilleur d’entre les égaux, primus inter pares, tel était celui qu’il convenait de désigner, et le plus proche aussi de la couronne, par le sang. N’était-ce pas de comparables circonstances qui avaient conduit autrefois les pairs-barons et les pairs-évêques à remettre le sceptre au plus sage et au plus fort d’entre eux, le duc de France et comte de Paris, Hugues Capet, fondateur de la glorieuse dynastie ?
— Notre défunt suzerain, pour ce jour encore auprès de nous, continua l’archevêque en inclinant légèrement sa mitre vers le lit, a voulu nous éclairer en recommandant à notre choix, par testament, son plus proche cousin, prince très chrétien et très vaillant, digne en tout de nous gouverner et conduire, Monseigneur Philippe, comte de Valois, d’Anjou et du Maine.
Le prince très vaillant et très chrétien, les oreilles bourdonnantes d’émotion, ne savait quelle attitude prendre. Baisser son grand nez d’un air modeste, c’eût été montrer qu’il doutait de lui-même et de son droit à régner. Se redresser d’un air arrogant et orgueilleux eût pu indisposer les pairs. Il choisit de demeurer figé, les traits immobiles, le regard fixé sur les bottes dorées du cadavre.
— Que chacun se recueille en sa conscience, acheva l’archevêque de Reims, et exprime son conseil pour le bien de tous.
Monseigneur Adam Orleton était déjà debout.
— Ma conscience est recueillie, dit-il. Je viens ici porter parole pour le roi d’Angleterre, duc de Guyenne.
Il avait l’expérience de ce genre d’assemblées où tout est préparé en sous main et où chacun pourtant hésite à faire la première intervention. Il se hâtait de prendre cet avantage.
— Au nom de mon maître, poursuivit-il, j’ai à déclarer que la plus proche parente du feu roi Charles de France est la reine Isabelle, sa sœur, et que la régence, de ce fait, doit à elle revenir.
À l’exception de Robert d’Artois qui s’attendait bien à quelque coup de cette sorte, les assistants marquèrent un temps de stupéfaction. Nul n’avait songé à la reine Isabelle durant les tractations préliminaires, nul n’avait envisagé une minute qu’elle pût émettre la moindre prétention. On l’avait oubliée, tout bonnement. Et voilà qu’elle surgissait de ses brumes nordiques, par la voix d’un petit évêque en bonnet fourré. Avait-elle vraiment des droits ? On s’interrogeait du regard, on se consultait. Oui, de toute évidence, et si l’on s’en tenait aux strictes considérations de lignage, elle possédait des droits ; mais il semblait dément qu’elle en voulût faire usage.
Cinq minutes plus tard, le Conseil était en pleine confusion. Tout le monde parlait à la fois et le ton des voix montait, sans égard pour la présence du mort. Le roi d’Angleterre, duc de Guyenne, en la personne de son ambassadeur, avait-il oublié que les femmes ne pouvaient régner en France, selon la coutume deux fois confirmée par les pairs dans les récentes années ?
— N’est-ce point vrai, ma tante ? lança méchamment Robert d’Artois, rappelant à Mahaut le temps où ils s’étaient si fort opposés sur cette loi de succession établie pour favoriser Philippe le Long, gendre de la comtesse.
Non, Monseigneur Orleton n’avait rien oublié ; particulièrement, il n’avait pas oublié que le duc de Guyenne ne se trouvait ni présent ni représenté – sans doute parce qu’à dessein averti trop tard – aux réunions des pairs où s’était décidée très arbitrairement l’extension de la loi dite salique au droit royal, laquelle extension, par voie de conséquence, le duc n’avait jamais ratifiée. Orleton ne possédait pas la belle éloquence onctueuse de Monseigneur Guillaume de Trye ; il parlait un français un peu rocailleux avec des tournures archaïques qui pouvaient prêter à sourire. Mais en revanche, il avait une grande habileté à la controverse juridique, et ses réponses venaient vite.
Messire Miles de Noyers, conseiller de quatre règnes et le principal rédacteur, sinon même l’inventeur, de la loi salique, lui porta la réplique. Puisque le roi Édouard II avait rendu l’hommage au roi Philippe le Long, on devait admettre qu’il avait reconnu celui-ci pour légitime et ratifié implicitement le règlement de succession.
Orleton ne l’entendait pas de cette oreille. Que nenni, messire ! En rendant l’hommage, Édouard II avait confirmé seulement que le duché guyennais était vassal de la couronne de France, ce que personne ne songeait à nier, encore que les limites de cette vassalité restassent, depuis cent et des ans, à préciser. Mais l’hommage ne valait point pour la loi du trône. Et d’abord, de quoi disputait-on, de la régence ou de la couronne ?
— Des deux, des deux ensemble, intervint l’évêque Jean de Marigny. Car justement l’a dit Monseigneur de Trye : sagesse veut de prévoir ; et nous ne devons point nous exposer dans deux mois à affronter le même débat.
Mahaut d’Artois cherchait son souffle. Ah ! qu’elle était fâchée du malaise qu’elle éprouvait, et de ce bruissement dans la tête qui l’empêchait de penser clairement. Rien ne lui convenait de tout ce qu’on disait. Elle était hostile à Philippe de Valois parce que soutenir Valois c’était soutenir Robert ; elle était hostile à Isabelle par vieille haine, parce que Isabelle, autrefois, avait dénoncé ses filles. Elle intervint, avec une mesure de retard.
— Si la couronne à femme pouvait aller, ce ne serait point à votre reine, messire évêque, mais à nulle autre qu’à Madame Jeanne la Petite, et la régence à exercer devrait l’être par son époux que voici, Monseigneur d’Évreux, ou son oncle qui est à mon côté, le duc Eudes.
Quelque flottement fut perceptible du côté du duc de Bourgogne, du comte de Flandre, des évêques de Laon et de Noyon, et jusque dans l’attitude du jeune comte d’Évreux. On eût dit que la couronne était en suspens entre sol et voûte, incertaine du point de sa chute, et que plusieurs têtes se tendaient. Philippe de Valois avait depuis longtemps abandonné sa noble immobilité et s’adressait par signes à son cousin d’Artois. Celui-ci se leva.
— Allons ! s’écria-t-il, il paraît qu’en ce jour chacun s’empresse à se renier. Je vois Madame Mahaut, ma bien-aimée tante, toute prête à reconnaître à Madame de Navarre…
Et il appuya sur le mot « Navarre » en regardant Philippe d’Évreux pour lui rappeler leur accord.
— … les droits précisément qu’elle lui contesta naguère. Je vois le noble évêque d’Angleterre se réclamer des actes d’un roi qu’il s’est occupé à déchasser du trône pour faiblesse, incurie et trahison… Voyons, messire Orleton ! On ne peut refaire une loi à chaque occasion de l’appliquer, et au gré de chaque partie. Une fois elle sert l’un, une fois elle sert l’autre. Nous aimons et respectons Madame Isabelle, notre parente, que nous sommes quelques-uns ici à avoir aidée et servie. Mais sa requête, pour laquelle vous avez bien plaidé, semble irrecevable. N’est-ce point votre conseil, Messeigneurs ? acheva-t-il en prenant les pairs à témoins.
Des approbations nombreuses lui répondirent, les plus chaleureuses venant du duc de Bourbon, du comte de Blois, des pairs-évêques de Reims et de Beauvais. Mais Orleton n’avait pas usé toutes ses lames. Si même on admettait, pour ne point revenir sur une loi appliquée, que les femmes ne pussent régner en France, alors ce n’était pas au nom de la reine Isabelle, mais au nom de son fils, le roi Édouard III, seul descendant mâle de la lignée directe, qu’il élevait sa réclamation.
— Mais si femme ne peut régner, à plus forte raison ne peut-elle transmettre ! dit Philippe de Valois.
— Et pourquoi, Monseigneur ? Les rois en France ne naissent donc point de femme ?
Cette riposte amena un sourire sur quelques visages. Le grand Philippe se trouvait cloué. Après tout il n’avait pas tort, le petit évêque anglais ! La fameuse coutume invoquée à la succession de Louis X était muette là-dessus. Et, en bonne logique, puisque trois frères à la suite avaient régné, sans produire de garçons, le pouvoir ne devait-il pas revenir au fils de la sœur survivante, plutôt qu’à un cousin ? Le comte de Hainaut, tout acquis à Valois jusque-là, réfléchissait, voyant se dessiner soudain pour sa fille un avenir inattendu. Le vieux connétable Gaucher, les paupières plissées comme celles d’une tortue et la main en cornet autour de l’oreille, demandait à son voisin Miles de Noyers :
— Quoi ? Que dit-on ?
Le tour trop compliqué du débat l’irritait. Sur la question de la succession des femmes, il avait son opinion invariable depuis douze ans. La loi des mâles, en vérité, c’était lui qui l’avait proclamée en ralliant les pairs autour de sa formule fameuse : « Les lis ne filent pas la laine ; et France est trop noble royaume pour être à femelle remis. »
Orleton poursuivait, cherchant à se rendre émouvant. Il invitait les pairs à considérer une occasion, que les siècles peut-être n’offriraient plus jamais, d’unir les deux royaumes sous le même sceptre. Car là était sa pensée profonde. Finis les litiges incessants, les hommages mal définis, et les guerres d’Aquitaine dont pâtissaient les deux nations ; résolue l’inutile rivalité de commerce qui créait les problèmes de Flandre. Un seul et même peuple, des deux côtés de la mer. La noblesse anglaise n’était-elle pas tout entière de souche française ? La langue française n’était-elle pas commune aux deux cours ? De nombreux seigneurs français n’avaient-ils pas, par jeu d’héritage, des biens en Angleterre, comme les barons anglais avaient des établissements en France ?
— Eh bien, soit, remettez-nous l’Angleterre, nous ne la refusons pas, ironisa Philippe de Valois.
Le connétable Gaucher écoutait les explications que Miles de Noyers lui soufflait à l’oreille, et soudain son teint fonça. Comment ? Le roi d’Angleterre réclamait la régence ? Et la couronne à suivre ? Alors, tant de campagnes qu’il avait conduites, lui Gaucher, sous le dur soleil de Gascogne, tant de chevauchées dans les boues du Nord contre ces mauvais drapiers flamands toujours soutenus par l’Angleterre, tant de bons chevaliers tués, tant de tailles et subsides dépensés, n’auraient donc servi qu’à cela ? On se moquait. Sans se lever, mais d’une profonde voix de vieillard tout enrouée par la colère, il s’écria :
— Jamais France ne sera à l’Anglois, et cela n’est point question de mâle ou de femelle, ni de savoir si la couronne se transmet par le ventre ! Mais la France ne sera pas à l’Anglois parce que les barons ne le supporteraient pas. Allons Bretagne ! À moi Blois ! Allons Nevers ! Allons Bourgogne ! Vous acceptez d’entendre cela ? Nous avons un roi à porter en terre, le sixième de ceux que j’aurai vus passer de mon vivant, et qui tous ont dû lever leur ost contre l’Angleterre ou ceux qu’elle appuie. Qui doit commander à la France doit être du sang de France. Et qu’on en finisse d’écouter ces sornettes qui feraient rire mon cheval.
Il avait appelé Bretagne, Blois, Bourgogne, du ton qu’il prenait naguère en bataille, pour rallier les chefs de bannière.
— Je donne mon conseil, avec le droit du plus vieux, pour que le comte de Valois, le plus proche du trône, soit régent, gardien et gouverneur du royaume.
Et il éleva la main pour appuyer son vote.
— Il a bien dit ! s’empressa d’approuver Robert d’Artois en dressant sa large patte et en conviant du regard les partisans de Philippe à l’imiter. Il regrettait presque, à présent, d’avoir fait écarter le vieux connétable du testament royal.
— Il a bien dit ! répétèrent les ducs de Bourbon et de Bretagne, le comte de Blois, le comte de Flandre, le comte d’Évreux, les évêques, les grands officiers, le comte de Hainaut. Mahaut d’Artois interrogea des yeux le duc de Bourgogne, vit qu’il allait lever la main et se hâta d’approuver pour n’être pas la dernière. Seule la main d’Orleton resta baissée. Philippe de Valois, qui se sentait soudain épuisé, se disait : « C’est chose faite, c’est chose faite. » Il entendit l’archevêque Guillaume de Trye, son ancien précepteur, dire :
— Longue vie au régent du royaume de France, pour le bien du peuple et de la Sainte Église.
Le chancelier Jean de Cherchemont avait préparé le document qui devait clore le conseil et en entériner la décision ; il ne restait que le nom à inscrire. Le chancelier traça en grandes lettres celui du « très puissant, très noble et très redouté seigneur Philippe, comte de Valois », et puis donna lecture de cet acte qui non seulement attribuait la régence, mais encore désignait le régent, si l’enfant à naître était une fille, pour devenir roi de France. Tous les assistants apposèrent en bas du document leur signature et leur sceau privé ; tous, sauf le duc de Guyenne, c’est-à-dire son représentant Monseigneur Adam Orleton qui refusa en disant :
— On ne perd jamais rien à défendre son droit, même si l’on sait qu’il ne peut pas triompher. L’avenir est grand, et dans les mains de Dieu.
Philippe de Valois s’était approché du catafalque et regardait le corps de son cousin, la couronne encadrant le front cireux, le long sceptre d’or posé le long du manteau, les bottes scintillantes. On crut qu’il priait, et ce geste lui valut le respect. Robert d’Artois vint auprès de lui et lui murmura :
— Si ton père te voit, en ce moment, il doit être bien heureux, le cher homme… Encore deux mois à attendre.
Demain "le lis et le lion" ch 4 - Le roi trouvé
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