III
LES FAUSSAIRES
On croit toujours, lorsqu’on s’engage sur le chemin du mensonge, que le trajet
sera court et facile ; on franchit aisément et même avec un certain plaisir les
premiers obstacles ; mais bientôt la forêt s’épaissit, la route s’efface, se ramifie
en sentiers qui vont se perdre dans les marécages ; chaque pas bute, s’enfonce ou
s’enlise ; on s’irrite ; on se dépense en démarches vaines dont chacune constitue
une nouvelle imprudence.
À première vue, rien de plus simple que de contrefaire un vieux document.
Une feuille de vélin jaunie au soleil et usée dans la cendre, la main d’un clerc
soudoyé, quelques sceaux appliqués sur des lacets de soie : voilà qui ne semble
requérir que peu de temps et des dépenses modiques.
Pourtant, Robert d’Artois avait dû renoncer, provisoirement, à faire
reconstituer le contrat de mariage de son père. Et cela, non seulement à cause de
la recherche du nom des douze pairs, mais aussi parce qu’il fallait que l’acte fût
rédigé en latin et que n’importe quel clerc n’était pas apte à fournir la formule
utilisée naguère dans les traités des mariages princiers. L’ancien aumônier de la
reine Clémence de Hongrie, instruit de ces matières, tardait à fournir l’entrée et
l’issue de lettre ; on n’osait trop le presser de peur que la démarche ne prît un air
suspect.
Il y avait aussi la question des sceaux.
— Faites-les copier par un graveur de coins, d’après d’anciens cachets, avait
dit Robert.
Or les graveurs de sceaux étaient assermentés ; celui de la cour, interrogé,
avait déclaré qu’on ne pouvait imiter exactement un sceau, que deux coins
jamais n’étaient identiques, et qu’une cire scellée d’un faux coin se reconnaissait
aisément aux yeux des experts. Quant aux coins originaux, ils étaient toujours
détruits à la mort de leur propriétaire.
Donc il fallait se procurer d’anciens actes pourvus des cachets dont on avait
besoin, détacher ceux-ci, ce qui n’était pas opération aisée, et les reporter sur la
fausse pièce.
Robert conseilla à la Divion de rassembler ses efforts sur un document moins
difficile et qui présentait une égale importance.
Le 28 juin 1302, avant de partir pour l’ost de Flandre, où il devait périr percé
de vingt coups de lance, le vieux comte Robert II avait mis ses affaires en ordre
et confirmé par lettre les dispositions qui assuraient à son petit-fils l’héritage du
comté d’Artois.
— Et cela est vrai, tous les témoins l’affirment ! disait Robert à sa femme.
Simon Dourier se rappelle même quels vassaux de mon grand-père étaient
présents, et de quels bailliages on apposa les sceaux. Ce n’est rien d’autre que la
vérité que nous ferons éclater là !
Simon Dourier, ancien notaire du comte Robert II, fournit la teneur de la
déclaration, autant que sa mémoire la pouvait restituer. L’écriture en fut faite par
un clerc de la comtesse de Beaumont, nommé Dufour ; mais le texte de Dufour
avait trop de ratures, et puis sa main se reconnaissait.
La Divion alla en Artois porter ce texte à un certain Robert Rossignol, qui
avait été clerc de Thierry d’Hirson, et qui recopia la lettre, non avec une plume
d’oie, mais avec une plume de bronze, pour mieux déguiser son écriture.
Ce Rossignol, à qui l’on offrit en récompense un voyage à Saint-Jacques-deCompostelle où il avait promis de se rendre en accomplissement d’un vœu de
santé, avait un gendre appelé Jean Oliette qui s’entendait assez bien à détacher
les sceaux. Cette famille décidément était pleine de ressources ! Oliette enseigna
son savoir à la dame de Divion.
Celle-ci revient à Paris, s’enferme avec Madame de Beaumont et une seule
servante, Jeannette la Mesquine; et voilà les trois femmes s’exerçant, à l’aide
d’un rasoir chauffé et d’un crin de cheval trempé dans une liqueur spéciale qui
l’empêchait de casser, à détacher les cachets de cire de vieux documents. On
partageait le sceau en deux ; puis on chauffait l’une des moitiés et on la
réappliquait sur l’autre, en prenant entre elles les lacets de soie ou la queue de
parchemin de la nouvelle pièce. Enfin on cuisait un peu le bord de la cire pour
faire disparaître la trace de la coupure.
Jeanne de Beaumont, Jeanne de Divion et Jeanne la Mesquine se firent ainsi la
main sur plus de quarante sceaux ; elles ne travaillaient jamais deux fois au
même endroit, se cachant tantôt dans une chambre de l’hôtel d’Artois, tantôt à
l’hôtel de l’Aigle, ou encore en des demeures de campagne.
Robert pénétrait parfois dans la pièce, pour jeter un coup d’œil sur l’opération.
— Alors, mes trois Jeanne sont au labeur ! lançait-il avec bonne humeur.
C’était la comtesse de Beaumont qui, des trois, était la plus habile.
— Doigts de femme, doigts de fée, disait Robert en baisant courtoisement la
main de son épouse.
Le tout n’était pas de savoir détacher les sceaux ; encore fallait-il se procurer
ceux dont on avait besoin.
Le sceau de Philippe le Bel était aisé à trouver ; il existait partout des actes
royaux. Robert se fit confier par l’évêque d’Évreux une lettre concernant sa
seigneurie de Conches, pièce qu’il avait à consulter, prétendit-il, et qu’il ne
rendit jamais.
En Artois, la Divion mit ses amis Rossignol et Oliette, ainsi que deux autres
mesquines, Marie la Blanche et Marie la Noire, à rechercher les anciens cachets
de bailliages et de seigneuries.
Bientôt tous les sceaux furent réunis, sauf un seul, le plus important, celui du
feu comte Robert II. La chose pouvait paraître absurde, mais c’était ainsi : tous
les actes de famille étaient enfermés aux registres d’Artois, sous la garde des
clercs de Mahaut, et Robert, mineur lors de la mort de son grand-père, n’en
détenait aucun.
La Divion, grâce à une sienne cousine, approcha un personnage nommé
Ourson le Borgne, qui possédait une patente du feu comte, scellée avec « lacs de
foi », et qui paraissait disposé à s’en défaire moyennant trois cents livres.
Madame Jeanne de Beaumont avait bien dit qu’on achetât la pièce à n’importe
quel prix ; mais la Divion ne possédait pas tant d’argent en Artois ; et messire
Ourson le Borgne, méfiant, n’acceptait pas de se défaire de sa patente contre
seules promesses.
La Divion, à bout de ressources, se souvint d’avoir un mari qui vivait assez
benoîtement dans la châtellenie de Béthune. Il ne lui avait jamais montré trop
d’aigre jalousie, et maintenant que l’évêque Thierry était mort… Elle recourut à
lui.
Sans doute, c’étaient beaucoup de gens, à présent, mis dans la confidence ;
mais il fallait bien en passer par là. Le mari ne voulut pas prêter d’argent, mais
consentit à se défaire d’un bon cheval sur lequel il avait été en tournoi et que la
Divion fit accepter à messire Ourson en complément de gages, lui laissant
également les quelques bijoux qu’elle avait sur elle.
Ah ! elle se dépensait, la Divion ! Elle ne ménageait ni son temps, ni sa peine,
ni ses démarches, ni ses voyages. Ni sa langue. Et puis elle faisait attention à ne
plus rien égarer ; elle dormait la tête sur ses clefs.
La main crispée par l’angoisse, elle découpa au rasoir le sceau du feu comte
Robert. Un sceau qui coûtait trois cents livres ! Et comment retrouver le
semblable si par malheur il allait se briser ?
Monseigneur Robert s’impatientait un peu, parce que tous les témoins,
maintenant, étaient entendus, et que le roi lui demandait, fort aimablement, et par
marque d’intérêt, si les pièces dont il avait juré l’existence seraient bientôt
présentées.
Encore deux jours, encore un jour de patience ; Monseigneur Robert allait être
content !
Demain"le lis et le lion" 2ème partie - ch.4 - "Les invités de Reuilly"
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