VI
BÉATRICE ET ROBERT
Lormet l’avait reçue à la petite porte de l’hôtel, celle qu’empruntaient les
fournisseurs, comme si la visiteuse avait été une quelconque fripière ou brodeuse
venue livrer une commande. D’ailleurs, vêtue d’une pèlerine de léger drap gris
dont le capuchon lui couvrait les cheveux, Béatrice d’Hirson ne se distinguait en
rien d’une ordinaire bourgeoise.
Elle avait immédiatement reconnu le vieux serviteur personnel de
Monseigneur d’Artois ; mais elle n’en avait pas montré d’étonnement, pas plus
qu’elle n’en témoignait à traverser les deux cours, les bâtiments de service, et à
voir qu’on la conduisait vers les appartements seigneuriaux.
Lormet allait devant, le souffle un peu bruyant, et se retournait de temps en
temps pour jeter par-dessus l’épaule un regard défiant sur cette fille trop belle, à
la démarche glissante et balancée, et qui ne paraissait nullement intimidée.
« Qu’ont à faire ici les gens de Mahaut ? bougonnait intérieurement Lormet.
Quel plat de sa façon cette gueuse vient-elle cuire à nos fourneaux ? Ah !
Monseigneur Robert est bien imprudent de lui avoir laissé franchir l’huis ! La
dame Mahaut sait bien comment agir ; ce n’est pas la plus laide de ses femmes
qu’elle lui dépêche ! »
Un couloir voûté, une tapisserie, une porte basse qui tourna sur des gonds bien
huilés, et Béatrice vit, aux trois murs, saint Georges dardant sa lance, saint
Maurice appuyé sur son glaive et saint Pierre tirant ses filets.
Monseigneur Robert se tenait debout au milieu de la pièce, les jambes
largement écartées, les bras croisés sur le poitrail et le menton posé sur le col.
Béatrice abaissa ses longs cils, et se sentit parcourue d’un délectable
frémissement de crainte et de satisfaction mêlées.
— Vous ne vous attendiez point à me voir, je pense, dit Robert d’Artois.
— Oh ! Si, Monseigneur… répondit Béatrice de sa voix lente ; c’était bien
vous que j’espérais approcher.
Elle avait fait le nécessaire pour cela, et si peu déguisé, pendant une semaine,
ses émissaires auprès de la Divion que tout l’hôtel devait être averti.
La réponse surprit un peu Robert.
— Alors, que venez-vous faire ? M’annoncer la mort de ma tante Mahaut ?
— Oh ! non, Monseigneur… Madame Mahaut s’est seulement cassé une dent.
— Belle nouvelle, dit Robert, mais qui ne me paraît pas valoir le dérangement.
Vous envoie-t-elle en messagère ? Voit-elle qu’elle a perdu sa cause et veut-elle à
présent traiter avec moi ? Je ne traiterai pas !
— Oh ! non, Monseigneur… Madame Mahaut ne veut pas traiter puisqu’elle
sait qu’elle gagnera.
— Elle gagnera ? En vérité ! Contre cinquante-cinq témoins, tous accordés
pour reconnaître les vols et tromperies commis à mon endroit ?
Béatrice sourit.
— Madame Mahaut en aura bien soixante, Monseigneur, pour prouver que
vos témoins disent faux, et qui auront été payés le même prix…
— Ah ça ! La belle ; est-ce pour me narguer que vous êtes entrée ici ? Les
témoins de votre maîtresse ne vaudront rien parce que les miens appuient de
bonnes pièces, que je montrerai.
— Ah ! vraiment, Monseigneur ? dit Béatrice d’un ton faussement
respectueux. Alors c’est que Madame Mahaut se trompe sur la raison de la
grande recherche de sceaux qui se fait en Artois, ces temps-ci… pour votre
maison.
— On recherche des sceaux, dit Robert irrité, parce qu’on recherche toutes
pièces anciennes, et que mon nouveau chancelier veille à mettre ordre en mes
registres.
— Ah ! vraiment, Monseigneur… répéta Béatrice.
— Mais ce n’est pas à vous de m’interroger ! C’est moi qui vous demande ce
que vous cherchez ici. Vous venez soudoyer mes gens ?
— Nul besoin, Monseigneur, puisque je suis parvenue jusqu’à vous.
— Mais que me voulez-vous, à la parfin ? s’écria-t-il.
Béatrice parcourait la pièce du regard. Elle vit la porte par laquelle elle était
entrée, et qui s’ouvrait dans le ventre de la Madeleine. Elle eut un léger rire.
— Est-ce par cette chatière que passent toujours les dames que vous recevez ?
Le géant commençait à s’énerver. Cette voix traînante, ironique, ce rire bref,
ce regard noir qui brillait un instant et s’éteignait aussitôt derrière les longs cils
recourbés, tout cela le troublait un peu.
« Prends garde, Robert, se disait-il, c’est là garce fameuse et qu’on ne doit pas
t’envoyer pour ton bien ! »
Il la connaissait de longue date, la demoiselle Béatrice ! Ce n’était pas la
première fois qu’elle le provoquait. Il se rappelait comment à l’abbaye de
Chaâlis, sortant d’un conseil nocturne autour du roi Charles IV à propos des
affaires d’Angleterre, il avait trouvé Béatrice qui l’attendait sous les arches du
cloître de l’hôtellerie. Et bien d’autres fois encore… À chaque rencontre, c’était
le même regard attaché au sien, le même mouvement onduleux des hanches, le
même soulèvement de poitrine. Robert n’était pas homme que la fidélité
ligotait ; un tronc d’arbre habillé d’un jupon l’eût fait sortir de sa route. Mais
cette fille, qui était à Mahaut et pour toutes besognes, lui avait toujours inspiré la
prudence.
— Ma belle, vous êtes sûrement bien gueuse, mais peut-être également êtes-vous avisée. Ma tante croit qu’elle gagnera sa cause ; mais vous, l’œil plus
ouvert, vous vous dites déjà qu’elle la perdra. Sans doute pensez-vous que le bon
vent va cesser de souffler du côté de Conflans, et qu’il serait temps de se faire
bien voir de ce Monseigneur Robert dont on a tant médit, auquel on a si
grandement nui, et dont la main risque d’être lourde le jour de la vengeance.
N’est-ce pas cela ?
Il marchait de long en large selon son habitude. Il portait une cotte courte qui
lui moulait la panse ; les énormes muscles de sa cuisse tendaient l’étoffe de ses
chausses. Béatrice, à travers ses cils, ne cessait de l’observer, depuis la rousse
chevelure jusqu’aux souliers.
« Comme il doit peser lourd ! » pensait-elle.
— Mais on n’acquiert pas mes faveurs par un sourire, sachez-le, continuait
Robert. À moins que vous n’ayez grand besoin de monnaie et quelque secret à
me vendre ? Je récompense si l’on me sert, mais je suis sans pitié si l’on veut me
truffer !
— Je n’ai rien à vous vendre, Monseigneur.
— Alors, demoiselle Béatrice, pour votre gouverne et salut, sachez que vous
aurez avantage à prendre au large des portes de mon hôtel, quel que soit le
prétexte à vous en approcher. Mes cuisines sont bien gardées, mes plats sont
éprouvés, mon vin est essayé avant qu’on ne me le verse.
Béatrice se passa sur les lèvres la pointe de la langue, comme si elle goûtait
une liqueur savoureuse.
« Il redoute que je l’empoisonne », se disait-elle.
Oh ! qu’elle s’amusait, et qu’elle avait peur à la fois. Et Mahaut, pendant ce
temps, qui la croyait occupée à circonvenir la Divion ! Oh ! l’admirable
moment ! Béatrice avait l’impression de tenir au creux de sa main plusieurs lacs
invisibles et mortels. Encore fallait-il les bien assujettir.
Elle rabattit en arrière son capuchon, dénoua le cordon du col et ôta sa
pèlerine. Ses cheveux sombres, épais, étaient tordus en tresse autour des oreilles.
Sa robe de marbré, fort échancrée sur la poitrine, montrait la naissance généreuse
des seins. Robert, qui aimait les femmes plantureuses, ne put s’empêcher de
penser que Béatrice avait gagné en beauté depuis leur dernière rencontre.
Béatrice étala sa pèlerine sur le dallage de façon qu’elle couvrît la moitié d’un
rond. Robert eut un regard de surprise.
— Que faites-vous donc là ?
Elle ne répondit pas, tira de son aumônière trois plumes noires qu’elle posa
sur le haut de la pèlerine, les croisant pour former comme une petite étoile ; puis
elle se mit à tourner, décrivant de l’index un cercle imaginaire et murmurant des
paroles incompréhensibles.
— Mais que faites-vous ? répéta Robert.
— Je vous ensorcelle… Monseigneur, répondit tranquillement Béatrice,
comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, ou tout au moins la chose
la plus coutumière pour elle.
Robert éclata de rire. Béatrice le regarda et lui prit la main comme pour
l’amener à l’intérieur du cercle. La main de Robert se retira.
— Vous avez peur, Monseigneur ? dit Béatrice en souriant.
Voilà bien la force des femmes ! Quel seigneur eût osé dire au comte Robert
d’Artois qu’il avait peur sans recevoir un poing énorme sur la face ou une épée
de vingt livres en travers du crâne ? Et voici qu’une vassale, une chambrière,
vient rôder autour de son hôtel, se fait conduire jusqu’à lui, occupe son temps à
lui conter des sornettes…
« Mahaut a perdu une dent… Je n’ai pas de secret à
vous vendre… »
étend son manteau sur le carrelage et lui déclare en belle face
qu’il a peur !
— Vous semblez avoir toujours craint de vous approcher de moi, continua
Béatrice. Le jour que je vous vis pour la première fois, il y a bien longtemps, à
l’hôtel de Madame Mahaut… quand vous vîntes lui annoncer que ses filles
allaient être jugées… peut-être ne vous souvenez-vous pas… déjà, vous vous
étiez détourné de moi. Et souventes fois depuis… Non, Monseigneur, ne me
faites point croire que vous auriez peur !
Sonner Lormet, lui ordonner d’éloigner cette moqueuse ; n’était-ce pas ce que
la sagesse conseillait à Robert, sans perdre davantage de temps ?
— Et que cherches-tu, avec ta chape, ton cercle, et tes trois plumes ?
demanda-t-il. À faire apparaître le Diable ?
— Mais oui, Monseigneur… dit Béatrice.
Il haussa les épaules devant cette gaminerie et, par jeu, avança dans le cercle.
— Voilà qui est fait, Monseigneur. C’est tout juste ce que je voulais. Parce que
c’est vous, le Diable…
Quel homme résiste à ce compliment-là ? Robert eut cette fois un vrai rire, un
rire de gorge satisfait. Il prit le menton de Béatrice entre le pouce et l’index.
— Sais-tu que je pourrais te faire brûler comme sorcière ?
— Oh ! Monseigneur…
Elle se tenait contre lui, la tête levée vers les larges mâchoires piquées de poils
rouges ; elle percevait son odeur de sanglier forcé. Elle était tout émue de
danger, de trahison, de désir et de satanisme.
Une ribaude, une ribaude bien franche, comme Robert les aimait ! « Qu’est-ce
que je risque ? » se dit-il.
Il la saisit aux épaules, l’attira contre lui.
« C’est le neveu de Madame Mahaut, son neveu qui lui souhaite tant de mal »,
pensait Béatrice tandis qu’elle perdait souffle contre sa bouche.
Demain "Le li s et le lion " ch 7 - "La maison Bonnefille''
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