lundi 30 septembre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - ch 6 - La mâle reine

VI
La mâle reine

  Aller de Conches à Paris en une seule journée, c’était une rude étape, même pour un cavalier entraîné, et qui exigeait un cheval solide. Robert d’Artois laissa en route deux de ses écuyers dont les montures étaient tombées boiteuses. Il arriva de nuit dans la cité, trouva, malgré l’heure tardive, les rues encore encombrées de bandes joyeuses qui fêtaient l’An neuf. Des ivrognes vomissaient dans l’ombre, sur le seuil des tavernes ; des femmes se tenaient par le bras, chantant à tue-tête et le pas mal assuré, comme dans le conte de Watriquet. 
  Sans égard pour cette roture que le poitrail de son cheval bousculait. Robert alla droit au Palais. Le capitaine de garde lui apprit que le roi était venu dans la journée, pour recevoir les vœux des bourgeois, mais qu’il était reparti pour Saint-Germain. Robert, alors, franchissant le pont, alla au Châtelet. Un pair de France pouvait se permettre de réveiller le gouverneur. Or, celui-ci, interrogé, déclara n’avoir reçu, ni la veille ni ce jour, aucune dame qui se nommât Jeanne de Divion, ni qui ressemblât à sa description. Si elle n’était au Châtelet, elle devait être au Louvre, car on n’incarcérait, d’ordre du roi, qu’en ces deux places-là. Robert poussa donc jusqu’au Louvre ; mais le capitaine lui fit la même réponse. Alors, où était la Divion ? Robert avait-il cheminé plus vite que les sergents royaux et, par une autre route, devancé leur détachement ? Pourtant, à Houdan, où il s’était renseigné, on lui avait bien dit que trois sergents, conduisant une dame, étaient passés depuis plusieurs heures. 
  Le mystère se faisait de plus en plus dense autour de cette affaire. Robert se résigna à rentrer en son hôtel, dormit peu, et avant l’aube partit pour Saint-Germain. La gelée blanche couvrait les champs et les prés ; les branches des arbres étaient vernies de givre, et les collines, la forêt, autour du manoir de Saint-Germain, semblaient un paysage de confiserie. Le roi venait de s’éveiller. Les portes s’ouvrirent pour Robert jusqu’à la chambre de Philippe VI, lequel était encore au lit, entouré de ses chambellans et de ses veneurs, et donnait des ordres pour la chasse du jour. Robert entra d’un pas d’assaut, mit un genou au parquet, se releva aussitôt et dit : 
  — Sire, mon frère, reprenez la pairie que vous m’avez donnée, mes fiefs, mes terres, mes revenus, ôtez-m’en le bien et l’usage, chassez-moi de votre Conseil étroit auquel je ne suis plus digne de paraître. Non, je ne suis plus rien au royaume ! 
  Ouvrant tout grands ses yeux bleus par-dessus son nez charnu, Philippe demanda : 
  — Mais qu’avez-vous donc, mon frère ? D’où vous vient cet émoi ? Que dites-vous ? 
  — Je dis le vrai. Je dis que je ne suis plus rien au royaume puisque le roi, sans daigner m’en informer, fait saisir une personne qui loge sous mon toit ! 
  — Qui ai-je fait saisir ? Quelle personne ? 
  — Une certaine dame de Divion, mon frère, qui est de ma maison, servante à la robe de mon épouse votre sœur, et que trois sergents, sur votre ordre, sont venus prendre à mon château de Conches pour la conduire en geôle ! 
  — Sur mon ordre ? dit Philippe stupéfait. Mais je n’ai jamais donné tel ordre… Divion ? J’ignore ce nom. Et de toute manière, mon frère, faites-moi la grâce de me croire, je n’eusse point fait saisir en votre maisonnée, quand même en aurais-je eu le motif, sans vous tenir au fait, et d’abord vous demander conseil. 
  — C’est ce que j’aurais cru, mon frère, dit Robert, pourtant, cet ordre est bien de vous. Et il tira de sa cotte la lettre d’arrestation remise par les sergents. 
  Philippe VI y jeta les yeux, reconnut son petit sceau, et les chairs de son nez blêmirent. 
  — Hérouart, ma robe ! cria-t-il à l’un des chambellans. Et qu’on se hâte à sortir ; qu’on me laisse seul avec Monseigneur d’Artois ! 
  Ayant rejeté ses couvertures brodées d’or, il était déjà debout, en longue chemise blanche. Le chambellan l’aida à enfiler une robe fourrée, voulut aviver le feu dans la cheminée. 
  — Sors, sors !… J’ai dit qu’on me laisse seul. 
  Jamais Hérouart de Belleperche, depuis qu’il servait le roi, n’avait été traité avec pareille violence, comme un simple garçon de cuisine. 
  — Non, je n’ai nullement scellé cela, ni dicté rien qui y ressemble, dit le roi quand le chambellan se fut retiré. 
  Il examina très attentivement la pièce, rapprocha les deux parties du cachet brisé par l’ouverture de la lettre, prit une loupe de cristal dans un tiroir de crédence. 
  — Ne serait-ce pas, mon frère, dit Robert, qu’on aurait contrefait votre sceau ? 
  — Cela ne se peut. Les faiseurs de coins sont habiles à prévenir copies et dissimulent toujours quelque petite imperfection volontaire, surtout pour coins royaux ou de grands barons. Regarde le « L « de mon nom ; vois la brisure qui est au bâton, et ce point creux dans le feuillage de bordure… 
  — Alors, dit Robert, n’aurait-on pas détaché le cachet d’une autre pièce ? — La chose, en effet, se pratique, il paraît ; avec un rasoir chauffé, ou de quelque autre manière ; mon chancelier me l’a certifié. 
  Le visage de Robert prit une expression naïve, comme s’il apprenait là une chose insoupçonnée. Mais le cœur lui battait un peu plus vite. 
  — Mais ce ne saurait être le cas, poursuivit Philippe, car, tout exprès, je n’use de mon petit sceau que pour des cachets à briser ; jamais je ne l’emploie sur page plate ni lacs. 
  Il resta silencieux un moment, les yeux fixés sur Robert comme s’il lui demandait une explication qu’il ne cherchait, en vérité, que dans sa propre pensée. 
  — Il faut, conclut-il, qu’on m’ait dérobé un moment mon sceau. Mais qui ? Mais quand ? De tout le jour il ne quitte la bougette à ma ceinture ; je ne m’en défais que la nuit… 
  Il alla vers la crédence, prit dans le tiroir une bourse de tissu d’or dont il palpa d’abord le contenu, puis qu’il ouvrit, et dont il sortit son petit sceau qui était d’or, avec une fleur de lis pour servir de poignée. 
  — … et je le reprends au matin… 
  Sa voix s’était faite plus lente ; un doute terrible s’installait en lui. Il reprit l’ordre d’arrestation et l’étudia de nouveau, avec grande attention. 
  — Je connais cette main, dit-il. Ce n’est pas celle d’Hugues de Pommard, ni celle de Jacques La Vache, ni de Geoffroy de Fleury… Il sonna. Pierre Trousseau, l’autre chambellan de service, se présenta. 
  — Mande-moi d’urgence, s’il est au château, ou bien ailleurs où qu’il se trouve, le clerc Robert Mulet ; qu’il vienne ici avec ses plumes. 
  — Ce Mulet, demanda Robert, ne sert-il pas aux écritures de la reine Jeanne ton épouse ? 
  — Oui, Mulet sert tantôt à moi, tantôt à Jeanne, dit Philippe VI évasivement, pour masquer sa gêne. 
  Ils avaient repris, machinalement, leur tutoiement d’antan, lorsque Philippe était bien loin d’être roi, lorsque Robert n’était pas encore pair, lorsqu’ils étaient seulement deux cousins bien unis ; en ce temps-là Monseigneur Charles de Valois citait toujours Robert en exemple à Philippe, pour sa force, sa ténacité, son intelligence aux affaires. 
  Mulet était au château. Il arriva, se hâtant, l’écritoire sous le bras, et se courba pour baiser la main du roi. 
  — Pose ta boîte, écris, dit Philippe VI qui commença aussitôt à dicter : « De par le roi, à notre aimé et féal prévôt de Paris, Jean de Milon, salut. Nous vous ordonnons de diligenter… » Les deux cousins, d’un même mouvement, s’étaient rapprochés et lisaient pardessus l’épaule du clerc. Son écriture était bien celle de l’ordre d’arrestation. 
  — «… à faire délivrer sur l’heure la dame Jeanne de… » 
  — Divion, articula Robert. 
  — «… laquelle a été recluse en notre prison… » Au fait, où se trouve-t-elle ? demanda Philippe. 
  — Ni au Châtelet, ni au Louvre, dit Robert. 
  — À la tour de Nesle, Sire, dit le clerc qui croyait se faire apprécier pour son zèle et sa bonne mémoire. 
  Les deux cousins se regardèrent et croisèrent les bras d’un geste identique. 
  — Et comment le sais-tu ? demanda le roi au clerc. 
  — Sire, parce que j’ai eu l’honneur, l’autre avant-hier, d’écrire votre ordre pour saisir cette dame. 
  — Et qui te l’a dicté ? 
  — La reine, Sire, qui m’a dit que vous n’aviez point le temps de le faire et l’en aviez chargée. Les deux ordres, pour mieux dire, celui de saisie et celui d’écrou. 
  Le sang s’était complètement retiré du visage de Philippe qui, partagé entre la honte et la colère, n’osait plus regarder son beau-frère. « La belle gueuse, pensait Robert. Je savais bien qu’elle me haïssait, mais jusqu’à voler le sceau de son époux pour me nuire… Et qui donc a pu si bien la renseigner ? » 
  — Vous ne faites pas achever, Sire ? dit-il. 
  — Certes, certes, dit Philippe sortant de ses pensées. 
  Il dicta la formule finale. Le clerc alluma une chandelle au feu, fit couler quelques gouttes de cire rouge sur la feuille pliée qu’il présenta au roi pour qu’il y appliquât lui-même son petit sceau. Philippe, perdu dans ses réflexions, semblait n’accorder à ses propres gestes qu’une attention secondaire. Robert prit l’ordre, agita une cloche. Ce fut Hérouart de Belleperche qui reparut. 
  — Au prévôt, sur l’heure, d’ordre du roi, lui dit Robert en lui remettant la lettre. 
  — Et fais appeler céans Madame la reine, ordonna Philippe VI depuis le fond de la pièce. 
  Le clerc Mulet attendait, regardant alternativement le roi et le comte d’Artois et se demandant si son excès de zèle avait été si bien venu. Robert, de la main, lui enjoignit de disparaître. 
  Quelques instants plus tard la reine Jeanne entra avec cette démarche particulière qui venait de sa boiterie. Son corps se déplaçait dans un quart de cercle dont la jambe la plus longue formait le pivot. C’était une reine maigre, d’assez beau visage, encore que la dent déjà s’y gâtât. L’œil était grand, avec la fausse limpidité du mensonge ; les doigts très longs, un peu tordus, laissaient paraître du jour entre eux même lorsqu’ils étaient joints. 
  — Depuis quand, Madame, envoie-t-on des ordres en mon nom ? 
  La reine prit un air de surprise et d’innocence parfaitement joué. 
  — Un ordre, mon aimé Sire ? Elle avait la voix grave, mélodieuse, où traînait un accent de tendresse bien feinte. 
  — Et depuis quand me dérobe-t-on mon sceau pendant que je dors ? 
  — Votre sceau, doux cœur ? Mais jamais je n’ai touché à votre sceau. De quel sceau parlez-vous ? 
  Une gifle énorme vint lui couper la parole. Les yeux de Jeanne la Boiteuse s’emplirent de larmes, tant le coup avait été brutal et cuisant ; sa bouche s’entrouvrit de stupeur et elle porta ses longs doigts à sa joue qui se marbrait de rouge. Robert d’Artois n’était pas moins surpris, mais lui, avec bonheur. Jamais il n’aurait cru son cousin Philippe, que chacun disait si soumis à sa femme, capable de lever la main sur elle. « Serait-il vraiment devenu roi ? » se dit Robert. 
  Philippe de Valois était surtout redevenu homme et pareil à tout époux, grand seigneur ou dernier valet, qui corrige sa femme menteuse. Une autre gifle partit, comme si la première lui avait aimanté la main ; et puis une grêle. Jeanne, affolée, se défendait le visage de ses deux bras levés. La main de Philippe tombait où elle pouvait, sur le haut de la tête, sur les épaules. En même temps, il criait : 
  — C’est l’autre nuit, n’est-ce pas, que vous m’avez joué ce tour ? Et vous avez le front de nier alors que Mulet m’a tout avoué ? Mauvaise putain qui me mignote, se frotte à moi, se dit toute prise d’amour, profite de la faiblesse que j’ai pour elle, et me berne quand je dors, et me dérobe mon sceau de roi ? Ne sais-tu pas qu’il n’est acte plus laid, pire que vol ? Que d’aucun sujet en mon royaume, fût-ce le plus grand, je ne tolérerais qu’il usât du cachet d’autrui sans le faire bâtonner ? Et c’est du mien qu’on se sert ! A-t-on vu pire scélérate qui veut me déshonorer devant mes pairs, devant mon cousin, mon propre frère ? N’ai-je pas raison, Robert ? dit-il s’arrêtant un instant de frapper pour chercher approbation. Comment pourrions-nous gouverner nos sujets si chacun se servait à volonté de nos sceaux pour ordonner ce que nous n’avons point voulu ? C’est faire viol à notre honneur. Puis, revenant sur sa femme avec un brusque regain de fureur : 
  — Et voilà le bel emploi que vous faites de l’hôtel de Nesle que je vous ai donné. M’avez-vous assez supplié pour l’avoir ! Êtes-vous aussi mauvaise que votre sœur, et cette tour maudite servira-t-elle toujours à abriter les méfaits de Bourgogne ? Que si vous n’étiez pas la reine, par le malheur que j’ai eu de vous épouser, c’est bien vous que j’y ferais jeter en prison ! Et puisque par d’autres ne peux vous châtier, eh bien ! je le fais moi-même. Et les coups se remirent à pleuvoir. « Puisse-t-il la laisser morte ! « pensait Robert. 
  Jeanne s’était maintenant recroquevillée sur le lit, les jambes battant hors de sa robe, et chaque coup lui tirait un gémissement ou un hurlement. Puis, soudain, elle fit face comme un chat, les ongles en avant, et se mit à hurler, les joues barbouillées de larmes : 
  — Oui, je l’ai fait ! Oui, j’ai dérobé ton sceau dans ton sommeil, parce que tu rends mauvaise justice et que je veux défendre mon frère de Bourgogne contre ce méchant Robert que voici, qui nous a toujours nui par cautèle et par crime, qui, de complot avec ton père, a fait périr ma sœur Marguerite… 
  — Garde la mémoire de mon père hors de ta bouche ! s’écria Philippe. À la lueur qu’elle vit dans le regard de son époux, elle se tut, car vraiment il était bien capable de la tuer. Il ajouta, élevant la main d’un geste protecteur jusqu’à l’épaule de Robert d’Artois : 
  — Et garde-toi, mauvaise, de jamais nuire à mon frère qui est le meilleur soutien de mon trône. Quand il alla ouvrir la porte pour informer son chambellan qu’il supprimait la chasse de ce jour, vingt têtes accolées reculèrent ensemble. Jeanne la Boiteuse était détestée des serviteurs qu’elle harcelait d’exigences, qu’elle dénonçait pour le moindre manquement, et qui l’appelaient entre eux « la mâle reine ». 
  Le récit de la correction qu’elle venait de recevoir allait emplir de joie le Palais. Vers la fin de la matinée, dans le verger de Saint-Germain où la gelée fondait, Philippe et Robert se promenaient ensemble, à pas lents. Le roi avait la tête basse. 
  — N’est-ce pas chose affreuse, Robert, que d’avoir à se défier de sa propre épouse, et même quand on dort ? Que puis-je faire ? Mettre mon sceau sous mon oreiller ? Elle y glissera la main. J’ai le sommeil lourd. Je ne puis quand même pas l’enfermer au couvent : c’est ma femme ! Ne plus la laisser dormir auprès de moi, c’est tout ce que je puis. Le pis est que je l’aime, cette drôlesse ! Ne va point le redire, mais j’ai, comme tout chacun, tâté de quelques autres au déduit. J’en suis revenu avec plus de goût pour elle… Mais si jamais elle recommence, je la battrai encore ! 
  À ce moment, Trouillard d’Usages, vidame du Mans et chevalier de l’hôtel, s’avança dans l’allée pour annoncer le prévôt de Paris qui le suivait. Rond de bedaine, et roulant sur de courtes pattes, Jean de Milon n’avait pas la mine gaie. 
  — Alors, messire prévôt, vous avez fait relâcher cette dame ?
   — Non, Sire, répondit le prévôt d’une voix gênée. — Quoi ? Mon ordre était-il faux ? Peut-être n’avez-vous pas reconnu mon sceau ? 
  — Non point, Sire, mais avant que de l’exécuter, je voulais vous en entretenir, et suis bien aise aussi de trouver Monseigneur d’Artois avec vous, dit Jean de Milon en regardant Robert d’un air gêné. Cette dame a confessé. 
  — Qu’a-t-elle confessé ? demanda Robert. 
  — Toutes sortes de vilenies, Monseigneur, fausses écritures, pièces contrefaites, et d’autres choses encore. 
  Robert garda très bon contrôle de soi, feignit même de prendre la chose pour plaisanterie, et s’écria en haussant les épaules : 
  — Certes, si on l’a passée à la question, elle a dû confesser beaucoup ! Que je vous livre aux tourmenteurs, messire de Milon, et je gage que vous confesserez m’avoir voulu sodomiser ! 
  — Hélas ! Monseigneur, dit le prévôt, la dame a parlé avant la question… par peur, simplement par peur d’être questionnée. Elle a donné longue liste de complices. 
  Philippe VI, silencieux, observait son beau-frère. Un nouveau travail se faisait dans sa tête. Robert sentit un piège se refermer sur lui. Un roi qui vient de rouer de coups son épouse, et devant témoin, pour usurpation de sceau et fausses lettres, peut difficilement relâcher, même pour complaire à son plus intime parent, une ordinaire sujette qui vient d’avouer d’identiques méfaits. 
  — Ton conseil, mon frère ? demanda Philippe à Robert sans le quitter du regard. Robert comprit que son salut dépendait de sa réponse ; il fallait jouer la loyauté. Tant pis pour la Divion. Tout ce qu’elle avait pu ou pourrait déclarer le concernant serait tenu par lui pour mensonge éhonté. 
  — Votre justice, Sire mon frère, votre justice ! déclara-t-il. Maintenez cette femme en cachot, et si elle m’a trompé, sachez bien que je réclamerai de vous la plus grande rigueur. 
  En même temps il se disait : « Mais qui donc a prévenu le duc de Bourgogne ? » Et puis la réponse, l’évidente réponse, lui vint aussitôt. Il n’existait qu’une seule personne qui ait pu dire au duc de Bourgogne, ou à la mâle reine elle-même, que la Divion se trouvait à Conches : Béatrice. 
  Ce fut seulement vers la fin mars, quand la Seine, gonflée par les crues de printemps, inondait les rives et entrait dans les caves, que des mariniers repêchèrent, du côté de Chatou, un sac flottant entre deux eaux et contenant un corps de femme complètement nu. Toute la population du village, pataugeant dans la boue, s’était assemblée autour de la macabre trouvaille, et les mères giflaient leurs gamins en criant : 
  — Allons, fuyez, vous autres ; ce n’est pas pour vous, ces choses-là ! 
  Le cadavre était hideusement gonflé, avec l’horrible teinte verdâtre d’une décomposition déjà avancée ; il avait dû séjourner plus d’un mois dans le fleuve. On pouvait pourtant reconnaître que la morte était jeune. Ses longs cheveux noirs semblaient bouger parce que des bulles y crevaient. Le visage avait été lacéré, talonné, écrasé pour qu’on ne pût l’identifier ; et le cou portait la trace d’un lacet. Les mariniers, partagés entre le dégoût et une attirance obscène, poussaient du bout de leurs gaffes l’impudique charogne. Soudain le corps, rendant l’eau qui le gonflait, se mit à remuer de lui-même, donnant un instant l’illusion de ressusciter, et les commères s’écartèrent en hurlant. Le bailli, qu’on avait averti, arriva, posa quelques questions, tourna autour de la morte, inspecta les objets sortis du sac, avec le cadavre, et qui s’égouttaient sur l’herbe : une corne de bouc, une figurine de cire enveloppée de chiffons et piquée d’épingles, un grossier ciboire d’étain gravé de signes sataniques. 
  — C’est une sorcière occise par ses compagnons après quelque sabbat ou noire messe, déclara le bailli. Les commères se signèrent. Le bailli désigna une corvée pour aller enfouir au plus vite le corps et les vilains objets dans un boqueteau, à l’écart du village, et sans une prière. Un crime bien fait, en somme, bien maquillé, où Gillet de Nelle avait suivi les bonnes leçons de Lormet le Dolois, et qui s’achevait comme l’avaient souhaité les meurtriers. Robert d’Artois était vengé de la trahison de Béatrice, ce qui ne signifiait pas qu’il fût pour autant triomphant. Dans deux générations, les villageois de Chatou ne sauraient plus pourquoi on avait appelé un bouquet d'arbres, en aval, "le bois de la sorcière" .

Demain "Le lis et le lion" 3ème partie ch 7 - "Le tournoi d'Evreux"


Les mots de la philo - 1 - Agape

Les mots de la philo 
3’ avec Luc Ferry 
Aujourd’hui : Agape 

dimanche 29 septembre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - ch 5 - Conches



  L’hiver fut relativement doux cette année-là. Avant le jour levé, Lormet le Dolois venait secouer l’oreiller de Robert. Celui-ci poussait quelques grands bâillements de fauve, se mouillait un peu le visage dans le bassin que lui présentait Gillet de Nelle, sautait dans ses vêtements de chasse, tout de cuir et la fourrure en dedans, les seuls vraiment bien agréables à porter. Puis il allait ouïr messe basse en sa chapelle ; l’aumônier avait ordre de dépêcher l’office, Évangile et communion, en quelques minutes. Robert tapait du pied si le frère s’attardait un peu trop à prier ; et le ciboire n’était pas rangé qu’il avait déjà passé la porte. Il avalait un bol de bouillon chaud, deux ailes de chapon ou bien un morceau de porc gras, avec un bon hanap de vin blanc de Meursault qui vous dégourdit l’homme, coule comme de l’or dans la gorge, et réveille les humeurs endormies par la nuit. Tout cela debout. Ah ! si la Bourgogne n’avait produit que ses vins, au lieu d’avoir aussi ses ducs ! 
  « Manger matin donne grand santé », disait Robert qui croquait encore en gagnant son cheval. Le coutel au côté, la corne en sautoir, et son bonnet de loup enfoncé sur les oreilles, il était en selle. La meute de chiens courants, tenue sous le fouet, aboyait à pleines gueules ; les chevaux piaffaient, la croupe piquée par le petit froid matinal. La bannière claquait sur le haut du donjon, puisque le seigneur séjournait au château. Le pont-levis s’abaissait, et chiens, chevaux, valets, veneurs, à grand vacarme, déboulaient vers la mare, au cœur du bourg, et gagnaient la campagne à la suite du gigantesque baron. 
  Il traîne, les matins d’hiver, sur les près du pays d’Ouche, une petite brume blanche qui a une odeur d’écorce et de fumée. Robert d’Artois aimait Conches, décidément ! Ce n’était qu’un petit château, certes, mais bien plaisant, avec de bonnes forêts à l’entour. Un soleil pâle dissipait la brume juste comme on arrivait au rendez-vous où les valets de limier présentaient leur rapport ; ils avaient relevé traces et volcelets. On attaquait à la meilleure brisée. Les bois de Conches regorgeaient de cerfs et de sangliers. Les chiens étaient bien créancés. Si l’on empêchait le sanglier de s’arrêter pour pisser, il était pris en guère plus d’une heure. Les grands cerfs majestueux emmenaient leur monde un peu plus longtemps, par de longs débuchers où la terre volait en gerbes sous les pieds des chevaux, et ils allaient se faire aboyer, raides, haletants, la langue sortie sous leur lourde ramure, dans quelque étang ou marais. 
  Le comte Robert chassait au moins quatre fois la semaine. Cela ne ressemblait pas aux grands laisser-courre royaux où deux cents seigneurs se pressaient, où l’on ne voyait rien, et où, par crainte de perdre la compagnie, on chassait le roi plutôt que le gibier. Ici, vraiment, Robert s’amusait entre ses piqueurs, quelques vassaux du voisinage fort fiers d’être invités, et ses deux fils qu’il commençait de former à l’art de vénerie que tout bon chevalier se doit de connaître. Il était content de ses fils, dix et neuf ans, qui grandissaient en force ; il surveillait leur travail aux armes et à la quintaine. Ils avaient de la chance, ces gamins ! Robert avait été trop tôt privé de son père… 
  Il servait lui-même l’animal hallali, prenant son coutelas pour le cerf, ou un épieu pour le sanglier. Il y montrait une grande dextérité et éprouvait plaisir à sentir le fer, appuyé au juste endroit, s’enfoncer d’un coup dans la chair tendre. Le gibier et le veneur étaient également fumants de sueur ; mais l’animal s’écroulait, foudroyé, et l’homme restait debout. Sur le chemin du retour, tandis qu’on commentait les incidents de la poursuite, les vilains des hameaux, en guenilles et les jambes entourées de toiles déchirées, surgissaient de leurs masures, pour courir baiser l’éperon du seigneur, d’un mouvement à la fois extasié et craintif ; une bonne habitude qui se perdait en ville. 
  Au château, dès le maître apparu, on cornait l’eau pour la dînée de midi. Dans la grand-salle tendue de tapisseries aux armes de France, d’Artois, de Valois et de Constantinople – car Madame de Beaumont était Courtenay par sa mère – Robert s’attablait pour engloutir pendant trois heures de rang, tout en taquinant son entourage ; il faisait comparaître son maître queux, la cuiller de bois pendue à la ceinture, et parfois le complimentait si le cuissot de laie, bien mariné, était fondant à point, ou lui promettait la potence si la sauce au poivre chaud, dont on arrosait le cerf entier rôti à la broche, manquait de relevé. Il prenait le temps d’une courte sieste, après quoi il revenait dans la grand-salle pour entendre ses prévôts et receveurs, se faire donner les comptes, régler les affaires de son fief et rendre la justice. 
  Il aimait beaucoup rendre la justice, voir l’envie ou la haine dans les yeux des plaideurs, la fourberie, l’astuce, la malice, le mensonge, se voir lui-même en somme, à la petite échelle des gens du fretin. Il se réjouissait surtout des histoires de femmes ribaudes et de maris trompés. 
  — Faites paraître le cornard ! ordonnait-il, carré dans son faudesteuil de chêne. 
  Et de poser les questions les plus paillardes, tandis que les clercs greffiers pouffaient derrière leurs plumes et que les requérants devenaient cramoisis de honte. 
  Robert avait une fâcheuse propension, que ses prévôts lui reprochaient, à n’infliger que des peines légères aux voleurs, larrons, pipeurs de dés, suborneurs, détrousseurs, maquereaux et brutaux, sauf, bien sûr, quand le larcin ou le délit avait été commis à son détriment. Une secrète connivence le liait de cœur avec tout ce qu’il y avait de truanderie sur la terre. Justice rendue, et voilà la journée presque passée. Robert descendait aux étuves, installées dans une chambre basse du donjon, se plongeait dans une cuve d’eau chaude parfumée d’herbes et d’aromates qui défatiguent les membres, se faisait sécher et bouchonner comme un cheval, peigner, raser, friser. Déjà, écuyers, échansons et valets avaient de nouveau dressé sur les tréteaux les tables du souper, où Robert paraissait dans une immense robe seigneuriale de velours vermeil ouvré de lis d’or et des châteaux d’Artois, et dont la fourrure intérieure lui couvrait la chaussure. Madame de Beaumont, elle, portait une robe de camocas violet, fourrée de menu-vair, brodée en or des initiales « J » et « R » entrelacées, avec semis de trèfles d’argent. La chère était moins lourde qu’au repas de midi : potages aux herbes ou au lait, un paon, un cygne rôti au milieu d’une couronne de pigeonneaux, fromages frais et fermentés, tartes et gaufres sucrées qui aidaient à goûter les vieux vins coulant des aiguières en forme de lion ou d’oiseau. On servait à la française, c’est-à-dire à deux par écuelle, une femme et un homme mangeant au même plat, sauf le seigneur. Robert avait sa platée pour lui seul, qu’il vidait de la cuiller, du couteau et des doigts, s’essuyant à la nappe comme chacun. Pour la petite volaille, il broyait chair et os, tout ensemble. 
  Vers la fin du souper, le ménestrel Watriquet de Couvin était prié de prendre sa courte harpe et de dire un conte de sa composition. Messire Watriquet était de Hainaut ; il connaissait bien le comte Guillaume et la comtesse, sœur de Madame de Beaumont ; il avait fait ses débuts à leur cour, et poursuivait sa carrière en passant chez chaque Valois, à tour de rôle. On se le disputait à gros gages. 
  — Watriquet, le lai des Dames de Paris ! réclamait Robert, la bouche encore grasse. 
  C’était son conte préféré et, bien qu’il le connût presque par cœur, il voulait l’entendre toujours, semblable en cela aux enfants qui exigent chaque soir la même histoire, et qu’on n’en omette rien. Qui eût pu, à ce moment-là, croire Robert d’Artois capable de faux et de crimes ? 
  Le lai des Dames de Paris contait l’aventure de deux bourgeoises, Margue et Marion, femme et nièce d’Adam de Gonesse, qui, s’en allant au tripier, le matin du jour des Rois, rencontrent pour leur malheur une voisine, dame Tifaigne la coiffière, et se laissent entraîner par elle dans une auberge où l’hôte, dit-on, fait crédit. Voici les commères attablées à la taverne des Maillets où le tenancier Drouin leur sert force bonnes choses : du vin claret, une oie grasse, une pleine écuelle d’aulx, des gâteaux chauds. À cet endroit du conte, Robert d’Artois se mettait à rire, d’avance. Et Watriquet poursuivait : … Lors commença Margue à suer Et boire à grandes hanapées. En peu d’heures eurent échappées Trois chopines parmi sa gorge. « Dame, foi que je dois saint Georges, Dit Maroclippe, sa commère, Ce vin me fait la bouche amère ; Je veux avoir de la grenache, Si devais-je vendre ma vache Pour en avoir aux mains plein pot. » 
  Assis près de la grande cheminée où un arbre entier flambait, Robert d’Artois, renversé en arrière, gloussait d’un gros rire de gorge. C’était toute sa jeunesse, passée dans les tavernes, bordeaux et autres mauvais lieux, qu’il revoyait à travers ce conte. En avait-il assez connu de ces franches garces, attablées et s’enivrant avec application à l’insu de leurs maris ! À minuit, chantait Watriquet, Margue, Marion et la coiffière, ayant tâté de tous les vins, de l’Arbois jusqu’au Saint-Mélion, et s’étant fait porter gaufres, oublies, amandes pelées, poires, épices et noix, étaient encore à l’auberge. Margue propose d’aller danser dehors. Le tavernier exige, pour les laisser sortir, qu’elles déposent leurs habits en gage ; ce à quoi elles consentent volontiers, saoules qu’elles sont ; en un tournemain elles se défont de leurs robes et pelissons, cottes, chemises, bourses et courroies. Nues comme au jour de leur naissance, les voilà parties dans la nuit de janvier, braillant à tue-tête : « Amour au vireli m’en vois », titubant, trébuchant, s’écorchant aux murs, se rattrapant l’une à l’autre, pour finalement s’écrouler, ivres mortes, sur les monceaux d’ordures. Le jour se lève, les portes s’ouvrent. On les découvre toutes souillées et sanglantes et ne bougeant pas plus que « merdes en la mi voie ». On va quérir les maris qui les croient assassinées ; on les porte au cimetière des Innocents ; on les jette à la fosse commune. L’une sur l’autre, toutes vives ; Or leur fuyait par les gencives Le vin, et par tous les conduits. Elles ne sortent de leur sommeil que la nuit suivante, au milieu du charnier, couvertes de terre, mais pas encore dessaoulées, et se mettent à crier dans le cimetière tout noir et gelé : « Drouin, Drouin, où es allé ? Apporte trois harengs salés Et un pot de vin du plus fort Pour faire à nos têtes confort ; Et ferme aussi la grand fenestre ! » C’était un rugissement que poussait alors Monseigneur Robert. Le ménestrel Watriquet avait peine à finir son conte car, pour plusieurs minutes, le rire du géant emplissait la salle. Les yeux larmoyants, il se frappait les côtes à deux mains. Dix fois il répétait : « Et ferme aussi la grand fenestre ! » Sa joie était si contagieuse que toute la maisonnée se tordait avec lui. 
  — Ah ! les drôlesses ! Toutes dépouillées, les naches à la bise… Et ferme aussi la grand fenestre ! 
  Et il repartait à rire. Au fond, c’était une bonne vie, celle qu’on menait à Conches… Madame de Beaumont était une bonne épouse, le comté de Beaumont était un bon petit comté, et qu’importait qu’il fût domaine de la couronne puisque les revenus en étaient assurés ? Alors l’Artois ?… Était-ce si important l’Artois, après tout, cela méritait-il tant de soucis, luttes et besognes ?… « La terre où l’on me couchera un jour, que ce soit celle de Conches ou celle d’Hesdin… » 
  Ce sont là propos qu’on se tient lorsqu’on a passé la quarantaine, qu’une affaire engagée ne tourne pas complètement à souhait, et qu’on dispose de deux semaines de loisirs. Mais l’on sait bien, dans le fond, qu’on ne se tiendra pas à cette sagesse fugitive… Tout de même, demain, Robert irait courir un cerf du côté de Beaumont, et il en profiterait pour inspecter le château, voir s’il ne convenait pas de l’agrandir… Ce fut en rentrant de Beaumont, où il s’était rendu avec son épouse, l’avant-dernier jour de l’année, que Robert d’Artois trouva ses écuyers et ses valets l’attendant, tout affolés, sur le pont-levis de Conches. On était venu dans l’après-midi se saisir de la dame de Divion pour l’emmener en prison, à Paris. 
  — S’en saisir ? Qui est venu s’en saisir ? 
  — Trois sergents. 
  — Quels sergents ? D’ordre de qui ? hurla Robert. 
  — Du roi. 
  — Allons donc ! Et vous avez laissé faire ! Vous êtes des niais que je vais bâtonner. Saisir chez moi ? Quelle imposture ! Avez-vous vu l’ordre, au moins ? 
  — Nous l’avons vu, Monseigneur, répondit Gillet de Nelle tremblant, et nous avons même exigé de le garder. Nous n’avons laissé prendre madame de Divion qu’à cette condition. Le voici. 
  C’était bien un ordre royal, tracé d’une main de clerc, mais scellé du cachet de Philippe VI. Et non pas du sceau de chancellerie, ce qui eût pu expliquer quelque haute fourberie. La cire portait le relief du sceau privé de Philippe, le « petit sceau » comme on disait, que le roi gardait sur lui, dans une bourse, et que sa main seule utilisait. Le comte d’Artois n’était pas, de nature, un homme angoissé. Ce jour-là, pourtant, il apprit à connaître la peur.

Demain "Le lis et le lion" 3ème partie  ch 6 "La mâle reine"


samedi 28 septembre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - ch 4 - Un mauvais jour

IV 
UN MAUVAIS JOUR



  Par les fenêtres de la maison Bonnefille, Béatrice d’Hirson regardait la pluie tomber dans la rue Mauconseil. Depuis plusieurs heures elle attendait Robert d’Artois qui lui avait promis de la rejoindre, cet après-midi-là. Mais Robert ne tenait aucunement ses promesses, les petites pas plus que les grandes, et Béatrice se jugeait bien stupide de le croire encore. Pour une femme qui attend, un homme a tous les torts. Robert ne lui avait-il pas promis aussi, et depuis près d’un an, qu’elle serait dame de parage en son hôtel ? Au fond, il n’était pas différent de sa tante ; tous les Artois se ressemblaient. Des ingrats ! On se crevait à faire leurs volontés ; on courait les herbières et les jeteurs de sorts ; on tuait pour servir leurs intérêts ; on risquait la potence ou le bûcher… car ce n’eût pas été Monseigneur Robert qu’on eût arrêté si l’on avait pris Béatrice à verser l’arsenic dans la tisane de Madame Mahaut, ou le sel de mercure dans le hanap de Jeanne la Veuve. 
  « Cette femme, aurait-il dit, je ne la connais pas ! Elle prétend avoir agi sur mon ordre ? Menteries. Elle était de la maison de ma tante, pas de la mienne. Elle invente fables pour se sauver. Faites-la donc rouer. » 
  Entre la parole d’un prince de France, beau-frère du roi, et celle d’une quelconque nièce d’évêque, dont la famille n’était même plus en faveur, qui dont aurait hésité ? 
  « Et j’ai fait tout cela pour quoi ? pensait Béatrice. Pour attendre ; pour attendre, esseulée en ma maison, que Monseigneur Robert daigne une fois la semaine me visiter ! Il avait dit qu’il viendrait après Vêpres ; voici le Salut sonné. Il a dû encore ripailler, traiter trois barons à dîner, parler de ses grands exploits, des affaires du royaume, de son procès, flatter de la main le rein de toutes les chambrières. Même la Divion mange à sa table, à présent, je le sais ! Et moi je suis ici à regarder la pluie. Et il arrivera à la nuitée, lourd, rotant beaucoup et les joues enflammées ; il me dira trois fadaises, s’écroulera sur le lit pour y dormir une heure, et repartira. Si même il vient… » 
  Béatrice s’ennuyait, plus encore qu’à Conflans dans les derniers mois de Mahaut. Ses amours avec Robert s’enlisaient. Elle avait cru piéger le géant, mais c’était lui qui avait gagné. La passion contrariée, humiliée, se changeait en sourde rancune. Attendre, toujours attendre ! Et ne pas même pouvoir sortir, courir les tavernes avec quelque amie à la recherche de l’aventure, parce que Robert pourrait justement survenir dans ce moment-là. En plus, il la faisait surveiller ! Elle comprenait bien que Robert se détachait d’elle et ne la voyait plus que par obligation, comme une complice qu’il faut ménager. Deux semaines entières se passaient parfois sans qu’il lui témoignât de désir. « Tu ne gagneras pas toujours, Monseigneur Robert ! » disait-elle tout bas. 
  Elle commençait secrètement de le haïr, faute de le posséder assez. Elle avait essayé les meilleures recettes de philtres d’amour :
  Tirez de votre sang, un vendredi de printemps ; mettez-le sécher au four dans un petit pot, avec deux couillons de lièvre et un foie de colombe ; réduisez le tout en poudre fine et faites-en avaler à la personne sur qui vous avez dessein ; et si l’effet ne se sent pas à la première fois, réitérez jusqu’à trois fois. Ou bien encore : Vous irez un vendredi matin, avant soleil levé, dans un verger fruitier et cueillerez sur un arbre la plus belle pomme que vous pourrez ; puis vous écrirez avec votre sang, sur un petit morceau de papier blanc, votre nom et surnom, et, en une autre ligne suivante, le nom et le surnom de la personne dont vous voulez être aimé ; et vous tâcherez d’avoir trois de ses cheveux, que vous joindrez, avec trois des vôtres, qui vous serviront à lier le petit billet que vous aurez écrit de votre sang ; puis vous fendrez la pomme en deux, vous en ôterez les pépins, et, en leur place, vous mettrez le billet lié des cheveux ; et avec deux petites brochettes pointues de branche de myrte verte, vous rejoindrez proprement les deux moitiés de pomme et la ferez ainsi sécher au four en sorte qu’elle devienne dure et sans humidité, comme des pommes sèches de carême ; vous l’envelopperez ensuite dans des feuilles de laurier et de myrte et tâcherez de la mettre sous le chevet du lit où couche la personne, aimée, sans qu’elle s’en aperçoive ; et en peu de temps elle vous donnera des marques de son amour. 
  Vaine entreprise. Les pommes du vendredi restaient inopérantes. La sorcellerie, où Béatrice se croyait infaillible, paraissait n’avoir pas de prise sur le comte d’Artois. Il n’était pas le Diable, tout de même ! En dépit de ce qu’elle lui avait affirmé pour le conquérir. Elle avait espéré être enceinte. Robert semblait aimer ses fils, par orgueil peut-être, mais il les aimait. Ils étaient les seuls êtres dont il parlât avec un peu de tendresse. Alors, un bâtard qui lui serait venu à présent… Et puis, c’eût été un bon moyen pour Béatrice ; montrer son ventre et dire : « J’attends un enfant de Monseigneur Robert… » Mais soit qu’elle eût dans le passé dérangé la nature, soit que le Malin l’eût faite telle qu’elle ne pût engendrer, cet espoir-là aussi avait été déçu. Et il ne restait à Béatrice d’Hirson, ancienne demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, que l’attente, la pluie, et des rêves de vengeance… 
  À l’heure où les bourgeois se mettaient au lit, Robert d’Artois arriva enfin, la mine fort sombre et se grattant du pouce le piquant de la barbe. À peine regarda-t-il Béatrice qui avait pris soin de mettre une robe neuve ; il se versa une grande rasade d’hypocras. 
  — Il est éventé, dit-il avec une grimace en se laissant choir sur un siège qui rendit un grand gémissement de bois. 
  Comment le breuvage n’eût-il pas perdu son arôme ? L’aiguière était préparée depuis quatre heures ! 
  — J’espérais plus tôt ta venue, Monseigneur. 
  — Eh oui ! mais j’ai de graves soucis qui m’ont tenu empêché. 
  — Comme le jour d’hier, et comme l’hier d’avant… 
  — Comprends aussi que je ne peux me montrer entrant de jour en ta maison, surtout en ce moment qu’il me faut recroître de prudence. 
  — La bonne excuse ! Alors ne me dis point que tu viendras de jour si tu ne me veux visiter que la nuit. Mais la nuit appartient à la comtesse ton épouse… 
  Il haussa les épaules d’un air excédé. 
  — Tu sais bien que je ne l’approche plus. 
  — Tous les époux disent cela à leur bonne amie, les plus grands du royaume comme le dernier savetier… et tous mentent de la même façon. Je voudrais bien voir que Madame de Beaumont te fît si bon visage et se montrât de si bon air avec toi si tu n’entrais jamais en son lit… Pour les journées, Monseigneur est au Conseil étroit, à croire que le roi tient conseil de la crevée de l’aube jusqu’au soir couchant. Ou bien Monseigneur est à la chasse… ou bien Monseigneur va jouter… ou bien Monseigneur est parti pour sa terre de Conches. 
  — La paix ! cria Robert abattant le plat de la main sur la table. J’ai d’autres soins en tête que d’écouter sornettes de femelle. C’est aujourd’hui que j’ai présenté ma requête devant la Chambre du roi. 
  En effet, on était le 14 décembre, jour fixé par Philippe VI pour l’ouverture du procès d’Artois. Béatrice le savait. Robert l’en avait prévenue ; mais agacée de jalousie, elle l’avait oublié. 
  — Et tout s’est passé à ton souhait ? 
  — Pas absolument, répondit Robert. J’ai présenté les lettres de mon grand-père, et l’on a contesté qu’elles fussent vraies. 
  — Les croyais-tu bonnes ? dit Béatrice avec un sourire méchant. Et qui donc les a contestées ? 
  — La duchesse de Bourgogne qui s’est fait remettre les pièces à l’examen. 
  — Ah ! la duchesse de Bourgogne est à Paris… 
  Les longs cils noirs se relevèrent un instant et le regard de Béatrice brilla d’un soudain éclat, vite dissimulé. Robert, tout à ses soucis, ne s’en aperçut pas. Frappant les poings l’un contre l’autre, et les muscles des mâchoires contractés, il disait : 
  — Elle est venue tout exprès avec le duc Eudes. Mahaut me nuira donc jusque dans sa descendance ! Pourquoi si mauvais sang coule-t-il en cette race-là ? Tout ce qui est fille de Bourgogne est putain, vol et mensonge ! Celle-ci, qui pousse contre moi son benêt de mari, est gueuse déjà comme toute sa parenté. Ils ont la Bourgogne ; que veulent-ils encore la comté qu’ils m’ont volée ? Mais je gagnerai. Je soulèverai l’Artois s’il le faut comme je l’ai fait déjà contre Philippe le Long, le père de cette mauvaise guenon. Et cette fois ce ne sera pas sur Arras que je marcherai, mais sur Dijon… 
  Il parlait, mais le cœur n’y était pas. C’était une colère assise, sans grands cris, sans ce pas à faire crouler les murs, sans toute cette comédie de la fureur qu’il savait si bien jouer. Pour quel auditoire se fût-il donné cette peine ? L’habitude en amour érode les caractères. On ne s’oblige à l’effort que dans la nouveauté, et l’on ne redoute que ce que l’on ne connaît pas. Nul n’est fait que de puissance, et les craintes disparaissent en même temps que le mystère s’efface. Chaque fois que l’on se montre nu, on abandonne un peu d’autorité. Béatrice ne craignait plus Robert. Elle oubliait de le redouter parce qu’elle l’avait vu trop souvent dormir, et se permettait, envers ce géant, ce que personne n’eût osé. 
  Et de même pour Robert envers Béatrice, devenue une maîtresse jalouse, exigeante, pleine de reproches, comme toute femme quand une liaison cachée dure trop longtemps. Ses talents de sorcière n’amusaient plus Robert. Ses pratiques de magie et de satanisme lui paraissaient routine. Il se défiait de Béatrice, mais par simple habitude atavique, puisqu’il est entendu une fois pour toutes que les femmes sont menteuses et trompeuses. 
  Comme elle lui mendiait le plaisir, il ne pensait plus à la craindre, et oubliait qu’elle ne s’était jetée dans ses bras que par goût de la trahison. Même le souvenir de leurs deux crimes perdait de l’importance et se dissolvait dans la poussière des jours, tandis que les deux cadavres s’effritaient sous terre. Ils vivaient cette période d’autant plus dangereuse qu’on ne croit plus au danger. Les amants devraient savoir, au moment où ils cessent de s’aimer, qu’ils vont se retrouver tels qu’avant de commencer. Les armes ne sont jamais détruites, mais seulement déposées. 
  Béatrice observait Robert en silence, tandis qu’il rêvait, bien loin d’elle, à de nouvelles machinations pour gagner son procès. Mais quand on a usé de tout pendant vingt ans, fait fouiller les lois et les coutumes, utilisé le faux témoignage, la falsification d’écritures, le meurtre, même, et qu’on a le roi pour beau-frère, et qu’encore on ne tient pas la victoire, n’y a-t-il pas, certains jours, motif à désespérer ? Changeant d’attitude, Béatrice vint s’agenouiller devant lui, soudain câline, soumise et tendre, comme si elle voulait à la fois consoler et se blottir. 
  — Quand donc mon gentil seigneur Robert me prendra-t-il en son hôtel ? Quand me fera-t-il dame de parage de sa comtesse, comme il me l’a promis ? Regarde la bonne chose que ce serait ! Toujours près de toi, tu pourrais m’appeler à ton gré… je serais là pour te servir et veiller sur toi mieux qu’aucune. Quand donc ? 
  — Quand mon procès sera gagné, dit-il comme chaque fois qu’elle revenait sur la question. 
  — Du train qu’il va, ce procès, je pourrai bien attendre d’avoir les cheveux blancs. 
  — Quand il sera jugé, si tu préfères. C’est chose dite, et Robert d’Artois n’a qu’une parole. Mais patience, que diable ! 
  Il regrettait bien d’avoir dû, naguère, lui faire miroiter ce projet. À présent il était fermement décidé à n’y jamais donner suite. Béatrice en l’hôtel de Beaumont ? Quel trouble, quelle fatigue, et quelle source d’ennuis ! Elle se releva, alla tendre les mains au feu de tourbe qui brûlait dans la cheminée. 
  — De la patience, j’en ai eu assez, je crois, dit-elle sans hausser la voix. D’abord, ce devait être après la mort de Madame Mahaut ; ensuite, après la mort de Madame Jeanne la Veuve. Elles sont mortes, il me semble, et le bout de l’an va en être bientôt chanté en église… Mais tu ne veux pas que j’entre en ton hôtel… Une putain traînée comme la Divion, qui fut maîtresse de mon oncle l’évêque, et qui t’a fabriqué de si bonnes pièces qu’un aveugle les verrait fausses, a le droit, elle, de vivre à ta table, de se pavaner à ta cour… 
  — Laisse donc la Divion. Tu sais bien que je ne garde cette sotte menteuse que par prudence. 
  Béatrice eut un bref sourire. La prudence !… Avec la Divion, parce qu’elle avait fait cuire quelques sceaux, il fallait user de prudence. Mais d’elle, Béatrice, qui avait envoyé deux princesses en tombe, on ne redoutait rien, et on pouvait la payer d’ingratitude. 
  — Allons, ne te plains pas, dit Robert. Tu as le meilleur de moi. Si tu étais en ma maison, je te pourrais sûrement moins voir, et avec moins d’abandon. 
  Il était bien gonflé de soi, Monseigneur Robert, et il parlait de ses présences comme de cadeaux sublimes qu’il daignait accorder ! 
  — Alors si c’est le meilleur de toi que j’ai, que tardes-tu à me le donner… répondit Béatrice de sa voix traînante. 
  Le lit est prêt. Et elle montrait la porte ouverte sur la chambre. 
  — Non, ma petite mie ; il me faut à présent retourner au Palais et y voir le roi, en secret, pour contrebattre la duchesse de Bourgogne. 
  — Oui, certes, la duchesse de Bourgogne… répéta Béatrice en hochant la tête d’un air entendu. Alors, est-ce demain que je dois attendre le meilleur ? 
  — Hélas, demain je dois partir pour Conches et Beaumont. 
  — Et tu y resteras… ? 
  — Fort peu. Deux semaines. 
  — Tu ne seras donc point là pour la fête de l’an neuf ? demanda-t-elle. — Non, ma belle chatte ; mais je te ferai présent d’un bon fermail de pierreries pour décorer ta gorge. 
  — Je m’en parerai donc pour éblouir mes valets, puisque ce sont les seules gens que je voie. 
  Robert aurait dû se méfier davantage. Il est des jours funestes. À l’audience, ce 14 décembre, ses pièces avaient été protestées si fermement par le duc et la duchesse de Bourgogne que Philippe VI en avait froncé le sourcil par-dessus son grand nez, et regardé son beau-frère avec inquiétude. C’eût été l’occasion d’être plus attentif, de ne pas blesser, justement ce jour-là, une femme telle que Béatrice, de ne pas la laisser, pour deux semaines, insatisfaite de cœur et de corps. Il s’était levé. 
  — La Divion part-elle dans ta suite ? 
  — Eh oui ! mon épouse en a décidé de la sorte. 
  Une bouffée de haine souleva la belle poitrine de Béatrice, et ses cils firent une ombre ronde sur ses joues. 
  — Alors, Monseigneur Robert, je t’attendrai comme une servante aimante et fidèle, prononça-t-elle en lui présentant un visage souriant. 
  Robert effleura d’un baiser machinal la joue de Béatrice. Il lui posa sa lourde main sur les reins, l’y tint un moment, et son geste s’acheva en une petite tape indifférente. Non, décidément, il ne la désirait plus ; et c’était bien là, pour elle, la pire offense.

Demain "Le lis et le lion" 3ème partie - ch 5 - "Conches"

vendredi 27 septembre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - ch 3 - Vers les Common Gallows


III 
VERS LES COMMON GALLOWS


   Les corbeaux de la Tour vivent très vieux, plus de cent ans, dit-on. Le même énorme corbeau, attentif et sournois, qui sept ans plus tôt cherchait à piquer les yeux du prisonnier à travers les barreaux du soupirail, était revenu se poster devant la cellule. Était-ce par dérision qu’on avait assigné à Mortimer son cachot d’autrefois ? Là où le père l’avait gardé dix-sept mois enfermé, le fils à son tour le tenait captif. Mortimer se disait qu’il devait y avoir dans sa nature, dans sa personne, quelque chose qui le rendait intolérable à l’autorité royale, ou qui lui rendait insupportable cette autorité. De toute manière, un roi et lui ne pouvaient cohabiter dans la même nation, et il fallait bien que l’un des deux disparût. Il avait supprimé un roi ; un autre roi allait le supprimer. C’est un grand malheur que d’être né avec une âme de monarque quand on n’est pas destiné à régner. 
  Mortimer, cette fois, n’avait plus l’espérance ni même le désir de s’évader. Il lui semblait être déjà mort, depuis Nottingham. Pour les êtres tels que lui, dominés par l’orgueil, et dont les plus hautes ambitions ont été un moment satisfaites, la chute équivaut au trépas. Le vrai Mortimer était à présent, et pour l’éternité humaine, inscrit dans les chroniques d’Angleterre ; le cachot de la Tour ne contenait que sa charnelle mais indifférente enveloppe. 
  Chose singulière, cette enveloppe avait retrouvé des habitudes. De la même manière que lorsqu’on revient, après vingt ans d’absence dans la demeure où l’on vécut enfant, on pèse du genou machinalement et par une sorte de mémoire musculaire sur le battant de la porte qui autrefois forçait, ou bien l’on pose le pied au plus large de l’escalier pour éviter le bord d’une marche usée, de la même manière Mortimer avait repris les gestes de sa précédente détention. Il pouvait, la nuit franchir les quelques pas du soupirail au mur sans jamais se cogner ; il avait, dès son entrée, repoussé l’escabelle à sa place ancienne ; il reconnaissait les bruits familiers, la relève de la garde, la sonnerie des offices à la chapelle Saint-Pierre ; et cela sans le moindre effort d’attention. Il savait l’heure où on lui apportait son repas, la nourriture était à peine moins mauvaise que du temps de l’ignoble constable Seagrave. Parce que le barbier Ogle avait servi d’émissaire à Mortimer, la première fois, pour organiser sa fuite, on refusait de lui envoyer quelqu’un pour le raser. Une barbe d’un mois lui poussait aux joues. 
  Mais, à ce détail près, tout était semblable, jusqu’à ce corbeau que Mortimer avait naguère surnommé « Édouard », et qui feignait de dormir, ouvrant de temps en temps son œil rond avant de lancer son gros bec à travers les barreaux. Ah, si ! Quelque chose manquait : les monologues tristes du vieux Lord Mortimer de Chirk, gisant sur la planche qui servait de couche… À présent, Roger Mortimer comprenait pourquoi son oncle avait refusé autrefois de le suivre dans son évasion. Ce n’était ni par peur du risque ni même par faiblesse de corps ; on a toujours assez de forces pour entreprendre un chemin, même si l’on doit y tomber. C’était le sentiment que sa vie était terminée qui avait retenu le Lord de Chirk, et lui avait fait préférer attendre sa fin, sur ce bat-flanc. 
  Pour Roger Mortimer, qui ne comptait que quarante-cinq ans, la mort ne viendrait pas d’elle-même. Il éprouvait une vague angoisse lorsqu’il regardait vers le centre du Green la place où l’on dressait habituellement le billot. Mais on s’habitue à la proximité de la mort par toute une suite de pensées très simples qui s’organisent pour constituer une mélancolique acceptation. Mortimer se disait que le corbeau sournois vivrait après lui, et narguerait d’autres prisonniers ; les rats aussi vivraient, les gros rats mouillés qui montaient la nuit des berges vaseuses de la Tamise et couraient sur les pierres de la forteresse ; même la puce qui le taquinait sous sa chemise sauterait sur le bourreau, le jour de l’exécution, et continuerait de vivre. Toute vie qui s’efface du monde laisse les autres vies intactes. Rien n’est plus banal que de mourir. 
  Quelquefois il songeait à sa femme, Lady Jeanne, sans nostalgie ni remords. Il l’avait assez tenue à l’écart de sa puissance pour que l’on eût quelque raison de s’en prendre à elle. On lui laisserait, sans doute, la disposition de ses biens personnels. Ses fils ? Certes, ses fils auraient à subir la séquelle des haines dont il était l’objet ; mais comme il y avait peu de chances qu’ils devinssent jamais hommes d’aussi vaste valeur et d’aussi haute ambition que lui, qu’importait qu’ils fussent ou ne fussent pas comtes dans les Marches ? Le grand Mortimer, c’était lui, ou plutôt ce qu’il avait été. Ni pour sa femme, ni pour ses fils, il n’éprouvait de regrets. 
  La reine ?… La reine Isabelle mourrait un jour, et de cet instant-là il n’existerait plus personne sur terre à l’avoir connu dans sa vérité. C’était seulement lorsqu’il pensait à Isabelle qu’il se sentait encore quelque peu rattaché à l’existence. Il était mort à Nottingham, certes ; mais le souvenir de son amour continuait de vivre, un peu comme les cheveux s’obstinent à croître quand le cœur a cessé de battre. Voilà tout ce qui restait au bourreau à trancher. Quand on séparerait la tête du corps, on anéantirait le souvenir des mains royales qui s’étaient nouées à ce cou. 
  Comme chaque matin, Mortimer avait demandé la date. On était le 29 novembre ; le Parlement devait donc se trouver réuni et le prisonnier s’attendait à comparaître. Il connaissait assez la lâcheté des assemblées pour savoir que nul ne prendrait sa défense, bien au contraire. Lords et Communes allaient se venger avec empressement de la terreur qu’il leur avait si longtemps inspirée. Le jugement avait déjà été prononcé, dans la chambre de Nottingham. Ce n’était pas à un acte de justice qu’on allait le soumettre, mais seulement à un simulacre nécessaire, une formalité, tout exactement comme lors des condamnations naguère ordonnées par lui. Un souverain de vingt ans impatient de gouverner, et de jeunes Lords impatients d’être les maîtres de la faveur royale, avaient besoin de sa disparition pour être sûrs de leur pouvoir. « Ma mort, pour ce petit Édouard, est l’indispensable complément de son sacre… Et pourtant, ils ne feront pas mieux que moi ; le peuple ne sera pas davantage satisfait sous leur loi. Là où je n’ai pas réussi, qui donc pourrait réussir ? » 
  Quelle attitude devrait-il adopter pendant le simulacre de justice ? Se faire suppliant, comme le comte de Kent ? Battre sa coulpe, implorer, offrir sa soumission, pieds nus et la corde au cou, en confessant le regret de ses erreurs ? Il faut avoir grande envie de vivre pour s’imposer la comédie de la déchéance ! « Je n’ai commis aucune faute. J’ai été le plus fort, et le suis resté jusqu’à ce que d’autres, plus forts pour un moment, m’abattent. C’est tout. » Alors l’insulte ? Faire face une dernière fois à ce Parlement de moutons et lui lancer : « J’ai pris les armes contre le roi Édouard II. Mes Lords, lesquels d’entre vous qui me jugez ce jour ne m’ont pas suivi alors ?… Je me suis évadé de la tour de Londres. Mes Lords évêques, lesquels d’entre vous qui me jugez ce jour n’ont pas fourni aide et trésor pour ma liberté ?… J’ai sauvé la reine Isabelle d’être tuée par les favoris de son époux, j’ai levé des troupes et armé une flotte qui vous ont délivrés des Despensers, j’ai déposé le roi que vous haïssiez et fait couronner son fils qui ce jour me juge. Mes Lords, comtes, barons et évêques, et vous messires des Communes, lesquels d’entre vous ne m’ont pas loué pour tout cela, et même pour l’amour que la reine m’a porté ? Vous n’avez rien à me reprocher que d’avoir agi en votre place, et vous avez belles dents à me déchirer, pour faire oublier par la mort d’un seul ce qui fut la besogne de tous. » Ou bien le silence… Refuser de répondre à l’interrogatoire, refuser de présenter une défense, ne pas prendre l’inutile peine de se justifier. Laisser hurler les chiens qu’on ne tient plus sous le fouet… « Mais combien j’avais raison de les soumettre à la peur ! » 
  Il fut tiré de ses pensées par des bruits de pas. « Voici le moment », se dit-il. La porte s’ouvrit, et des sergents d’armes apparurent qui s’écartèrent pour laisser passer le frère du défunt comte de Kent, le comte de Norfolk, maréchal d’Angleterre, suivi du Lord-maire et des shérifs de Londres, ainsi que de plusieurs délégués des Lords et des Communes. Tout ce monde ne pouvait tenir dans la cellule, et les têtes se pressaient dans l’étroit couloir. 
  — My Lord, dit le comte de Norfolk, je viens d’ordre du roi vous donner la lecture du jugement rendu à votre endroit, l’autre avant-hier, par le Parlement assemblé. 
  Les assistants furent surpris de voir, à cette annonce, Mortimer sourire. Un sourire calme, méprisant, qui ne s’adressait pas à eux mais à lui-même. Le jugement était déjà rendu depuis deux jours sans comparution, sans interrogatoire, sans défense… alors que l’instant d’avant il s’inquiétait de la figure à prendre devant ses accusateurs. Vain souci ! On lui infligeait une ultime leçon ; il aurait pu aussi bien se dispenser naguère, pour les Despensers, pour le comte d’Arundel, pour le comte de Kent, d’aucune formalité judiciaire. Le coroner de la cour avait commencé de lire le jugement. 
  — Vu que fut ordonné par le Parlement séant à Londres, immédiatement après le couronnement de notre seigneur le roi, que le conseil du roi comprendrait cinq évêques, deux comtes et cinq barons, et que rien ne pourrait être décidé hors de leur présence, et que ledit Roger Mortimer, sans égard à la volonté du Parlement, s’appropria le gouvernement et l’administration du royaume, déplaçant et plaçant à sa guise les officiers de la maison du roi et de l’ensemble du royaume pour y introduire ses propres amis selon son bon plaisir…  
  Debout, adossé au mur et la main posée sur un barreau du soupirail, Roger Mortimer regardait le Green et paraissait à peine intéressé par la lecture. 
  — … Vu que le père de notre roi ayant été conduit au château de Kenilworth, par ordonnance des pairs du royaume, pour y demeurer et y être traité selon sa dignité de grand prince, ledit Roger ordonna de lui refuser tout ce qu’il demanderait et le fit transférer au château de Berkeley où finalement, par ordre dudit Roger, il fut traîtreusement et ignominieusement assassiné… 
  — Va-t’en, mauvais oiseau, cria Mortimer, à l’étonnement des assistants, parce que le corbeau sournois venait de lui décharger un grand coup de bec sur le dos de la main. 
  — … Vu que, bien qu’il fût interdit par ordonnance du roi, scellée du grand sceau, de pénétrer en armes dans la salle de délibération du Parlement séant à Salisbury, ceci sous peine de forfaiture, ledit Roger et sa suite armée n’en pénétrèrent pas moins, violant ainsi l’ordonnance royale… 
  La liste des griefs s’allongeait, interminable. On reprochait à Mortimer l’expédition militaire contre le comte de Lancastre ; les espions placés auprès du jeune souverain et qui avaient contraint celui-ci de se « conduire plutôt en prisonnier qu’en roi » ; l’accaparement de vastes terres appartenant à la couronne ; la rançon, le dépouillement, le bannissement de nombreux barons ; la machination montée pour faire croire au comte de Kent que le père du roi était toujours vivant, « ce qui détermina ledit comte à vérifier les faits par les moyens les plus honnêtes et les plus loyaux » ; l’usurpation des pouvoirs royaux pour traduire le comte de Kent devant le Parlement et le faire mettre à mort ; le détournement des sommes destinées à financer la guerre de Gascogne, ainsi que des trente mille marcs d’argent versés par les Ecossais en exécution du traité de paix ; la mainmise sur le Trésor royal de sorte que le roi n’était plus en état de tenir son rang. 
  Mortimer était accusé encore d’avoir allumé la discorde entre le père du roi et la reine consort, « étant ainsi responsable du fait que la reine ne revint jamais à son seigneur pour partager son lit, au grand déshonneur du roi et de tout le royaume », et enfin d’avoir déshonoré la reine « en se montrant auprès d’elle comme son paramour notoire et avoué ». 
  Mortimer, les yeux au plafond et se caressant la barbe, souriait à nouveau ; c’était toute son histoire qu’on lisait et qui, sous cette forme étrange, allait entrer à jamais dans les archives du royaume. 
  — … C’est pourquoi le roi s’en est remis aux comtes, barons et autres, pour prononcer un juste jugement contre ledit Roger Mortimer ; ce que les membres du Parlement, après s’être concertés, ont admis, déclarant que toutes charges énumérées étaient valables, notoires, connues de tout le peuple et particulièrement l’article touchant la mort du roi au château de Berkeley. C’est pourquoi il est décidé par eux que ledit Roger, traître et ennemi du roi et du royaume, sera traîné sur la claie et puis pendu… 
  Mortimer eut un léger sursaut. Donc, ce ne serait pas le billot ? Jusqu’au bout il y avait de l’imprévu.
  — … et aussi que la sentence sera sans appel ainsi que ledit Mortimer lui-même en a autrefois décidé dans les procès des deux Despensers et du défunt Lord Edmond, comte de Kent et oncle du roi. 
  Le clerc avait terminé et roulait les feuilles. Le comte de Norfolk, frère du comte de Kent, regardait Mortimer dans les yeux. Qu’avait-il fait celui-là, qui s’était tenu bien coi ces derniers mois, pour reparaître en affectant un air vengeur et justicier ? À cause de ce regard, Mortimer eut envie de parler… oh ! brièvement… juste pour dire au comte maréchal, et, à travers ce personnage, au roi, aux conseillers, aux Lords, aux Communes, au clergé, au peuple tout entier : Quand il paraîtra au royaume d’Angleterre un homme capable d’accomplir telles choses que vous venez d’énumérer, vous vous soumettrez à lui derechef, tout également que vous me fûtes soumis. Mais je ne crois pas qu’il naisse de sitôt… À présent il est temps d’en finir. Est-ce maintenant que vous me conduisez ? 
  Il semblait donner encore des ordres et commander sa propre exécution. 
  - Oui, my Lord, dit le comte de Norfolk, c’est à présent. Nous vous menons aux Common Gallows. 
  Les Common Gallows, le gibet des voleurs, des bandits, des faussaires, des vendeurs de filles, le gibet de la crapule… 
  - Bien, allons ! dit Mortimer. Mais auparavant, vous devez être dépouillé, pour la claie. Fort bien, dépouillez-moi. 
  On lui ôta ses vêtements, ne lui laissant qu’une toile autour des reins. Il sortit ainsi, nu parmi cette escorte chaudement vêtue, sous une petite pluie bruinante de novembre. Son haut corps musclé faisait une tache claire parmi toutes les robes sombres des shérifs, et les vêtements de fer de la garde. 
  La claie était dans le Green, construite de lattes rugueuses posées sur deux patins, et accrochée aux harnais d’un cheval de trait. Mortimer conserva son sourire méprisant pour regarder cet équipage. Que de soins, que d’application à l’humilier ! Il se coucha sans aide et on lui lia les poignets et les chevilles aux traverses de bois ; puis le cheval se mit en marche et la claie commença de glisser, d’abord doucement sur l’herbe du Green, puis en raclant le gravier et les pierres du chemin. 
  Le maréchal d’Angleterre, le Lord-maire, les délégués du Parlement, le constable de la Tour, suivaient ; une escorte de soldats, la pique sur l’épaule, ouvrait la route et protégeait la marche. Le cortège sortit de la forteresse par la Traitors Gate où une foule attendait, curieuse, houleuse, cruelle, qui ne fit que grossir le long du chemin. 
  Quand on a généralement considéré les multitudes du haut d’un cheval ou d’une estrade, c’est une impression étrange que de les regarder soudain depuis le niveau du sol, d’apercevoir tous ces mentons agités, toutes ces bouches déformées par les cris, ces milliers de narines ouvertes. Les hommes ont vraiment de mauvais visages observés ainsi, et les femmes également, des visages grotesques et méchants, d’affreuses gueules de gargouilles sur lesquelles on n’a pas assez frappé lorsqu’on était debout ! 
  Et sans cette petite bruine qui lui tombait droit dans les yeux, Mortimer, secoué et cahoté sur sa claie, aurait mieux pu voir ces faces de haine. Quelque chose de visqueux et de mou l’atteignit à la joue, lui coula dans la barbe ; Mortimer comprit que c’était un crachat. Et puis, une douleur aiguë, perçante, le traversa tout entier ; une main lâche lui avait lancé une pierre au bas- ventre. Sans les piquiers, la foule, s’enivrant de ses propres hurlements, l’eût déchiré sur place. Il avançait sous une voûte sonore d’insultes et de malédictions, lui qui, six ans plus tôt, sur toutes les routes d’Angleterre, n’entendait s’élever que des acclamations. 
  Les foules ont deux voix, une pour la haine, l’autre pour l’allégresse ; c’est merveille que tant de gorges hurlant ensemble puissent produire deux rumeurs si différentes. 
  Et brusquement, ce fut le silence. Était-on déjà parvenu au gibet ? Mais non ; on était entré à Westminster et l’on faisait passer la claie lentement sous les fenêtres où se pressaient les membres du Parlement. Ceux-ci se taisaient en contemplant, traîné comme un arbre fourchu sur les pavés, celui qui tant de mois les avait pliés à sa volonté. Mortimer, les yeux emplis de pluie, cherchait un regard. Peut-être, par suprême cruauté, avait-on fait obligation à la reine Isabelle d’assister à son supplice ? Il ne l’aperçut pas. 
  Puis le cortège se dirigea vers Tyburn. Arrivé aux Common Gallows, le condamné fut délié et rapidement confessé. Une dernière fois Mortimer domina la foule, du haut de l’échafaud. Il souffrit peu, car la corde du bourreau, en le soulevant brusquement, lui rompit les vertèbres. La reine Isabelle se trouvait ce jour-là à Windsor où elle se remettait lentement d’avoir perdu, en même temps que son amant, l’enfant qu’elle attendait de lui. Le roi Édouard fit savoir à sa mère qu’il viendrait passer avec elle les fêtes de Noël.

Demain "Le lis et le lion" - 3ème partie "Un mauvais jour"

jeudi 26 septembre 2019

Le lis et le lion - 3ème partie - ch 2 - La hache de Nottinghma

II 
LA HACHE DE NOTTINGHAM

  Le crime d’État a toujours besoin d’être couvert par une apparence de légalité. La source de la loi est dans le souverain, et la souveraineté appartient au peuple qui exerce celle-ci soit par le truchement d’une représentation élue, soit par une délégation héréditairement faite à un monarque, et parfois selon les deux manières ensemble comme c’était le cas déjà pour l’Angleterre. Tout acte légal en ce pays devait donc comporter le consentement conjoint du monarque et du peuple, que ce consentement fût tacite ou exprimé. L’exécution du comte de Kent avait légalité de forme puisque les pouvoirs royaux étaient exercés par le Conseil de régence, et qu’en l’absence du comte de Lancastre, tuteur du souverain, la signature revenait à la reine mère ; mais cette exécution n’avait ni le consentement véritable d’un Parlement siégeant sous la contrainte, ni l’adhésion du roi tenu dans l’ignorance d’un ordre donné en son nom ; un tel acte ne pouvait être que funeste à ses auteurs. 
  Édouard III marqua sa réprobation autant qu’il le put en exigeant qu’on fît à son oncle Kent des funérailles princières. Comme il ne s’agissait plus que d’un cadavre Mortimer accepta de déférer aux désirs du jeune roi. Mais Édouard ne pardonnerait jamais à Mortimer d’avoir disposé à son insu, une fois de plus, de la vie d’un membre de sa famille ; il ne lui pardonnerait pas non plus l’évanouissement de Madame Philippa à l’annonce brutale de l’exécution de l’oncle Kent. Or la jeune reine était enceinte de six mois et l’on aurait pu en user envers elle avec ménagements. Édouard en fit reproche à sa mère, et, comme cette dernière répliquait avec irritation que Madame Philippa montrait trop de sensibilité pour les ennemis du royaume et qu’il fallait avoir l’âme forte si l’on avait choisi d’être reine, Édouard lui répondit : 
  — Toute femme, Madame, n’a pas le cœur aussi pierreux que vous.   
  L’incident, pour Madame Philippa, n’eut pas de conséquence et, vers la mijuin, elle accoucha d’un fils. Édouard III en éprouva la joie simple, profonde et grave, qui est celle de tout homme au premier enfant que lui donne la femme qu’il aime et dont il est aimé. Du même coup, il se sentait, comme roi, brusquement mûri. Sa succession était assurée. Le sentiment de la dynastie, de sa propre place entre ses ancêtres et sa descendance, celle-ci toute fragile encore mais déjà présente dans un berceau mousseux, occupait ses méditations et lui rendait de moins en moins supportable l’incapacité juridique dans laquelle on le maintenait. 
  Toutefois, il était assailli de scrupules ; rien ne sert de renverser une coterie dirigeante si l’on n’a pas de meilleurs hommes pour la remplacer ni de meilleurs principes à appliquer. « Saurai-je vraiment régner, et suis-je assez formé pour cela ? » se demandait-il souvent. Son esprit demeurait marqué par le détestable exemple qu’avait fourni son père, entièrement gouverné par les Despensers, et l’exemple aussi détestable qu’offrait sa mère sous la domination de Roger Mortimer. Son inaction forcée lui permettait d’observer et de réfléchir. Rien ne se pouvait faire au royaume sans le Parlement, sans son accord spontané ou obtenu. L’importance prise ces dernières années par cette assemblée de consultation, réunie de plus en plus fréquemment, en tous lieux et à tous propos, était la conséquence de la mauvaise administration, des expéditions militaires mal conduites, des désordres dans la famille royale et de l’état de constante hostilité entre le pouvoir central et la coalition des grands féodaux. Il fallait faire cesser ces déplacements ruineux où Lords et Communes devaient courir à Winchester, à Salisbury, à York, et tenir des sessions qui n’avaient d’autre objet que de permettre à Lord Mortimer de faire sentir sa férule au royaume. « Quand je serai vraiment roi, le Parlement siégera à dates régulières, et à Londres autant que se pourra… 
  L’armée ?… L’armée n’est point présentement l’armée du roi ; ce sont des armées de barons qui n’obéissent que selon leur gré. Il faudrait une armée recrutée pour le service du royaume, et commandée par des chefs qui ne tiennent leur pouvoir que du roi… 
  La justice ?… La justice demande d’être concentrée dans la main souveraine qui doit s’efforcer de la faire égale pour tous. Au royaume de France, quoi qu’on dise, l’ordre est plus grand. 
  Il faut aussi donner des ouvertures au commerce dont on se plaint qu’il soit ralenti par les taxes et interdictions sur les cuirs et les laines qui sont notre richesse. » 
  C’étaient là des idées qui pouvaient paraître fort simples mais cessaient de l’être du fait qu’elles logeaient dans une tête royale, des idées quasi révolutionnaires, en un temps d’anarchie, d’arbitraire et de cruauté comme rarement nation en connut. Le jeune souverain brimé rejoignait ainsi les aspirations de son peuple opprimé. Il ne s’ouvrait de ses intentions qu’à peu de personnes, à son épouse Philippa, à Guillaume de Mauny, l’écuyer qu’elle avait amené de Hainaut avec elle, à Lord Montaigu surtout, qui lui traduisait le sentiment des jeunes Lords. C’est souvent à vingt ans qu’un homme formule les quelques principes qu’il mettra toute une vie à appliquer.
   Édouard III avait une qualité majeure pour un homme de pouvoir : il était sans passions et sans vices. Il avait eu la chance d’épouser une princesse qu’il aimait ; il avait la chance de continuer à l’aimer. Il possédait cette forme suprême de l’orgueil qui consistait à tenir pour naturelle sa position de roi. Il exigeait le respect de sa personne et de sa fonction ; il méprisait la servilité parce qu’elle exclut la franchise. Il détestait la pompe inutile, parce qu’elle insulte à la misère et qu’elle est le contraire de la réelle majesté. Les gens qui avaient séjourné autrefois à la cour de France disaient qu’il ressemblait par beaucoup de traits au roi Philippe le Bel ; on lui trouvait même forme et même pâleur de visage, même froideur des yeux bleus quand parfois il relevait ses longs cils. 
  Édouard était plus communicatif et enthousiaste, certes, que son grand-père maternel. Mais ceux qui parlaient ainsi n’avaient connu le Roi de fer qu’en ses dernières années, à la fin d’un long règne ; nul ne se rappelait ce qu’avait été Philippe le Bel à vingt ans. Le sang de France, en Édouard III, l’avait emporté sur celui des Plantagenets, et il semblait que le vrai Capétien fût sur le trône d’Angleterre. 
  En octobre de cette même année 1330, le Parlement fut à nouveau convoqué, à Nottingham cette fois, dans le nord du royaume. La réunion menaçait d’être houleuse ; la plupart des Lords gardaient rancune à Mortimer de l’exécution du comte de Kent, dont leur conscience demeurait alourdie. Le comte de Lancastre au Tors-Col, qu’on appelait maintenant le vieux Lancastre parce qu’il avait réussi le prodige de conserver sur les épaules, jusqu’à cinquante ans, sa grosse tête penchée, Lancastre, courageux et sage, était enfin de retour. Atteint d’une maladie des yeux qui, depuis longtemps menaçante, s’était brusquement aggravée jusqu’à la demi-cécité, il lui fallait faire guider ses pas par un écuyer ; mais cette infirmité même le rendait encore plus respectable, et l’on sollicitait ses avis avec davantage de déférence. 
  Les Communes s’inquiétaient des nouveaux subsides qu’on allait leur demander de consentir et des nouvelles taxes sur les laines. Où donc passait l’argent ? Les trente mille livres du tribut d’Ecosse, à quel usage Mortimer les avait-il employées ? Était-ce pour son profit ou celui du royaume qu’on avait mené cette dure campagne, trois ans plus tôt ? Et pourquoi avoir gratifié le triste baron Maltravers, outre sa charge de sénéchal, d’une somme de mille livres pour salaire de la garde du feu roi, autrement dit du meurtre ? Car tout se sait, ou finit par se savoir, et les comptes du Trésor ne peuvent rester éternellement secrets. Voilà donc à quoi servait le revenu des taxes ! Et Ogle et Gournay, les assesseurs de Maltravers, et Daverill, le gouverneur de Corfe, en avaient reçu autant. Mortimer qui, sur la route de Nottingham, s’avançait en un tel train de splendeur que le jeune roi lui-même semblait faire partie de sa suite, Mortimer n’était plus soutenu réellement que par une centaine de partisans qui lui devaient toute leur fortune, n’étaient puissants que de le servir, et risquaient la disgrâce, le bannissement ou la potence, si lui-même venait à tomber. 
  Il se croyait obéi parce qu’un réseau d’espions, jusqu’auprès du roi en la personne de John Wynyard, l’informait de toutes les paroles prononcées et faisait hésiter les conjurations. Il se croyait puissant parce que ses troupes imposaient la crainte aux Lords et aux Communes. Mais les troupes peuvent marcher à d’autres ordres, et les espions trahir. Le pouvoir, sans le consentement de ceux sur lesquels il est exercé, est une duperie qui jamais ne dure longtemps, un équilibre éminemment fragile entre la peur et la révolte, et qui se rompt d’un coup quand suffisamment d’hommes prennent ensemble conscience de partager le même état d’esprit. 
  Chevauchant sur une selle brodée d’or et d’argent, entouré d’écuyers vêtus d’écarlate et portant son pennon flottant au bout des lances, Mortimer s’avançait sur une route pourrie. Pendant le voyage, Édouard III nota que sa mère paraissait malade, qu’elle avait le visage terne et tiré, les yeux marqués de fatigue, le regard moins brillant. Elle allait en litière et non sur sa haquenée blanche, comme c’était sa coutume ; souvent il fallait arrêter la litière dont le mouvement lui donnait la nausée. Mortimer avait auprès d’elle une présence attentive et gênée. Peut-être Édouard eût-il moins remarqué ces signes s’il n’avait eu l’occasion d’observer les mêmes, au début de l’année, sur Madame Philippa son épouse. Et puis, en voyage, les serviteurs bavardent davantage ; les femmes de la reine mère parlaient à celles de Madame Philippa. 
  À York, où l’on fit halte deux jours, Édouard ne pouvait plus avoir de doutes ; sa mère était enceinte. Il se sentait submergé de honte et de dégoût. La jalousie également, une jalousie de fils aîné, aidait à son ressentiment. Il ne retrouvait plus la belle et noble image qu’il avait de sa mère, en son enfance. « Pour elle j’ai haï mon père, à cause des hontes qu’il lui infligeait. Et voici qu’elle-même à présent me honnit ! Mère à quarante ans d’un bâtard qui sera plus jeune que mon propre fils ! » 
  Comme roi, il se sentait humilié devant son royaume, et comme époux devant son épouse. Dans la chambre du château d’York, se retournant entre les draps sans parvenir à trouver le sommeil, il disait à Philippa : 
  — Te souviens-tu, ma mie, c’est ici que nous nous sommes épousés… Ah ! je t’ai conviée à un bien triste règne ! Placide et réfléchie, Philippa prenait l’événement avec moins de passion ; mais, assez prude, elle jugeait. 
  — De telles choses, dit-elle, ne se verraient point à la cour de France. 
  — Ah ! ma mie… Et les adultères de vos cousines de Bourgogne ?… Et vos rois empoisonnés ? 
  Du coup, la famille capétienne devenait celle de Philippa, comme s’il n’en était pas lui-même tout également descendu. 
  — En France on est plus courtois, répondit Philippa, moins affiché dans ses désirs, moins cruel en ses rancunes. 
  — On est plus dissimulé, plus sournois. On préfère le poison au fer… 
  — Vous, vous êtes plus brutaux… 
  Il ne répondit pas. Elle craignit de l’avoir offensé, étendit vers lui un bras rond et doux. 
  — Je t’aime fort, mon ami, dit-elle, car toi tu ne leur es point semblable… 
  — Et ce n’est pas seulement la honte, reprit Édouard, mais aussi le danger…
   — Que veux-tu dire ? 
  — Je veux dire que Mortimer est bien capable de nous faire tous périr, et d’épouser ma mère afin de se faire reconnaître régent et de pousser son bâtard au trône… 
  — C’est chose folle à penser ! dit Philippa. 
  Certes, une telle subversion qui supposait le reniement de tous les principes, à la fois religieux et dynastiques, eût été, dans une monarchie ferme, proprement inimaginable ; mais tout est possible, et même les plus démentes aventures, dans un royaume déchiré et abandonné à la lutte des factions. 
  — Je m’en ouvrirai demain à Montaigu, dit le jeune roi. 
  En arrivant à Nottingham, Lord Mortimer se montra particulièrement impatient, autoritaire et nerveux, parce que John Wynyard, sans pouvoir percer la teneur des entretiens, avait surpris de fréquents colloques, dans la dernière partie du trajet, entre le roi, Montaigu et plusieurs jeunes Lords. Mortimer s’emporta contre sir Édouard Bohun, le vice-gouverneur, lequel, chargé d’organiser le logement, et n’agissant d’ailleurs que selon l’habitude, avait prévu d’installer les grands seigneurs dans le château même. 
  — De quel droit, s’écria Mortimer, avez-vous, sans en référer à moi, disposé d’appartements si proches de ceux de la reine mère ? 
  — Je croyais, my Lord, que le comte de Lancastre… 
  — Le comte de Lancastre, ainsi que tous les autres, devra loger à un mille au moins du château. 
  — Et vous-même, my Lord ? 
  Mortimer fronça les sourcils comme si cette question constituait une offense. 
  — Mon appartement sera à côté de celui de la reine mère, et vous ferez remettre à celle-ci, par le constable, les clés du château, chaque soir. 
  Édouard Bohun s’inclina. Il est parfois des prudences funestes. Mortimer voulait éviter qu’on commentât l’état de la reine mère ; il voulait surtout isoler le roi, ce qui permit aux jeunes Lords de s’assembler et de se concerter beaucoup plus librement, loin du château et des espions de Mortimer. 
  Lord Montaigu réunit ceux de ses amis qui lui paraissaient les plus résolus, garçons pour la plupart entre vingt et trente ans : les Lords Molins, Hufford, Stafford, Clinton, ainsi que John Nevil de Horneby et les quatre frères Bohun, Édouard, Humphrey, William et John, celui-ci étant comte de Hereford et Essex. La jeunesse formait le parti du roi. Ils avaient la bénédiction d’Henry de Lancastre, et davantage même qu’une bénédiction. 
  De son côté Mortimer siégeait au château en compagnie du chancelier Burghersh, de Simon Bereford, de John Monmouth, John Wynyard, Hugh Turplington et Maltravers, les consultant sur les moyens d’empêcher le développement d’une nouvelle conjuration. L’évêque Burghersh sentait le vent tourner et se montrait moins ardent à la sévérité ; se couvrant de sa dignité ecclésiastique, il prêchait l’entente. Il avait su, naguère, glisser à temps du parti Despenser au parti Mortimer. 
  — Assez d’arrestations, de procès et de sang, disait-il. Peut-être que quelques satisfactions allouées en terres, argent ou honneurs… 
  Mortimer l’interrompit du regard ; son œil, à la paupière coupée droit, sous le massif du sourcil, faisait encore trembler ; l’évêque de Lincoln se tut. 
  Or, à la même heure, Lord Montaigu réussissait à s’entretenir en privé avec Édouard III. 
  — Je vous supplie, mon noble roi, lui disait-il, de ne pas tolérer plus longtemps les insolences et les intrigues d’un homme qui a fait assassiner votre père, décapiter votre oncle, corrompu votre mère. Nous avons juré de verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour vous en délivrer. Nous sommes prêts à tout ; encore faudrait-il agir avec hâte, et pour cela que nous puissions pénétrer en assez grand nombre dans le château où aucun de nous n’est logé. 
  Le jeune roi réfléchit un moment. 
  — À présent sûrement, William, répondit-il, je sais que je vous aime bien. 
  Il n’avait pas dit : « que vous m’aimez bien ». Disposition d’âme vraiment royale ; il ne doutait pas qu’on voulût le servir ; l’important, pour lui, était d’accorder à bon escient sa confiance et son affection. 
  — Vous allez donc, continua-t-il, trouver le constable du château, sir William Eland, en mon nom, et le prier, de par mon ordre, de vous obéir en ce que vous lui demanderez. 
  — Alors, my Lord, dit Montaigu, que Dieu nous aide ! 
  Tout dépendait, à présent, de cet Eland, et de ce qu’il fût acquis et de ce qu’il fût loyal ; s’il révélait la démarche de Montaigu, les conjurés étaient perdus, et peut-être le roi lui-même. Mais sir Édouard Bohun garantissait qu’il pencherait du bon côté, ne fût-ce qu’en raison de la manière dont Mortimer, depuis l’arrivée à Nottingham, le traitait en valet. 
  William Eland ne déçut pas Montaigu, lui promit de se conformer à ses ordres autant qu’il pourrait, et jura de garder le secret. 
  — Puisque donc vous êtes avec nous, lui dit Montaigu, remettez-moi ce soir les clés du château… 
  — My Lord, répondit le constable, sachez que les grilles et portes sont fermées chaque soir par des clés que je remets à la reine mère, laquelle les cache sous ses oreillers jusqu’au matin. Sachez aussi que la garde habituelle du château a été relevée et remplacée par quatre cents hommes des troupes personnelles de Lord Mortimer. 
  Montaigu vit tous ses espoirs s’écrouler. 
  — Mais je sais un chemin secret qui conduit de la campagne jusqu’au château, reprit Eland. C’est un souterrain que firent creuser les rois saxons pour échapper aux Danois, quand ceux-ci ravageaient tout le pays. Ce souterrain est inconnu de la reine Isabelle, de Lord Mortimer et de leurs gens auxquels je n’avais nulle raison de le montrer ; il aboutit au cœur du château, dans le keep, et par là on peut pénétrer sans être aperçu de personne. 
  — Comment trouverons-nous l’entrée dans la campagne ? 
  — Parce que je serai avec vous, my Lord. 
  Lord Montaigu eut un second et rapide entretien avec le roi ; puis, dans la soirée, en compagnie des frères Bohun, des autres conjurés et du constable Eland, il monta à cheval et quitta la ville, déclarant à suffisamment de personnes que Nottingham leur devenait peu sûre. 
  Ce départ, qui ressemblait beaucoup à une fuite, fut aussitôt rapporté à Mortimer. 
  — Ils se savent découverts et se dénoncent d’eux-mêmes. Demain je les ferai saisir et traduire devant le Parlement. Allons, nous aurons une nuit tranquille, ma mie, dit-il à la reine Isabelle. 
  Vers minuit, de l’autre côté du keep, dans une chambre aux murs de granit éclairée seulement d’une veilleuse, Madame Philippa demandait à son époux pourquoi il ne se couchait pas et demeurait assis au bord du lit, une cotte de mailles sous sa cotte de roi, et une épée courte au côté. 
  — Il peut se passer de grandes choses, cette nuit, répondit Édouard. 
  Philippa restait calme et placide en apparence, mais le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine ; elle se rappelait leur conversation d’York. 
  — Croyez-vous qu’il veuille venir vous assassiner ? 
  — Cela aussi peut se faire. 
  Il y eut un bruit de voix chuchotées dans la pièce voisine, et Guillaume de Mauny, que le roi avait désigné pour prendre la garde en son antichambre, frappa discrètement à la porte. Édouard alla ouvrir. 
  — Le constable est là, my Lord, et les autres avec lui. 
  Édouard revint poser un baiser sur le front de Philippa ; elle lui saisit les doigts, les tint un instant étroitement serrés et murmura : 
  — Dieu te garde ! 
  Guillaume de Mauny demanda : 
  — Dois-je vous suivre, my Lord ? 
  — Ferme étroitement les portes derrière moi, et veille sur Madame Philippa. 
  Dans la cour herbue du donjon, sous la clarté de la lune, les conjurés attendaient rassemblés autour du puits, ombres années de glaives et de haches. La jeunesse du royaume s’était entouré les pieds de chiffons ; le roi n’avait pas pris cette précaution et son pas fut seul à résonner sur les dalles des longs couloirs. Une unique torche éclairait cette marche. Aux serviteurs, allongés à même le sol et qui se soulevaient, somnolents, on murmurait : « Le roi », et ils demeuraient où ils étaient, se tassant sur eux-mêmes, inquiets de cette promenade nocturne de seigneurs en armes, mais ne cherchant pas à en savoir trop. 
  La bagarre éclata seulement dans l’antichambre des appartements de la reine Isabelle, où les six écuyers postés là par Mortimer refusèrent le passage, bien que ce fût le roi qui le demandât. Bataille fort brève, où seul John Nevil de Horneby fut blessé d’un coup de pique qui lui traversa le bras ; cernés et désarmés, les hommes de garde se collèrent aux murs ; l’affaire n’avait duré qu’une minute, mais derrière l’épaisse porte on entendit un cri échappé de la gorge de la reine mère, puis le bruit de traverses poussées. 
  — Lord Mortimer, sortez ! commanda Édouard III ; c’est votre roi qui vient vous appréhender. 
  Il avait pris sa claire et forte voix de bataille, celle aussi que la foule d’York avait entendue le jour de son mariage. Il n’y eut d’autre réponse qu’un tintement d’épée tirée hors d’un fourreau. 
  — Mortimer, sortez ! répéta le jeune roi. 
  Il attendit encore quelques secondes, puis soudain saisit la plus proche hache des mains d’un jeune Lord, l’éleva au-dessus de sa tête, et, de toutes ses forces, l’abattit contre la porte. Ce coup de hache, c’était l’affirmation trop longuement attendue de sa puissance royale, la fin de ses humiliations, le terme aux arrêts délivrés contre son vouloir ; c’était la libération de son Parlement, l’honneur rendu aux Lords et la légalité restaurée au royaume. 
  Bien plus que le jour du couronnement, le règne d’Édouard III commençait là, avec ce fer brillant planté dans le chêne sombre, et ce choc, ce grand craquement de bois dont l’écho se répercuta sous les voûtes de Nottingham. Dix autres haches s’attaquèrent à la porte, et bientôt le lourd vantail céda. Roger Mortimer était au centre de la pièce ; il avait eu le temps de passer des chausses ; sa chemise blanche était ouverte sur sa poitrine, et il tenait son épée à la main. Son œil couleur de pierre brillait sous les sourcils épais, ses cheveux grisonnants et dépeignés entouraient son rude visage ; il y avait encore une belle force en cet homme-là. Isabelle, auprès de lui, les joues baignées de larmes, tremblait de froid et de peur ; ses minces pieds nus faisaient deux taches claires sur le dallage. On apercevait dans la pièce voisine un lit défait. Le premier regard du jeune roi fut pour le ventre de la reine mère, dont la robe de nuit dessinait l’arrondi. 
  Jamais Édouard III ne pardonnerait à Mortimer d’avoir réduit sa mère, que ses souvenirs lui représentaient si belle et si vaillante dans l’adversité, si cruelle dans le triomphe mais toujours parfaitement royale, à cet état de femelle éplorée à qui l’on venait arracher le mâle dont elle était grosse, et qui se tordait les mains en gémissant : 
  — Beau fils, beau fils, je vous en conjure, épargnez le gentil Mortimer ! 
  Elle s’était placée entre son fils et son amant. 
  — A-t-il épargné votre honneur ? dit Édouard. 
  — Ne faites point de mal à son corps, cria Isabelle. Il est vaillant chevalier, notre ami bien-aimé ; rappelez-vous que vous lui devez votre trône ! 
  Les conjurés hésitaient. Allait-il y avoir combat, et faudrait-il tuer Mortimer sous les yeux de la reine ? 
  — Il s’est assez payé d’avoir hâté mon règne ! Allez, mes Lords, qu’on s’en saisisse, dit le jeune roi en écartant sa mère et en faisant signe à ses compagnons d’avancer. Montaigu, les Bohun, Lord Molins et John Nevil dont le bras ruisselait de sang sans qu’il y prît garde, entourèrent Mortimer. 
  Deux haches se levèrent derrière lui, trois lames se dirigèrent vers ses flancs, une main s’abattit sur son bras pour lui faire lâcher l’épée qu’il tenait. On le poussa vers la porte. Au moment de la franchir, Mortimer se retourna. 
  — Adieu, Isabelle, ma reine, s’écria-t-il ; nous nous sommes bien aimés ! 
  Et c’était vrai. Le plus grand, le plus spectaculaire, le plus dévastateur amour du siècle, commencé comme un exploit de chevalerie, et qui avait ému toutes les cours d’Europe, jusqu’à celle du Saint-Siège, cette passion qui avait frété une flotte, équipé une armée, s’était consommée dans un pouvoir tyrannique et sanglant, s’achevait entre des haches, à la lueur d’une torche fumeuse. 
  Roger Mortimer, huitième baron de Wigmore, ancien Grand Juge d’Irlande, premier comte des Marches, était conduit vers les prisons ; sa royale maîtresse, en chemise, s’écroulait au pied du lit. 
  Avant l’aurore, Bereford, Daverill, Wynyard et les principales créatures de Mortimer étaient arrêtés ; on se lançait à la poursuite du sénéchal Maltravers, de Gournay et Ogle, les trois meurtriers d’Édouard II, qui avaient aussitôt pris la fuite. 
  La foule, au matin, s’était massée dans les rues de Nottingham et hurlait sa joie au passage de l’escorte qui emmenait sur une charrette, suprême honte pour un chevalier, Mortimer enchaîné. Tors-Col, l’oreille sur l’épaule, était au premier rang de la population et, bien que ses yeux malades vissent à peine le cortège, il dansait sur place et lançait en l’air son bonnet. 
  — Où le conduit-on ? demandaient les gens. 
  — À la tour de Londres.

Demain "Le lis et le lion" 3ème partie - ch 3 - "Vers les Common Gallows"