Pour
mettre un peu de distance entre nous et Paris, nous partons faire une
tournée en Grande Bretagne et aux Etats Unis où nous jouerons Noël
Coward et Cole Porter! Elle fait encore plus de fautes en anglais
mais ils trouvent ça ''so charming'' et tellement parisien!! Yvonne
refuse les propositions de Broadway. Ce qu'elle aime, ce qu'elle veut
c'est la France, Paris, les Bouffes Parisiens.
Dès
notre retour, faute d'auteur dramatique sous la main, ben dame oui!!,
elle va s'attaquer à un genre nouveau pour elle, le cinématographe.
Les producteurs n'ont jamais eu une grande imagination. Nous sommes
un couple célèbre, il faut un couple célèbre à l'écran. Et quel
couple plus célèbre que Marguerite Gauthier et Armand Duval. Nous
voilà enrôlés sous la direction d'Abel Gance dans une énième
Dame aux Camélias qui n'apportera rien de plus aux curriculum vitae
d'Abel, Yvonne et moi. Mais cela prépare ce qui va être l'acmé de
la carrière d'Yvonne. En 1937 Albert Willemetz et Oscar Straus
réadaptent et réécrivent une méchante petite opérette qu'ils ont
vue à Bruxelles et le 21 avril 1937 nous créons aux Bouffes
Parisiens les ''Trois valses''.
Dire que ce fut un succès est un
faible mot. L'émeute partie de la rue Monsigny rejoignit par la rue
du 4 septembre la place de l'Opéra et le boulevard des Italiens. Le
lendemain Yvonne fit la une de tous les journaux, sacrée Diva de
l'opérette. Les valses de Johan Strauss père et fils et d'Oscar
Straus firent le tour de Paris et l'année suivante avec la version
filmée elles firent le tour de la France. Nous avons alors racheté
en 39 le théâtre de la Michodière pour prolonger le succès des
''Trois valses''.
La drôle de guerre et l'Occupation n'ont pas
changé grand-chose à nos habitudes ce qui me vaudra de croiser à
nouveau Sacha dans les prisons de la Libération. Passons! Disons
simplement que nous partageons lui et moi la même opinion sur ces
résistants de la dernière heure chargés de l'épuration. Le
Corbeau, film de Clouzot, que j'ai tourné en 43 en donne une assez
bonne idée. Nous avons monté en 42 une pièce d'Henri-Georges
Clouzot à la Michodière. Il était marié à l'époque avec Suzy
Delair que j'ai bien connue sur le tournage de ''l'Assassin habite au
21''. Elle avait du ''Tça'' et elle en voulait avec son ''Tralala''.
La rencontre avec Yvonne fut glaciale. Dame! Même tempérament de
feu, même sens de la répartie, même répertoire et quelques années
de différence; il ne pouvait en être autrement.
Dans
les années qui suivirent je devins une des valeurs sures de la scène
et de l'écran. Dans le même temps, sans pâlir, l'étoile d'Yvonne
se fit plus discrète. Elle fit quelques films sans autre partenaire
que moi, ne jouât plus que dans son théâtre de la Michodière.
Mais en 1949 elle eut encore un coup d'éclat presque comparable aux
''Trois valses''. Ce fut la ''Valse de Paris''.
Yvonne réincarnait
une quasi héroïne nationale Hortense Schneider. Marcel Achard est
cinéaste comme moi je suis pédicure. Mais la musique d'Offenbach
est irrésistible, Yvonne est plus délicieuse que jamais et je dois
dire que je suis assez drôle avec cet accent alsacien aussi
improbable que l'accent marseillais que m'avait fait prendre Pagnol
dans Marius. Ajoutez à cela les numéros de Jacques Charron et
Robert Manuel..
C'est
le chant du cygne de Printemps à l'approche de l'automne. Au virage
des années 50 le cinéma change, Francis Lopez remplace Messager et
Hahn, Martine Carol est là Brigitte Bardot arrive. Elle garde sa
place dans le cœur des français, mais ils commencent à regarder
ailleurs. Alors n'étant plus sur le devant de la scène elle décide
d'occuper la totalité de ma vie. D'enquiquineuse elle devient
une...emmerdeuse, je ne vois pas d'autre mot! Elle est volcanique,
omniprésente, d'une immense mauvaise foi. Elle traine derrière elle
une foule d'adorateurs, pas toujours inoffensifs (mais elle sait
faire le tri). Terriblement jalouse. Elle a raison d'ailleurs. J'aime
autant les femmes qu'elle aime les hommes. Notre vie commune est
insupportable mais nous ne pouvons pas la vivre l'un sans l'autre...
Et
me voilà ce soir dans sa chambre. L'électrophone tourne :''Bonsoir
madame la lune, bonsoir...'' et soudain venant de la salle de bains
je l’entends. Elle chante doucement. Une boule d'émotion me monte
dans la gorge. Sa voix est un peu plus basse, le vibrato un peu plus
large, les aigus moins surs, mais le charme et la magie sont intacts.
Je reste immobile;
''Vous
êtes encore là Pierre?''
''Je
vous attendais pour vous dire bonsoir''. Je prends sa main entre les
miennes et la porte à mes lèvres.
''Bonsoir
mon chéri''
Je
me dirige vers ma chambre.
''Pierre!''
Je
me retourne.
''Pardonnez-moi
ce que je vous ai dit l'autre soir. Ne m'en veuillez pas. Mais c'est
de votre faute aussi. Vous me rendez folle de jalousie. Pour demain
soir j'ai demandé à Désiré de nous préparer un petit dîner
d'amoureux''.
C'est
drôle cette manie qu'elle a d'appeler tous nos valets de chambre
Désiré! Ça doit être une dernière vacherie à l'encontre de
Sacha. Je souris et lui envoie un baiser du bout des doigts. Je
rentre dans ma chambre, je me couche et j'éteins la lampe de chevet.
Je ne vois plus qu'un rai de lumière sous la porte. Et brusquement
le noir absolu. Je veux app....
Neuilly
le 10 janvier 1975
Pierre
est mort hier. Je l'avais fait ramener la semaine dernière de
l'Hôpital américain de Neuilly. Je me sens désemparée,
déboussolée. Je ne sais même pas si je suis triste. Mais ce que je
sais c'est que je suis définitivement seule! Il aurait pu avoir la
délicatesse de partir après moi. Il aurait du savoir après plus de
40 ans de vie commune que je ne peux pas vivre sans lui.
Elle ne lui survivra que deux ans. Elle meurt le 18 janvier 1977 à l'âge de 82 ans. Et l'air de Paris perdit un peu de son parfum.
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