Il se trompait. Il devait la revoir une
fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule
d’un rêve. Il se promenait avec Mme
Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il ne pouvait
identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin
qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de
quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et redescendait
constamment ; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n’étaient plus
visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et
il semblait alors qu’une nuit noire allait s’étendre immédiatement. Par moments
les vagues sautaient jusqu’au bord, et Swann, sentait sur sa joue des
éclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et
en était confus vis-à-vis d’elle, ainsi que d’être en chemise de nuit. Il
espérait qu’à cause de l’obscurité on ne s’en rendait pas compte, mais
cependant Mme Verdurin le
fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure
se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de grandes moustaches. Il se
détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec des petits points
rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec des yeux pleins
de tendresse prêts à se détacher comme des larmes pour tomber sur lui, et il se
sentait l’aimer tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout de suite. Tout d’un
coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit : « Il
faut que je m’en aille », elle prenait congé de tout le monde, de la même
façon, sans prendre à part Swann, sans lui dire où elle le reverrait le soir ou
un autre jour. Il n’osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et était
obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en
souriant à une question de Mme
Verdurin, mais son cœur battait horriblement, il éprouvait de la haine pour
Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu’il aimait tant tout à l’heure,
écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme
Verdurin, c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas d’Odette, qui descendait en
sens inverse. Au bout d’une seconde, il y eut beaucoup d’heures qu’elle était
partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s’était éclipsé un
instant après elle. « C’était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il,
ils ont dû se rejoindre en bas de la côte, mais n’ont pas voulu dire adieu
ensemble à cause des convenances. Elle est sa maîtresse. » Le jeune homme
inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. « Après tout elle a
raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son fez pour qu’il
fût plus à son aise. Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être
triste ? C’était bien l’homme qui pouvait la comprendre. » Ainsi
Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier
d’abord était aussi lui ; comme certains romanciers, il avait distribué sa
personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu’il voyait
devant lui coiffé d’un fez.
Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville
que quelque vague association d’idées, puis une certaine modification dans la
physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion d’honneur
en sautoir, lui avaient fait donner ce nom ; mais en réalité, et pour tout
ce que le personnage présent dans le rêve lui représentait et lui rappelait,
c’était bien Forcheville. Car d’images incomplètes et changeantes Swann endormi
tirait des déductions fausses, ayant d’ailleurs momentanément un tel pouvoir
créateur qu’il se reproduisait par simple division comme certains organismes
inférieurs ; avec la chaleur
sentie de sa propre paume il modelait le creux d’une main étrangère qu’il
croyait serrer, et de sentiments et d’impressions dont il n’avait pas
conscience encore, faisait naître comme des péripéties qui, par leur
enchaînement logique, amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le
personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit
noire se fit tout d’un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en
courant, se sauvant des maisons en flammes ; Swann entendait le bruit des
vagues qui sautaient et son cœur qui, avec la même violence, battait d’anxiété
dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpitations de cœur redoublèrent de
vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicables ; un paysan
couvert de brûlures lui jetait en passant : « Venez demander à
Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été avec
elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux qui ont mis le feu. »
C’était son valet de chambre qui venait l’éveiller et lui disait :
— Monsieur, il est huit heures et le
coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une heure.
Mais ces paroles, en pénétrant dans les
ondes du sommeil où Swann était plongé, n’étaient arrivées jusqu’à sa
conscience qu’en subissant cette déviation qui fait qu’au fond de l’eau un
rayon paraît un soleil, de même qu’un moment auparavant le bruit de la sonnette
prenant au fond de ces abîmes une sonorité de tocsin avait enfanté l’épisode de
l’incendie. Cependant le décor qu’il avait sous les yeux vola en poussière, il
ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit d’une des vagues de la mer
qui s’éloignait. Il toucha sa joue. Elle était sèche. Et pourtant il se rappelait
la sensation de l’eau froide et le goût du sel. Il se leva, s’habilla. Il avait
fait venir le coiffeur de bonne heure parce qu’il
avait écrit la veille à mon grand-père qu’il irait dans l’après-midi à Combray,
ayant appris que Mme de
Cambremer — Mlle
Legrandin — devait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir au
charme de ce jeune visage celui d’une campagne où il n’était pas allé depuis si
longtemps, ils lui offraient ensemble un attrait qui l’avait décidé à quitter
enfin Paris pour quelques jours. Comme les différents hasards qui nous mettent
en présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où nous les
aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il commence et se
répéter après qu’il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie
un être destiné plus tard à nous plaire, prennent rétrospectivement à nos yeux
une valeur d’avertissement, de présage. C’est de cette façon que Swann s’était
souvent reporté à l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il
ne songeait pas à la revoir jamais — et qu’il se rappelait maintenant la soirée
de Mme de Saint-Euverte où
il avait présenté le général de Froberville à Mme
de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si multiples qu’il n’est pas rare
que dans une même circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore
soient posés à côté de l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. Et sans
doute cela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme
de Saint-Euverte. Qui sait même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé
ailleurs, si d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés,
et qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables ? Mais ce qui lui
semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas loin de
voir quelque chose de providentiel dans ce fait qu’il se fût décidé à aller à
la soirée de Mme de
Saint-Euverte, parce que son esprit désireux d’admirer la richesse d’invention
de la vie et incapable
de se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui eût été le
plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu’il avait éprouvées ce
soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient déjà — et entre
lesquels la balance était trop difficile à établir — une sorte d’enchaînement
nécessaire.
Mais tandis que, une heure après son
réveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se
dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve ; il revit, comme il les
avait sentis tout près de lui, le teint pâle d’Odette, les joues trop maigres,
les traits tirés, les yeux battus, tout ce que — au cours des tendresses
successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de
l’image première qu’il avait reçue d’elle — il avait cessé de remarquer depuis
les premiers temps de leur liaison, dans lesquels sans doute, pendant qu’il
dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte. Et avec cette
muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu’il n’était plus
malheureux et qui baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en
lui-même : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu
mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait
pas, qui n’était pas mon genre ! »
Et tout est dit dans cette dernière phrase...
Voilà, c'est fini, nous en sommes venus à bout... Ce ''feuilleton'' a eu entre 10 et 12 lecteurs quotidiens. C'est pas mal. Si un ou deux ont été conquis c'est bien.
Swann, une fois qu'il ne l'aimera plus, finira par épouser Odette. Ils auront une fille, Gilberte, qui jouera un rôle non négligeable dans ''La recherche...'' Mais cela est une autre histoire...
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