Swann, habitué, quand il était auprès
d’une femme avec qui il avait gardé des habitudes galantes de langage, de dire
des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne
daigna pas expliquer à Mme
de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par métaphore. Quant à la princesse,
elle se mit à rire aux éclats, parce que l’esprit de Swann était extrêmement
apprécié dans sa coterie, et aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un
compliment s’adressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une
irrésistible drôlerie.
— Hé bien ! je suis ravie, Charles,
si mes petits fruits d’aubépine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez
cette Cambremer, est-ce que vous êtes aussi son voisin de campagne ?
Mme
de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de causer avec
Swann s’était éloignée.
— Mais vous l’êtes vous-même, princesse.
— Moi, mais ils ont donc des campagnes
partout, ces gens ! Mais comme j’aimerais être à leur place !
— Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient
ses parents à elle ; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à
Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes comtesse de Combray et que
le chapitre vous doit une redevance ?
— Je ne sais pas ce que me doit le
chapitre, mais je sais que je suis tapée de cent francs tous les ans par le
curé, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il
finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en riant.
— Il ne commence pas mieux, répondit
Swann.
— En effet cette double
abréviation !…
— C’est quelqu’un de très en colère et de
très convenable qui n’a pas osé aller jusqu’au bout du premier mot.
— Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir
s’empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d’achever le premier
pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries
d’un goût charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus
vous voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous. Pensez
que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le
nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il
n’y a que quand je vous vois que je cesse de m’ennuyer.
Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais
Swann et la princesse avaient une même manière de juger les petites choses qui
avait pour effet — à moins que ce ne fût pour cause — une grande analogie dans
la façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne
frappait pas parce que rien n’était plus différent que leurs deux voix. Mais si
on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les
enveloppait, les moustaches d’entre lesquelles ils sortaient, on se rendait
compte que c’étaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la
coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse
n’avaient les mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste,
ressentant toujours cette
espèce de frisson qui précède le moment où l’on va pleurer, il avait le même
besoin de parler du chagrin qu’un assassin a de parler de son crime. En
entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il éprouva
la même douceur que si elle lui avait parlé d’Odette.
— Oh ! oui, la vie est une chose
affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil
avec vous, c’est que vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée
ensemble.
— Mais je crois bien, pourquoi ne
viendriez-vous pas à Guermantes, ma belle-mère serait folle de joie. Cela passe
pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur
des pays « pittoresques ».
— Je crois bien, c’est admirable,
répondit Swann, c’est presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce
moment ; c’est un pays pour être heureux. C’est peut-être parce que j’y ai
vécu, mais les choses m’y parlent tellement ! Dès qu’il se lève un souffle
d’air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui
va arriver, que je vais recevoir une nouvelle ; et ces petites maisons au
bord de l’eau… je serais bien malheureux !
— Oh ! mon petit Charles, prenez
garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce
qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais
plus ; peut-être les deux… et ensemble !… Ah ! non, je me
rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l’air de me parler, pour que
cette Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Écoutez,
mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous
laisser enlever et que je vous emmène chez la princesse de Parme qui serait
tellement contente, et Basin aussi qui
doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé… Pensez que je
ne vous vois plus jamais !
Swann refusa ; ayant prévenu M. de
Charlus qu’en quittant de chez Mme
de Saint-Euverte, il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en
allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu’il avait tout
le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, et que
peut-être il allait trouver chez son concierge. « Ce pauvre Swann, dit ce
soir-là Mme des Laumes à
son mari, il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le verrez,
car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond
qu’un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui
n’est même pas intéressante, car on la dit idiote », ajouta-t-elle avec la
sagesse des gens non amoureux, qui trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait
être malheureux que pour une personne qui en valût la peine ; c’est à peu
près comme s’étonner qu’on daigne souffrir du choléra par le fait d’un être
aussi petit que le bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où
il allait enfin s’échapper, le général de Froberville lui demanda à connaître Mme
de Cambremer et il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la
chercher.
— Dites donc, Swann, j’aimerais mieux
être le mari de cette femme-là que d’être massacré par les sauvages, qu’en
dites-vous ?
Ces mots « massacré par les
sauvages » percèrent douloureusement le cœur de Swann ; aussitôt il
éprouva le besoin de continuer la conversation avec le général :
— Ah ! lui dit-il, il y a eu de bien
belles vies qui ont fini de cette façon… Ainsi vous savez… ce navigateur
dont Dumont d’Urville ramena les cendres, La Pérouse… (et Swann était déjà
heureux comme s’il avait parlé d’Odette). C’est un beau caractère et qui
m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air
mélancolique.
— Ah ! parfaitement, La Pérouse, dit
le général. C’est un nom connu. Il a sa rue.
— Vous connaissez quelqu’un rue La
Pérouse ? demanda Swann d’un air agité.
— Je ne connais que Mme
de Chanlivault, la sœur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie
soirée de comédie l’autre jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant,
vous verrez !
— Ah ! elle demeure rue La Pérouse.
C’est sympathique, c’est une jolie rue, si triste.
— Mais non, c’est que vous n’y êtes pas
allé depuis quelque temps ; ce n’est plus triste, cela commence à se
construire, tout ce quartier-là.
Quand enfin Swann présenta M. de
Froberville à la jeune Mme
de Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom du
général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle aurait eu si
on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que celui-là, car ne
connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à chaque personne qu’on lui
amenait, elle croyait que c’était l’un d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve
de tact en ayant l’air d’en avoir tant entendu parler depuis qu’elle était
mariée, elle tendait la main d’un air hésitant destiné à prouver la réserve
apprise qu’elle avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en
triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens les plus
brillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange ; d’autant plus
qu’ils préféraient paraître, en la faisant épouser à leur fils, avoir cédé à l’attrait
plutôt de ses qualités que de sa grande fortune.
— On voit que vous êtes musicienne dans
l’âme, madame, lui dit le général en faisant inconsciemment allusion à
l’incident de la bobèche.
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