Swann s’était avancé, sur l’insistance de
Mme de Saint-Euverte, et
pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un
coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames déjà mûres
assises l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de
Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient cousines, passaient leur temps
dans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, à se chercher
comme dans une gare et n’étaient tranquilles que quand elles avaient marqué,
par leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines : Mme
de Cambremer, comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plus
heureuse d’avoir une compagne,
Mme de Franquetot, qui
était au contraire très lancée, trouvait quelque chose d’élégant, d’original, à
montrer à toutes ses belles connaissances qu’elle leur préférait une dame
obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein d’une
mélancolie ironique, Swann les regardait écouter l’intermède de piano
(« Saint-François parlant aux oiseaux », de Liszt) qui avait succédé
à l’air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose, Mme
de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches sur
lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d’où il
pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres, et non sans lancer à sa
voisine des regards d’étonnement, de dénégation qui signifiaient :
« Ce n’est pas croyable, je n’aurais jamais pensé qu’un homme pût faire
cela », Mme de
Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure
avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la
rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles (avec
cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se
connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent : « Que
voulez-vous ! ») qu’à tout moment elle accrochait avec ses solitaires
les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs
qu’elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement.
De l’autre côté de Mme de
Franquetot, mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa
pensée favorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle
tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque honte,
les plus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart, peut-être parce
qu’elle était ennuyeuse, ou parce qu’elle était méchante, ou parce qu’elle
était d’une branche
inférieure, ou peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprès de
quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de Mme
de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avait de sa parenté
avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en caractères visibles
comme ceux qui, dans les mosaïques des églises byzantines, placés les uns
au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, à côté d’un Saint
Personnage, les mots qu’il est censé prononcer. Elle songeait en ce moment
qu’elle n’avait jamais reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la
princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la
remplissait de colère, mais aussi de fierté ; car, à force de dire aux
personnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chez Mme
des Laumes, que c’est parce qu’elle aurait été exposée à y rencontrer la
princesse Mathilde — ce que sa famille ultralégitimiste ne lui aurait jamais
pardonné — elle avait fini par croire que c’était en effet la raison pour
laquelle elle n’allait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant
qu’elle avait demandé plusieurs fois à Mme
des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le
rappelait que confusément et d’ailleurs neutralisait et au delà ce souvenir un
peu humiliant en murmurant : « Ce n’est tout de même pas à moi à
faire les premiers pas, j’ai vingt ans de plus qu’elle. » Grâce à la vertu
de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en arrière ses épaules
détachées de son buste et sur lesquelles sa tête posée presque horizontalement
faisait penser à la tête « rapportée » d’un orgueilleux faisan qu’on
sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce n’est pas qu’elle ne fût par
nature courtaude, hommasse et boulotte ; mais les camouflets l’avaient
redressée comme ces arbres qui, nés
dans une mauvaise position au bord d’un précipice, sont forcés de croître en
arrière pour garder leur équilibre. Obligée pour se consoler de ne pas être
tout à fait l’égale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que c’était
par intransigeance de principes et fierté qu’elle les voyait peu, cette pensée
avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui
passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois
d’un désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait
subir à la conversation de Mme
de Gallardon ces analyses qui en relevant la fréquence plus ou moins grande de
chaque terme permettent de découvrir la clef d’un langage chiffré, on se fût
rendu compte qu’aucune expression, même la plus usuelle, n’y revenait aussi
souvent que « chez mes cousins de Guermantes », « chez ma tante
de Guermantes », « la santé d’Elzéar de Guermantes », « la
baignoire de ma cousine de Guermantes ». Quand on lui parlait d’un
personnage illustre, elle répondait que, sans le connaître personnellement,
elle l’avait rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle répondait
cela d’un ton si glacial et d’une voix si sourde qu’il était clair que si elle
ne le connaissait pas personnellement, c’était en vertu de tous les principes
indéracinables et entêtés auxquels ses épaules touchaient en arrière, comme à
ces échelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique vous font étendre
pour vous développer le thorax.
Or, la princesse des Laumes, qu’on ne se
serait pas attendu à voir chez Mme
de Saint-Euverte, venait précisément d’arriver. Pour montrer qu’elle ne
cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par
condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les
épaules là même où il n’y avait aucune foule à fendre et personne
à laisser passer, restant exprès dans le fond, de l’air d’y être à sa place,
comme un roi qui fait la queue à la porte d’un théâtre tant que les autorités
n’ont pas été prévenues qu’il est là ; et, bornant simplement son regard —
pour ne pas avoir l’air de signaler sa présence et de réclamer des égards — à
la considération d’un dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait
debout à l’endroit qui lui avait paru le plus modeste (et d’où elle savait bien
qu’une exclamation ravie de Mme
de Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci l’aurait aperçue), à côté de Mme
de Cambremer qui lui était inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine
mélomane, mais ne l’imitait pas. Ce n’est pas que, pour une fois qu’elle venait
passer cinq minutes chez Mme
de Saint-Euverte, la princesse des Laumes n’eût souhaité, pour que la politesse
qu’elle lui faisait comptât double, de se montrer le plus aimable possible.
Mais par nature, elle avait horreur de ce qu’elle appelait « les
exagérations » et tenait à montrer qu’elle « n’avait pas à » se
livrer à des manifestations qui n’allaient pas avec le « genre » de
la coterie où elle vivait, mais qui pourtant d’autre part ne laissaient pas de
l’impressionner, à la faveur de cet esprit d’imitation voisin de la timidité
que développe, chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes, l’ambiance d’un milieu
nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander si cette gesticulation
n’était pas rendue nécessaire par le morceau qu’on jouait et qui ne rentrait
peut-être pas dans le cadre de la musique qu’elle avait entendue jusqu’à ce
jour, si s’abstenir n’était pas faire preuve d’incompréhension à l’égard de
l’œuvre et d’inconvenance vis-à-vis de la maîtresse de la maison : de
sorte que pour exprimer par une « cote mal taillée » ses sentiments
contradictoires, tantôt elle se contentait de remonter la
bride de ses épaulettes ou d’assurer dans ses cheveux blonds les petites boules
de corail ou d’émail rose, givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure
simple et charmante, en examinant avec une froide curiosité sa fougueuse
voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant la mesure,
mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps.
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