Mon
oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne l’en aimerait
que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver partout où cela lui
plairait. Quelques jours après, Odette disait à Swann qu’elle venait d’avoir
une déception en voyant que mon oncle était pareil à tous les hommes : il
venait d’essayer de la prendre de force. Elle calma Swann qui au premier moment
voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand
il le rencontra. Il regretta d’autant plus cette brouille avec mon oncle
Adolphe qu’il avait espéré, s’il l’avait revu quelquefois et avait pu causer en
toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certains bruits relatifs à
la vie qu’Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle Adolphe y passait
l’hiver. Et Swann pensait que c’était même peut-être là qu’il avait connu
Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu’un devant lui, relativement à un
homme qui aurait
été l’amant d’Odette, avait bouleversé Swann. Mais les choses qu’il aurait,
avant de les connaître, trouvé le plus affreux d’apprendre et le plus
impossible de croire, une fois qu’il les savait, elles étaient incorporées à
tout jamais à sa tristesse, il les admettait, il n’aurait plus pu comprendre
qu’elles n’eussent pas été. Seulement chacune opérait sur l’idée qu’il se
faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable. Il crut même comprendre, une
fois, que cette légèreté des mœurs d’Odette qu’il n’eût pas soupçonnée, était
assez connue, et qu’à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs
mois, elle avait eu une sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les
interroger, à se rapprocher de certains viveurs ; mais ceux-ci savaient
qu’il connaissait Odette ; et puis il avait peur de les faire penser de
nouveau à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque-là rien
n’aurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui se rapportait à la vie cosmopolite
de Bade ou de Nice, apprenant qu’Odette avait peut-être fait autrefois la fête
dans ces villes de plaisir, sans qu’il dût jamais arriver à savoir si c’était
seulement pour satisfaire à des besoins d’argent que grâce à lui elle n’avait
plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se penchait avec
une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers l’abîme sans fond où
étaient allées s’engloutir ces années du début du Septennat pendant lesquelles
on passait l’hiver sur la promenade des Anglais, l’été sous les tilleuls de
Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse mais magnifique comme
celle que leur eût prêtée un poète ; et il eût mis à reconstituer les
petits faits de la chronique de la Côte d’Azur d’alors, si elle avait pu
l’aider à comprendre quelque chose du sourire ou des regards — pourtant si
honnêtes et si simples — d’Odette, plus de passion que
l’esthéticien qui interroge les documents subsistant de la Florence du XVe
siècle pour tâcher d’entrer plus avant dans l’âme de la Primavera, de la bella
Vanna, ou de la Vénus de Botticelli. Souvent sans lui rien dire il la
regardait, il songeait ; elle lui disait : « Comme tu as l’air
triste ! » Il n’y avait pas bien longtemps encore, de l’idée qu’elle
était une créature bonne, analogue aux meilleures qu’il eût connues, il avait
passé à l’idée qu’elle était une femme entretenue ; inversement il lui
était arrivé depuis de revenir de l’Odette de Crécy, peut-être trop connue des
fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d’une expression parfois si douce, à
cette nature si humaine. Il se disait : « Qu’est-ce que cela veut
dire qu’à Nice tout le monde sache qui est Odette de Crécy ? Ces
réputations-là, même vraies, sont faites avec les idées des autres » ;
il pensait que cette légende — fût-elle authentique — était extérieure à
Odette, n’était pas en elle comme une personnalité irréductible et
malfaisante ; que la créature qui avait pu être amenée à mal faire,
c’était une femme aux bons yeux, au cœur plein de pitié pour la souffrance, au
corps docile qu’il avait tenu, qu’il avait serré dans ses bras et manié, une
femme qu’il pourrait arriver un jour à posséder toute, s’il réussissait à se
rendre indispensable à elle. Elle était là, souvent fatiguée, le visage vidé
pour un instant de la préoccupation fébrile et joyeuse des choses inconnues,
qui faisaient souffrir Swann ; elle écartait ses cheveux avec ses
mains ; son front, sa figure paraissaient plus larges ; alors, tout
d’un coup, quelque pensée simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en
existe dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou de
repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait de ses yeux comme un
rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s’éclairait comme une campagne
grise, couverte de nuages qui soudain s’écartent, pour sa transfiguration, au
moment du soleil couchant. La vie qui était en Odette à ce moment-là, l’avenir
même qu’elle semblait rêveusement regarder, Swann aurait pu les partager avec
elle ; aucune agitation mauvaise ne semblait y avoir laissé de résidu. Si
rares qu’ils devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par le souvenir
Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme en or
une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard (comme on le
verra dans la deuxième partie de cet ouvrage), des sacrifices que l’autre
Odette n’eût pas obtenus. Mais que ces moments étaient rares, et que maintenant
il la voyait peu ! Même pour leur rendez-vous du soir, elle ne lui disait
qu’à la dernière minute si elle pourrait le lui accorder car, comptant qu’elle
le trouverait toujours libre, elle voulait d’abord être certaine que personne
d’autre ne lui proposerait de venir. Elle alléguait qu’elle était obligée
d’attendre une réponse de la plus haute importance pour elle, et même si, après
qu’elle avait fait venir Swann, des amis demandaient à Odette, quand la soirée
était déjà commencée, de les rejoindre au théâtre ou à souper, elle faisait un
bond joyeux et s’habillait à la hâte. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans
sa toilette, chaque mouvement qu’elle faisait rapprochait Swann du moment où il
faudrait la quitter, où elle s’enfuirait d’un élan irrésistible ; et
quand, enfin prête, plongeant une dernière fois dans son miroir ses regards
tendus et éclairés par l’attention, elle remettait un peu de rouge à ses
lèvres, fixait une mèche sur son front et demandait son manteau de soirée bleu
ciel avec des glands d’or, Swann avait l’air si triste qu’elle ne pouvait
réprimer un geste d’impatience et disait : « Voilà comme tu me remercies
de t’avoir gardé jusqu’à la dernière minute. Moi qui croyais avoir fait quelque
chose de gentil. C’est bon à savoir pour une autre fois ! » Parfois,
au risque de la fâcher, il se promettait de chercher à savoir où elle était
allée, il rêvait d’une alliance avec Forcheville qui peut-être aurait pu le
renseigner. D’ailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirée, il
était bien rare qu’il ne pût pas découvrir dans toutes ses relations à lui
quelqu’un qui connaissait, fût-ce indirectement, l’homme avec qui elle était
sortie et pouvait facilement en obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis
qu’il écrivait à un de ses amis pour lui demander de chercher à éclaircir tel
ou tel point, il éprouvait le repos de cesser de se poser ses questions sans
réponses et de transférer à un autre la fatigue d’interroger. Il est vrai que
Swann n’était guère plus avancé quand il avait certains renseignements. Savoir
ne permet pas toujours d’empêcher, mais du moins les choses que nous savons,
nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans notre pensée, où nous les
disposons à notre gré, ce qui nous donne l’illusion d’une sorte de pouvoir sur
elles. Il était heureux toutes les fois où M. de Charlus était avec Odette.
Entre M. de Charlus et elle, Swann savait qu’il ne pouvait rien se passer, que
quand M. de Charlus sortait avec elle, c’était par amitié pour lui et qu’il ne
ferait pas difficulté à lui raconter ce qu’elle avait fait. Quelquefois elle
avait déclaré si catégoriquement à Swann qu’il lui était impossible de le voir
un certain soir, elle avait l’air de tenir tant à une sortie, que Swann
attachait une véritable importance à ce que M. de Charlus fût libre de
l’accompagner. Le lendemain, sans oser poser beaucoup de questions à M. de Charlus,
il le contraignait, en ayant l’air de ne pas bien comprendre ses premières
réponses, à lui en donner de nouvelles, après
chacune desquelles il se sentait plus soulagé car il apprenait bien vite
qu’Odette avait occupé sa soirée aux plaisirs les plus innocents. « Mais
comment, mon petit Mémé, je ne comprends pas bien…, ce n’est pas en sortant de
chez elle que vous êtes allés au musée Grévin. Vous étiez allés ailleurs
d’abord. Non ? Oh ! que c’est drôle ! Vous ne savez pas comme vous
m’amusez, mon petit Mémé. Mais quelle drôle d’idée elle a eue d’aller ensuite
au Chat Noir, c’est bien une idée d’elle… Non ? c’est vous ? C’est
curieux. Après tout ce n’est pas une mauvaise idée, elle devait y connaître
beaucoup de monde ? Non ? elle n’a parlé à personne ? C’est
extraordinaire. Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux tout
seuls ? Je vois d’ici cette scène. Vous êtes gentil, mon petit Mémé, je
vous aime bien. » Swann se sentait soulagé. Pour lui, à qui il était
arrivé en causant avec des indifférents qu’il écoutait à peine, d’entendre
quelquefois certaines phrases (celle-ci par exemple : « J’ai vu hier Mme
de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais pas »), phrases
qui aussitôt dans le cœur de Swann passaient à l’état solide, s’y durcissaient
comme une incrustation, le déchiraient, n’en bougeaient plus, qu’ils étaient
doux au contraire ces mots : « Elle ne connaissait personne, elle n’a
parlé à personne ! » comme ils circulaient aisément en lui, qu’ils
étaient fluides, faciles, respirables ! Et pourtant au bout d’un instant
il se disait qu’Odette devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là
les plaisirs qu’elle préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle
le rassurait, lui faisait pourtant de la peine comme une trahison.
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