samedi 24 novembre 2018

Les poisons e la couronne - ch 3 - Le econd couple du royaume



III
LE SECOND COUPLE DU ROYAUME

  Hesdin était une importante forteresse à trois enceintes, entrecoupée de fossés, hérissée de tours flanquantes, truffée de bâtiments, d’écuries, de greniers, de resserres, et reliée par plusieurs souterrains à la campagne environnante. Une garnison de huit cents archers pouvait y tenir à l’aise. À l’intérieur de la troisième cour se trouvait la résidence principale des comtes d’Artois, composée de divers corps de logis somptueusement meublés. -
  - Tant que j’aurai cette place, avait coutume de dire Mahaut, mes méchants barons ne viendront pas à bout de moi. Ils s’useront bien avant que mes murs n’aient cédé, et mon neveu Robert se leurre s’il pense que jamais je le laisserai s’emparer d’Hesdin. 
  - Hesdin m’appartient de droit et d’héritage, déclarait de son côté Robert d’Artois ; ma tante Mahaut me l’a volé comme tout mon comté. Mais je ferai tant que je le lui reprendrai. 
  Lorsque les alliés, escortant le char de Jeanne de Poitiers, et portant au bout d’une pique la tête du sergent Cornillot, parvinrent à la nuit tombante devant la première enceinte, leur nombre s’était réduit sensiblement. Le sire de Journy, prétextant qu’il devait surveiller la rentrée de son regain, avait quitté le cortège, imité bientôt du sire de Givenchy récemment. 
   Ils eurent à parlementer un bon moment avant qu’on ne leur permît de franchir le premier corps de garde. Puis, ils durent attendre encore, et Jeanne de Poitiers au milieu d’eux, entre la première et la seconde enceinte. 
  La nouvelle lune s’était levée dans un ciel encore clair. Mais l’ombre s’épaississait au fond des cours d’Hesdin. Tout était tranquille, trop tranquille même, au goût des barons. Ils s’étonnaient de voir si peu d’hommes d’armes. Un cheval au fond d’une écurie hennit, ayant flairé la présence d’autres chevaux. La fraîcheur du soir s’installait, où Jeanne reconnaissait des parfums d’enfance. Madame de Beaumont, dans le char, continuait à gémir qu’elle se mourait. Les barons discutaient entre eux. Certains estimaient qu’ils en avaient assez fait pour le moment, que l’affaire commençait à sentir le traquenard, et que l’on aurait avantage à revenir en force, un autre jour. Jeanne vit l’instant où elle allait être emmenée, elle aussi, en otage. Enfin, le deuxième pont-levis s’abaissa, puis le troisième. Les barons hésitaient. 
  - Es-tu bien sûre que ma mère soit ici ? souffla Jeanne à Béatrice d’Hirson. 
  - Je vous le jure sur ma vie, Madame. 
  Alors Jeanne pencha la tête hors du char. 
  - Eh bien ! Messeigneurs, dit-elle, avez-vous perdu la hâte que vous montriez de parler à votre suzeraine, et le courage vous manque-t-il au moment de l’approcher ? 
  Ces paroles poussèrent les barons en avant et, pour ne pas démériter aux regards d’une femme, ils entrèrent dans la troisième cour où ils mirent pied à terre. 
  Si préparé qu’on soit à un événement, il est rare qu’il survienne de la manière qu’on attendait. Jeanne de Poitiers avait envisagé de vingt façons le moment où elle se retrouverait en présence des siens. Elle s’était apprêtée à tout, à l’accueil glacial comme aux embrassements, à la grande scène de réhabilitation officielle comme à l’intime réunion de réconciliation. Pour chaque éventualité, elle avait construit son attitude et prévu des paroles. Mais jamais elle n’avait imaginé qu’elle rentrerait au château de famille escortée du désordre de la guerre civile et d’une dame de parage en train de faire une fausse couche. Lorsque Jeanne pénétra dans la grand-salle éclairée aux cierges où la comtesse Mahaut, debout, bras croisés, lèvres serrées, regardait s’avancer les barons, ses premiers mots furent pour dire : 
  - Ma mère, il faut donner secours à madame de Beaumont qui est en train de perdre son fruit. Vos vassaux lui ont causé trop violente peur. 
  Aussitôt la comtesse chargea sa filleule Mahaut d’Hirson, une sœur de Béatrice qui était également de ses demoiselles de parage, d’aller quérir maître Hermant et maître Pavilly, ses physiciens particuliers, pour qu’ils portassent leurs soins à la malade. Puis, retroussant ses manches et s’adressant aux barons :   
  - Sont-ce là, méchants sires, des actions de chevalerie, que de vous en prendre à ma noble fille et aux dames de sa suite, et croyez-vous ainsi me faire fléchir ? Aimeriez-vous qu’on en usât de même avec vos femmes et vos pucelles lorsqu’elles cheminent par les routes ? Allons répondez, et dites-moi quelle est l’excuse à vos forfaits, pour lesquels je demanderai punition au roi ! 
  Les alliés poussèrent Souastre en avant.  
  - Parle ! Dis ce que tu dois… 
  Souastre toussa pour s’éclaircir la gorge. Il avait tant parlé, vitupéré, crié ses griefs, harangué ses partisans, que maintenant, au moment le plus important, la voix lui manquait. 
  - Or ça, Madame, commença-t-il d’un ton enroué, nous voulons savoir si vous allez enfin désavouer votre mauvais chancelier qui étouffe nos requêtes, et consentir à nous reconnaître nos coutumes comme elles étaient du temps de Saint Louis… 
  Il s’interrompit parce qu’un nouveau personnage entrait dans la pièce, et que ce personnage était le comte de Poitiers. La tête un peu inclinée vers l’épaule, il avançait à longs pas tranquilles. Les barons, qui ne s’attendaient pas à voir surgir ainsi le frère du roi, se tassèrent les uns contre les autres. -

  -  Messeigneurs… dit le comte de Poitiers. 
  Il s’arrêta, ayant aperçu Jeanne. Il vint à elle et la baisa sur la bouche, de la façon la plus naturelle du monde, devant toute l’assistance, pour bien prouver par-là que sa femme était pleinement revenue en grâce et que donc les intérêts de Mahaut étaient pour lui affaires de famille.  
  - Alors, Messeigneurs, reprit-il, vous voici mécontents. Eh bien ! Nous aussi. Alors si nous nous entêtons de part et d’autre, et usons de violence, nous n’arriverons à rien de profitable… Ah ! Je vous reconnais, Bailliencourt ; vous étiez à l’ost… La violence, c’est le recours des gens qui ne savent pas penser… Je vous salue, Caumont… Ah ! Mon cousin de Fiennes ! Je n’attendais pas votre visite en telle compagnie… 
  En même temps, il passait parmi eux, les dévisageant, s’adressant nommément à ceux qu’il avait déjà eu l’occasion de voir, et leur tendant la main, à plat, pour qu’ils y posassent leurs lèvres, en signe d’hommage. -
   - Si la comtesse d’Artois voulait vous châtier des mauvais usages que vous venez d’avoir envers elle, cela lui serait facile… Messire de Souastre, regardez par cette fenêtre et dites-moi si vous auriez chance d’échapper ? 
  Quelques alliés se portèrent aux fenêtres ; les murs s’étaient garnis de casques qui se découpaient sur le crépuscule. Une compagnie d’archers s’installait dans la cour, et des sergents se tenaient prêts, au premier signe, à remonter les ponts et à faire choir les herses. 
  - Fuyons, s’il en est temps, murmurèrent certains. 
  - Mais non, Messeigneurs, ne fuyez pas ; votre fuite ne vous mènerait pas plus loin que le second mur. Encore une fois, je vous dis que nous voulons éviter la violence, et je prie votre suzeraine de ne point user des armes contre vous. N’est-ce pas, ma mère ? 
  La comtesse Mahaut approuva d’un bref signe de tête. 
  - Tentons de résoudre autrement nos différends, poursuivit le comte de Poitiers en s’asseyant. 
  Il convia les barons à en faire autant, et demanda qu’on leur servît à boire. Comme il n’y avait pas assez de sièges pour tous, quelques uns s’assirent à même le sol. Cette alternance de menaces et de courtoisie les désorientait. Philippe de Poitiers leur parla longuement. Il leur démontra que la guerre civile n’apportait que le malheur, qu’ils étaient sujets du roi avant que d’être sujets de la comtesse, et qu’ils devaient se soumettre à l’arbitrage du souverain. Or celui-ci avait envoyé deux émissaires, messires Flotte et Paumier, avec mission de conclure une trêve. Pourquoi les alliés refuseraient-ils la trêve ? 
  - Mes compagnons n’ont plus confiance en la comtesse Mahaut, répondit Jean de Fiennes. 
  - La trêve vous était demandée au nom du roi ; c’est donc au roi que vous faites affront, en doutant de sa parole. 
  - Mais Monseigneur Robert nous avait assuré… dit Souastre. 
  - Ah ! J’attendais bien cela ! Prenez garde, mes bons sires, à ne pas trop écouter les avis de Monseigneur Robert qui parle un peu facilement au nom du roi, et vous fait travailler pour son compte. Notre cousin d’Artois a perdu sa cause contre Madame Mahaut depuis six années, et le roi mon père, dont Dieu garde l’âme, en a jugé lui-même. Ce qui se passe en ce comté ne regarde que vous, la comtesse et le roi. 
  Jeanne de Poitiers observait son mari. Elle entendait avec bonheur le timbre égal de sa voix ; elle prenait plaisir à reconnaître cette façon qu’il avait de brusquement relever les paupières, pour ponctuer ses phrases, et cette nonchalance de l’attitude qui n’était que force dissimulée. Philippe paraissait mûri. Ses traits s’étaient accusés ; son grand nez maigre se découpait davantage ; son visage avait pris une structure définitive. 
  En même temps, Philippe semblait avoir acquis une singulière autorité comme si, depuis la mort de son père, une partie de la majesté naturelle du défunt fût passée en lui. Au bout d’une grande heure employée à parlementer, le comte de Poitiers obtint ce qu’il voulait, ou du moins ce qui se pouvait raisonnablement obtenir. Denis d’Hirson serait libéré ; Thierry, provisoirement, ne reparaîtrait pas en Artois, mais l’administration de la comtesse resterait en place, jusqu’à la fin des enquêtes. La tête du sergent Cornillot serait remise aux siens pour recevoir une sépulture chrétienne… 
  - Car, dit le comte de Poitiers, c’est se conduire en mécréants et non en défenseurs de la vraie foi que d’agir comme vous l’avez fait. De telles actions ouvrent la voie à des œuvres de vindicte dont vous seriez bientôt victimes à votre tour. 
  Les sires de Licques et de Nédonchel ne subiraient aucunes représailles, car ils n’avaient voulu que le bien de tous. Les dames et demoiselles seraient respectées de part et d’autre, comme il se devait en terre de chevalerie. Et puis tout le monde se retrouverait à Arras, au bout de la quinzaine, c’est-à-dire le 7 octobre, afin de conclure une trêve jusqu’à la fameuse conférence de Compiègne, tant de fois repoussée, et que l’on fixait cette fois au 15 novembre. 
  Si les deux Guillaume, Flotte et Paumier, ne réussissaient pas à accorder les souhaits des barons et les désirs du roi, on verrait à envoyer d’autres négociateurs. 
  - Il n’est point besoin de signer rien aujourd’hui ; je fais confiance, Messeigneurs, à votre parole, dit le comte de Poitiers. Vous êtes hommes de raison et d’honneur ; je sais bien que vous, Fiennes, et vous, Souastre, et vous, Loos, et tous, tant que vous êtes, aurez à cœur de ne pas me décevoir, et de ne point me laisser m’engager en vain auprès du roi. Et vous saurez faire entendre sagesse à vos amis afin qu’ils respectent nos conventions. 
  Il les avait si bien manœuvrés qu’ils partirent en le remerciant, comme s’ils avaient trouvé en lui un défenseur. Ils reprirent leurs chevaux, franchirent les trois ponts-levis et s’enfoncèrent dans la nuit. 
  - Mon cher fils, dit Mahaut, vous m’avez sauvée. Je n’aurais pas su montrer tant de patience. 
  - Je vous ai gagné un répit de quinze jours, dit Philippe en haussant les épaules. Les coutumes de Saint Louis ! Ils commencent à me lasser, tous, avec les coutumes de Saint Louis ! On croirait que mon père n’a jamais vécu. Faut-il donc toujours, quand un grand roi a fait progresser le royaume, qu’il se trouve des sots pour s’obstiner à revenir en arrière ? Et mon frère les encourage ! 
  - Ah ! quelle pitié, Philippe, que vous ne soyez roi ! dit Mahaut. Philippe ne répondit pas ; il regardait sa femme. Celle-ci, maintenant que ses frayeurs étaient dissipées et qu’elle touchait au terme de tant de mois d’espérance, sentait soudain toute force se retirer d’elle et luttait contre les larmes. Pour cacher son trouble, elle allait à travers la pièce, reprenant contact avec les lieux de sa jeunesse. Mais chaque objet reconnu augmentait son émotion. Elle touchait l’échiquier de jaspe et calcédoine sur lequel elle avait appris à jouer. 
  - Tu vois, rien n’est changé, dit Mahaut. 
  - Non, rien n’est changé, répéta Jeanne, la gorge serrée. 
  Elle se détourna vers la librairie, l’une des plus riches du royaume, en dehors des librairies de monastères, et qui contenait douze volumes. Jeanne caressa du doigt les reliures… les Enfances d’Ogier, la Bible en français, la Vie des Saints, le Roman de Renart, le Roman de Tristan… Elle avait tant de fois regardé, en compagnie de sa sœur Blanche, les belles enluminures peintes sur les feuilles de parchemin ! Et l’une des dames de Mahaut leur faisait la lecture.  
  - Celui-ci, tu le connaissais… oui, je l’avais déjà acheté, dit Mahaut en montrant le Roman de la violette. 
  Elle cherchait à dissiper la gêne qui les gagnait tous trois. À ce moment, le nain de Mahaut, qu’on appelait Jeannot le Follet, entra, tenant le cheval de bois sur lequel il était censé caracoler à travers la demeure. Âgé de plus de quarante ans, il avait une tête large avec de gros yeux de chien et un petit nez camus. Il arrivait tout juste à la hauteur des tables ; on le vêtait d’une robe brodée de « bestelettes ». 
  Lorsqu’il aperçut Jeanne, il eut un grand saisissement ; sa bouche s’ouvrit, mais sans rien prononcer ; et au lieu d’avancer en faisant des cabrioles comme c’était son devoir, il courut précipitamment vers la jeune femme et s’aplatit au sol pour lui baiser les pieds. La résistance de Jeanne, son contrôle sur elle-même, cédèrent d’un coup. Brusquement, elle se mit à sangloter, se tourna vers le comte de Poitiers, vit qu’il lui souriait, et se jeta dans ses bras en balbutiant : -
  - Philippe !… Philippe !… Enfin, je vous ai retrouvé ! 
  La dure comtesse Mahaut éprouva un petit pincement au cœur parce que sa fille s’était élancée vers son mari, et non vers elle, pour pleurer de bonheur. « Mais que souhaitais-je d’autre ? pensa Mahaut. Allons, c’est cela le plus important, j’ai réussi. » 
  - Philippe, votre femme est lasse, dit-elle. Conduisez-la dans vos appartements. On vous y montera votre souper. Et comme ils passaient près d’elle, elle ajouta, plus bas : 
  - Je vous avais bien dit qu’elle vous aimait. 
  Elle les contempla tandis qu’ils passaient la porte. Puis elle fit signe à Béatrice d’Hirson de les suivre, discrètement. Plus tard, dans la nuit, alors que la comtesse Mahaut, pour réparer ses fatigues, avalait au lit son sixième et dernier repas, Béatrice entra, un demi-sourire aux lèvres. 
  - Alors ? dit Mahaut. 
  - Alors, Madame, le philtre a bien eu l’effet que nous en attendions. À présent, ils dorment. Mahaut se renversa un peu sur ses oreillers. 
  - Dieu soit loué, dit-elle. Nous avons refait le second couple du royaume.

Demain 2ème partie ch 3 L'amitié d'une servante 

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