IV
LES SIGNES DU MALHEUR
Le beau temps avait été de courte durée. Les
ouragans, les orages, les grêles, les pluies torrentielles qui
dévastèrent cet été là l’occident de l’Europe, et dont la
princesse Clémence avait déjà subi les atteintes en mer, reprirent
le lendemain même de son départ de Marseille. Après une première
étape à Aix-en-Provence et une autre au château d’Orgon,
l’escorte entra en Avignon sous des avalanches d’eau. Le toit de
cuir peint qui protégeait la litière où voyageait la princesse
ruisselait aux quatre coins comme gargouilles d’église. Les
garde-robes si chèrement reconstituées, les beaux vêtements neufs
allaient-ils être déjà gâchés, les coffres percés par la pluie,
et les selles brodées des chevaliers napolitains perdues, avant même
que d’avoir ébloui les populations de France ?
À peine la troupe
installée dans la ville papale, le cardinal Duèze, évêque
d’Avignon, suivi de tout un clergé, vint saluer Madame Clémence
de Hongrie. Visite de politique. Candidat officiel de la maison
d’Anjou à l’élection pontificale, Jacques Duèze connaissait
bien Donna Clemenza pour l’avoir vue grandir, alors qu’il était
chancelier de la cour de Naples. Que Clémence épousât le roi de
France arrangeait assez ses affaires, et il comptait un peu sur ce
mariage pour gagner les voix qui lui manquaient parmi les cardinaux
français. Léger comme un daguet, en dépit de ses soixante-dix ans,
Monseigneur Duèze gravit l’escalier, forçant ses diacres et
camériers à courir derrière lui. Il était accompagné des deux
cardinaux Colonna, provisoirement dévoués aux intérêts de Naples.
Pour recevoir toute cette pourpre, messire de Bouville secoua sa
fatigue et retrouva sa dignité d’ambassadeur.
— Je vois,
Monseigneur, dit-il au cardinal Duèze en le traitant comme une
vieille connaissance, je vois qu’il est plus aisé de vous
atteindre lorsqu’on escorte la nièce du roi de Naples que
lorsqu’on vient à vous d’ordre du roi de France, et qu’il
n’est plus nécessaire de battre les champs à votre recherche,
comme vous m’y forçâtes l’hiver passé.
Bouville pouvait se
permettre ce ton d’humour ; le cardinal avait coûté cinq mille
livres au Trésor de France.
— C’est que, messire comte, répondit
le cardinal, le roi Robert m’a toujours fait l’honneur, avec
grande persévérance, de sa pieuse confiance ; et l’union de sa
nièce, dont je sais la haute réputation de vertu, avec le trône de
France exauce mes prières.
Bouville reconnaissait cette étrange
voix, à la fois ardente et brisée, étouffée, feutrée de timbre
mais rapide de rythme, qui l’avait tant frappé lors de la première
rencontre avec le cardinal. Celui-ci, répondant à Bouville, parlait
surtout pour la princesse, vers laquelle il se tournait sans cesse.
Il poursuivit :
— Et puis, messire comte, les choses ont assez
changé, et l’on n’aperçoit plus derrière ce qui vient de
France l’ombre de Monseigneur de Marigny qui avait le pouvoir bien
long, et qui ne nous était guère favorable. Est-il vrai qu’il se
soit montré si infidèle dans ses comptes que votre jeune roi, dont
on connaît pourtant la charité d’âme, n’ait pu le sauver d’un
juste châtiment ?
— Vous savez que messire de Marigny était mon
ami, répliqua Bouville avec courage. Je pense que ses commis, plutôt
que lui-même, ont été infidèles. Il m’a été dur de voir un si
vieux compagnon se perdre par entêtement d’orgueil à vouloir tout
régenter. Je l’avais averti…
Mais Monseigneur Duèze n’était
pas au bout de ses courtoises perfidies. Toujours s’adressant à
Bouville, mais toujours regardant Clémence de Hongrie, il reprit :
—
Vous voyez qu’il n’était point nécessaire de tant s’inquiéter
de cette annulation, dont vous étiez venu m’entretenir, pour votre
maître. La Providence pourvoit souvent à nos souhaits… pour peu
qu’on l’aide d’une main un peu ferme…
Des yeux et du visage,
il semblait ajouter, à l’intention de la princesse : « Je fais en
sorte de vous prévenir. Sachez à qui l’on vous marie. Si quelque
chose vous trouble, à la cour de France, adressez-vous à moi. »
Les hommes d’Église, même lorsqu’ils parlent beaucoup, doivent
être entendus à demi-mot. Bouville se hâta de changer de sujet, et
d’interroger le prélat sur l’état du conclave.
— Toujours le
même, dit Duèze, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de conclave.
Les intrigues sont plus nombreuses que jamais, et si finement ourdies
qu’on n’en saurait débrouiller l’écheveau. Le camerlingue
emploie tous ses efforts à bien prouver qu’il ne peut nous
rassembler. Nous continuons d’être dispersés, les uns à
Carpentras, d’autres à Orange, nous-mêmes ici… Caëtani à
Vienne…
Duèze savait que les voyageurs devaient faire arrêt à
Vienne, chez une sœur de Clémence, mariée au dauphin de Viennois. Aussi s’empressa-t-il de prononcer un réquisitoire chuchoté,
mais féroce, contre le cardinal Francesco Caëtani, son principal
adversaire.
— Il est plaisant de lui voir aujourd’hui tant de
courage à défendre la mémoire de son oncle le pape Boniface. Nous
ne pouvons oublier que lorsque Nogaret vint à Anagni, avec sa
cavalerie, pour assiéger Boniface, Monseigneur Francesco abandonna
ce bien cher parent, auquel il devait son chapeau, et s’enfuit
costumé en valet. Il semble né pour la félonie comme d’autres
pour le sacerdoce, déclara Duèze.
Ses yeux, animés d’une passion
de vieillard, brillaient au fond d’un visage sec et creusé. À
l’en croire, le Caëtani était capable des pires forfaits ; il y
avait du diable chez cet homme-là…
— … et le démon, comme
vous savez, peut bien s’introduire partout ; rien ne doit lui être
plus plaisant que de s’asseoir en nos collèges.
Les deux Colonna,
animés d’une haine ancestrale contre tout ce qui portait nom ou
sang des Caëtani, approuvèrent avec force.
— Je sais bien, ajouta
Duèze, que le trône de saint Pierre ne doit pas rester indéfiniment
vide, et que cela est mauvais pour l’univers. Mais qu’y puis-je ?
Je me suis offert à recueillir ce fardeau. Si Dieu, en me désignant,
veut élever son plus humble serviteur à la place la plus haute, je
suis soumis à la volonté de Dieu. Que puis-je faire de plus,
messire comte?
Après quoi, il remit en présent de noces, à Donna
Clemenza, un exemplaire richement enluminé de la première partie de
son Élixir, traité de science hermétique dont il était douteux
que la jeune princesse pût comprendre la moindre ligne. Puis il s’en
alla, rapide et sautillant, suivi de ses prélats, diacres et
camériers. Il menait déjà train de pape et, jusqu’à la limite
de ses forces, empêcherait tout autre que lui d’être élu.
Le
lendemain, tandis que la chevauchée princière avançait sur la
route de Valence, Clémence de Hongrie demanda soudain à Bouville :
— De quoi est morte Madame Marguerite de Bourgogne ?
— Des
rigueurs de la prison, Madame, et du chagrin de ses fautes, sans
aucun doute.
— Que voulait dire le cardinal, en parlant de cette
main ferme qui aurait aidé la Providence ?
Hugues de Bouville se
troubla un peu. Il se refusait pour sa part à accorder aucun crédit
aux bruits qui circulaient concernant le décès de Marguerite.
—
Le cardinal est un étrange homme, dit-il. On croirait toujours qu’il
s’exprime par énigme latine. Sans doute est-ce d’avoir tant
étudié. J’avoue que je ne parviens pas à suivre tous les détours
de son esprit. Je pense qu’il voulait dire que la geôle est régime
sévère, si le geôlier est ponctuel, et qui peut suffire à abréger
les jours d’une femme…
Une recrudescence de la pluie vint à
propos le tirer d’affaire. On dut fermer les rideaux de cuir de la
litière. Allongée sur les coussins, balancée au pas des mules et
enfermée dans ce bruit d’eau, crépitant, inlassable, Clémence de
Hongrie pensait à Marguerite. « Ainsi, le bonheur qui m’est
promis, se disait-elle, je le dois à la mort d’une autre. » Elle
se sentait inexplicablement liée à cette inconnue, à cette reine
qu’elle allait remplacer et dont les fautes autant que le châtiment
lui inspiraient effroi et pitié. « Ses péchés ont causé son
trépas, et son trépas me fait reine. » Elle y voyait comme une
condamnation portée sur elle-même, et tout lui paraissait présage
de malheur. La tempête, la blessure de Guccio, et ces pluies qui
tournaient à la calamité… autant de signes néfastes.
Les
villages traversés offraient un aspect désolé. Après un hiver de
famine, alors que les récoltes s’annonçaient belles et que les
paysans commençaient à reprendre courage, les intempéries en
quelques jours avaient balayé tous les espoirs. L’eau,
intarissable, pourrissait tout. La Durance, la Drôme, l’Isère
étaient en crue, et le Rhône qu’on longeait avait pris en
grossissant une force dangereuse. Parfois, il fallait écarter de la
route un arbre abattu par la tempête. Le contraste était pénible,
pour Clémence, entre la Campanie au ciel toujours bleu, aux vergers
chargés de fruits d’or, et cette vallée ravagée, ces bourgades
sinistres, à demi dépeuplées par la faim. « Et plus au nord, ce
sera pire encore. Je vais dans un pays dur. » Elle eût voulu
soulager toutes les misères, et faisait sans cesse arrêter sa
litière pour distribuer des aumônes. Bouville était forcé de
s’interposer, et s’appliquait à calmer cette ardeur de bonté.
—
Si vous donnez de ce train, Madame, nous n’aurons plus de quoi
gagner Paris. Ce fut en arrivant à Vienne, chez sa sœur Béatrice,
dauphine de Viennois, que Clémence apprit que Louis X venait de
partir en guerre contre la Flandre.
— Seigneur mon Dieu,
murmura-t-elle, vais-je être veuve avant même que d’avoir vu mon
époux ? Et ne vais-je en pays de France que pour y accompagner le
malheur ?
Demain chapitre 5 Le roi prend l'oriflamme
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