jeudi 22 novembre 2018

Les poisons de la couronne - 2ème partie Après les Flandres l'Artois chapitre 1 Les alliés



  
DEUXIÈME PARTIE
APRÈS LA FLANDRE, L’ARTOIS…
I LES ALLIÉS

  De toutes les fonctions humaines, celle qui consiste à gouverner ses semblables, encore que la plus enviée, est la plus décevante, car elle n’a jamais de fin, et ne permet à l’esprit aucun repos. Le boulanger qui a sorti sa fournée, le bûcheron devant son chêne abattu, le juge qui vient de rendre un arrêt, l’architecte qui voit poser le faîte d’un édifice, le peintre une fois terminé son tableau, peuvent, pour un soir au moins, connaître cet apaisement relatif que procure un effort mené à son terme. L’homme de gouvernement, jamais. À peine une difficulté politique paraît-elle aplanie qu’une autre, qui se formait justement pendant qu’on réglait la première, exige une attention immédiate. Le général vainqueur profite longuement des honneurs de sa victoire ; mais le ministre doit affronter les nouvelles situations nées de cette victoire même. Aucun problème ne tolère de rester longtemps irrésolu, car tel qui semble aujourd’hui secondaire demain prendra une importance tragique. L’exercice du pouvoir n’est guère comparable qu’à celui de la médecine, qui connaît également cet enchaînement sans trêve, cette primauté des urgences, cette constante surveillance de troubles bénins parce qu’ils peuvent être symptômes de lésions graves, enfin ce perpétuel engagement de la responsabilité en des domaines où la sanction dépend de circonstances futures. L’équilibre des sociétés, comme la santé des individus, n’a jamais un caractère définitif, et ne peut représenter un labeur achevé. Le métier de roi, au temps où les rois gouvernaient eux-mêmes, comportait ces servitudes ininterrompues. 
  À peine Louis X était-il parvenu à mettre en sommeil les affaires de Flandre, se résignant à les laisser pourrir puisqu’il ne pouvait les résoudre, à peine avait-il couru à Reims se faire revêtir du prestige mystique que le sacre conférait au souverain, fût-il le moins aimable et le moins compétent des monarques, qu’aussitôt de nouveaux troubles éclatèrent dans le nord de la France. Les barons d’Artois, ainsi qu’ils l’avaient promis à Robert, n’avaient pas désarmé en rentrant de l’ost boueux. Ils parcouraient le pays avec leurs bannières, tâchant de gagner les populations à leur cause. Toute la noblesse leur était acquise et, par-là, les campagnes. La bourgeoisie des villes était partagée. Arras, Boulogne, Thérouanne faisaient cause commune avec les ligueurs. Calais, Avesnes, Bapaume, Aire, Lens, Saint-Omer demeuraient fidèles à la comtesse Mahaut. Le comté montrait une agitation fort proche de l’insurrection. La haute noblesse était représentée dans la ligue par Jean de Fiennes, beaufrère du comte de Flandre, ce qui rendait le mouvement de révolte particulièrement inquiétant. Pour la procédure, les conjurés disposaient d’un des leurs, Gérard Kiérez, homme fort habile à formuler les doléances, rédiger les pétitions et conduire les actions juridiques devant le Parlement et le Conseil du roi. Les sires de Souastre et de Caumont dirigeaient les rassemblements militaires. Tous travaillaient pour le compte et sous l’inspiration de Robert d’Artois. 
  Leurs revendications étaient de deux sortes. D’une part, ils requéraient l’application immédiate et intégrale de la charte dont ils avaient obtenu l’octroi récemment, et qui restaurait les « coutumes » du temps de Saint Louis ; d’autre part, ils réclamaient des changements de personnes dans l’administration du comté, et avant tout le renvoi du chancelier de Mahaut, Thierry d’Hirson, leur bête noire. 
  Leurs exigences, si elles avaient été satisfaites, eussent conduit la comtesse Mahaut à être privée de toute autorité dans son apanage, ce qu’espérait fermement Robert. Mais Mahaut n’était pas femme à se laisser dépouiller. Rusant, discutant, promettant sans tenir, feignant de céder un jour pour tout remettre en question le lendemain, elle cherchait à gagner du temps par n’importe quel moyen. Les coutumes ? Certes, on allait appliquer les coutumes. Mais il fallait auparavant mener enquête, afin qu’on connût bien précisément quelles étaient les coutumes d’autrefois en chaque seigneurie. Les prévôts, les officiers, le chancelier lui-même ? S’ils avaient failli, ou abusé de leurs fonctions, elle les châtierait sans pitié. Pour cela aussi elle était résolue à faire enquêter… Et puis l’on portait le débat devant le roi, qui n’y comprenait rien et songeait à ses autres soucis. 
  La comtesse Mahaut écoutait les doléances de maître Gérard Kiérez ; elle témoignait une évidente bonne volonté. Afin de s’accorder sur tout, on aurait une entrevue prochaine à Bapaume… Pourquoi Bapaume ? Parce que Bapaume était à elle, qu’elle y entretenait une garnison… Elle insistait sur Bapaume. Et puis, le jour convenu, elle ne venait pas à Bapaume, car elle avait dû se rendre à Reims pour le sacre… Le sacre passé, elle oubliait l’entrevue promise. Mais elle viendrait bientôt en Artois ; qu’on prît patience ; les enquêtes suivaient leur cours… c’est-à-dire que des sergents s’employaient à récolter, sous menace de bâton ou de prison, des témoignages favorables à l’administration du chancelier Thierry d’Hirson. 
  Le sang monta bientôt à la tête des barons ; ils entrèrent en rébellion ouverte et firent défense à Thierry de reparaître en Artois, le donnant pour mort s’il s’y montrait. Puis, ils mandèrent devant eux un autre Hirson, Denis, le trésorier, qui eut la sottise de se rendre à leur convocation ; lui mettant une épée sur la gorge, ils l’obligèrent à renier son frère par serment. 
  Les choses prenaient si dangereuse tournure que Louis X résolut d’aller lui-même à Arras pour rétablir l’ordre. Il y vint, mais sans résultat. Que pouvait-il, alors qu’ayant dissous son armée la seule bannière restée sur pied était justement celle qui se révoltait ? Le 19 septembre, les gens de Mahaut crurent bon d’arrêter par surprise les sires de Souastre et de Caumont, qu’on désignait comme les meneurs, et de les jeter en prison. Robert d’Artois aussitôt courut plaider leur cause auprès du roi. 
  — Sire mon cousin, dit-il, je ne suis point concerné par cette affaire ; elle regarde ma tante Mahaut, puisque c’est elle qui gouverne le comté, et avec le beau résultat que l’on voit. Mais si l’on maintient en geôle Souastre et Caumont, je vous dis que ce sera demain la guerre en Artois. Je ne vous donne cet avis que pour le bien du royaume. 
  Le comte de Poitiers tirait de l’autre côté. 
  — Il est peut-être malhabile d’avoir arrêté ces deux seigneurs, mais ce serait maladresse plus grave que de les faire relâcher à présent. Vous allez encourager par là toute rébellion dans le royaume ; c’est votre autorité, mon frère, que vous laissez atteindre. 
  Charles de Valois s’emporta. 
  — C’est assez, mon neveu, s’écria-t-il en s’adressant à Philippe de Poitiers, que de vous avoir rendu votre femme qui justement sort de Dourdan ces jours-ci. N’allez pas déjà plaider la cause de sa mère ! Il ne faut point demander au roi d’ouvrir les prisons pour qui vous plaît, et de les fermer sur qui vous déplaît. 
  — Je ne vois point de semblance, mon oncle, répondit Philippe. 
  — Moi, je la vois ; et l’on croirait tout juste que la comtesse Mahaut dirige vos démarches. 
  Finalement, le Hutin prescrivit à Mahaut de faire libérer les deux seigneurs. Dans le clan de la comtesse, un mauvais jeu de mots commença de circuler : « Notre Sire Louis pour l’heure est tout à la clémence. » 
  Souastre et Caumont, deux gaillards qui se complétaient à merveille, l’un étant fort en gueule et l’autre rude aux coups, sortirent de leur semaine de détention avec l’auréole du martyre. Le 26 septembre, ils rassemblaient à SaintPol tous leurs partisans, qui s’intitulaient maintenant « les alliés ». Souastre parla d’abondance, et la grossièreté de son langage autant que la violence de ses propositions emportèrent l’approbation de l’auditoire. Il fallait refuser de payer les impôts, et pendre tous les prévôts, receveurs, sergents ou représentants de la comtesse. 
  Le roi avait dépêché deux conseillers, Guillaume Flotte et Guillaume Paumier, pour prêcher l’apaisement et négocier une nouvelle entrevue, à Compiègne cette fois. Les alliés acceptèrent le principe de l’entrevue, mais à peine les deux Guillaume avaient-ils quitté la séance qu’un émissaire de Robert d’Artois arriva, tout suant et essoufflé d’avoir trop longtemps galopé. Il portait aux barons un simple renseignement : la comtesse Mahaut, entourant son déplacement de beaucoup de secret, arrivait elle-même en Artois ; elle serait le lendemain au manoir de Vitz, chez Denis d’Hirson. Quand Jean de Fiennes eut rendu publique cette nouvelle, Souastre s’écria : 
  — Nous savons désormais, mes sires, ce que nous avons à faire. 
  Les routes d’Artois résonnèrent, cette nuit-là, d’un bruit de chevauchées et de cliquetis d’armes.

Demain 2ème partie - Ch. 2 Jeanne comtesse de Poitiers 

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