DEUXIÈME
PARTIE
APRÈS
LA FLANDRE, L’ARTOIS…
I
LES ALLIÉS
De
toutes les fonctions humaines, celle qui consiste à gouverner ses
semblables, encore que la plus enviée, est la plus décevante, car
elle n’a jamais de fin, et ne permet à l’esprit aucun repos. Le
boulanger qui a sorti sa fournée, le bûcheron devant son chêne
abattu, le juge qui vient de rendre un arrêt, l’architecte qui
voit poser le faîte d’un édifice, le peintre une fois terminé
son tableau, peuvent, pour un soir au moins, connaître cet
apaisement relatif que procure un effort mené à son terme. L’homme
de gouvernement, jamais. À peine une difficulté politique
paraît-elle aplanie qu’une autre, qui se formait justement pendant
qu’on réglait la première, exige une attention immédiate. Le
général vainqueur profite longuement des honneurs de sa victoire ;
mais le ministre doit affronter les nouvelles situations nées de
cette victoire même. Aucun problème ne tolère de rester longtemps
irrésolu, car tel qui semble aujourd’hui secondaire demain prendra
une importance tragique. L’exercice du pouvoir n’est guère
comparable qu’à celui de la médecine, qui connaît également cet
enchaînement sans trêve, cette primauté des urgences, cette
constante surveillance de troubles bénins parce qu’ils peuvent
être symptômes de lésions graves, enfin ce perpétuel engagement
de la responsabilité en des domaines où la sanction dépend de
circonstances futures. L’équilibre des sociétés, comme la santé
des individus, n’a jamais un caractère définitif, et ne peut
représenter un labeur achevé. Le métier de roi, au temps où les
rois gouvernaient eux-mêmes, comportait ces servitudes
ininterrompues.
À peine Louis X était-il parvenu à mettre en
sommeil les affaires de Flandre, se résignant à les laisser pourrir
puisqu’il ne pouvait les résoudre, à peine avait-il couru à
Reims se faire revêtir du prestige mystique que le sacre conférait
au souverain, fût-il le moins aimable et le moins compétent des
monarques, qu’aussitôt de nouveaux troubles éclatèrent dans le
nord de la France. Les barons d’Artois, ainsi qu’ils l’avaient
promis à Robert, n’avaient pas désarmé en rentrant de l’ost
boueux. Ils parcouraient le pays avec leurs bannières, tâchant de
gagner les populations à leur cause. Toute la noblesse leur était
acquise et, par-là, les campagnes. La bourgeoisie des villes était
partagée. Arras, Boulogne, Thérouanne faisaient cause commune avec
les ligueurs. Calais, Avesnes, Bapaume, Aire, Lens, Saint-Omer
demeuraient fidèles à la comtesse Mahaut. Le comté montrait une
agitation fort proche de l’insurrection. La haute noblesse était
représentée dans la ligue par Jean de Fiennes, beaufrère du comte
de Flandre, ce qui rendait le mouvement de révolte particulièrement
inquiétant. Pour la procédure, les conjurés disposaient d’un des
leurs, Gérard Kiérez, homme fort habile à formuler les doléances,
rédiger les pétitions et conduire les actions juridiques devant le
Parlement et le Conseil du roi. Les sires de Souastre et de Caumont
dirigeaient les rassemblements militaires. Tous travaillaient pour le
compte et sous l’inspiration de Robert d’Artois.
Leurs
revendications étaient de deux sortes. D’une part, ils requéraient
l’application immédiate et intégrale de la charte dont ils
avaient obtenu l’octroi récemment, et qui restaurait les «
coutumes » du temps de Saint Louis ; d’autre part, ils réclamaient
des changements de personnes dans l’administration du comté, et
avant tout le renvoi du chancelier de Mahaut, Thierry d’Hirson,
leur bête noire.
Leurs exigences, si elles avaient été
satisfaites, eussent conduit la comtesse Mahaut à être privée de
toute autorité dans son apanage, ce qu’espérait fermement Robert.
Mais Mahaut n’était pas femme à se laisser dépouiller. Rusant,
discutant, promettant sans tenir, feignant de céder un jour pour
tout remettre en question le lendemain, elle cherchait à gagner du
temps par n’importe quel moyen. Les coutumes ? Certes, on allait
appliquer les coutumes. Mais il fallait auparavant mener enquête,
afin qu’on connût bien précisément quelles étaient les coutumes
d’autrefois en chaque seigneurie. Les prévôts, les officiers, le
chancelier lui-même ? S’ils avaient failli, ou abusé de leurs
fonctions, elle les châtierait sans pitié. Pour cela aussi elle
était résolue à faire enquêter… Et puis l’on portait le débat
devant le roi, qui n’y comprenait rien et songeait à ses autres
soucis.
La comtesse Mahaut écoutait les doléances de maître Gérard
Kiérez ; elle témoignait une évidente bonne volonté. Afin de
s’accorder sur tout, on aurait une entrevue prochaine à Bapaume…
Pourquoi Bapaume ? Parce que Bapaume était à elle, qu’elle y
entretenait une garnison… Elle insistait sur Bapaume. Et puis, le
jour convenu, elle ne venait pas à Bapaume, car elle avait dû se
rendre à Reims pour le sacre… Le sacre passé, elle oubliait
l’entrevue promise. Mais elle viendrait bientôt en Artois ; qu’on
prît patience ; les enquêtes suivaient leur cours… c’est-à-dire
que des sergents s’employaient à récolter, sous menace de bâton
ou de prison, des témoignages favorables à l’administration du
chancelier Thierry d’Hirson.
Le sang monta bientôt à la tête des
barons ; ils entrèrent en rébellion ouverte et firent défense à
Thierry de reparaître en Artois, le donnant pour mort s’il s’y
montrait. Puis, ils mandèrent devant eux un autre Hirson, Denis, le
trésorier, qui eut la sottise de se rendre à leur convocation ; lui
mettant une épée sur la gorge, ils l’obligèrent à renier son
frère par serment.
Les choses prenaient si dangereuse tournure que
Louis X résolut d’aller lui-même à Arras pour rétablir l’ordre.
Il y vint, mais sans résultat. Que pouvait-il, alors qu’ayant
dissous son armée la seule bannière restée sur pied était
justement celle qui se révoltait ? Le 19 septembre, les gens de
Mahaut crurent bon d’arrêter par surprise les sires de Souastre et
de Caumont, qu’on désignait comme les meneurs, et de les jeter en
prison. Robert d’Artois aussitôt courut plaider leur cause auprès
du roi.
— Sire mon cousin, dit-il, je ne suis point concerné par
cette affaire ; elle regarde ma tante Mahaut, puisque c’est elle
qui gouverne le comté, et avec le beau résultat que l’on voit.
Mais si l’on maintient en geôle Souastre et Caumont, je vous dis
que ce sera demain la guerre en Artois. Je ne vous donne cet avis que
pour le bien du royaume.
Le comte de Poitiers tirait de l’autre
côté.
— Il est peut-être malhabile d’avoir arrêté ces deux
seigneurs, mais ce serait maladresse plus grave que de les faire
relâcher à présent. Vous allez encourager par là toute rébellion
dans le royaume ; c’est votre autorité, mon frère, que vous
laissez atteindre.
Charles de Valois s’emporta.
— C’est assez,
mon neveu, s’écria-t-il en s’adressant à Philippe de Poitiers,
que de vous avoir rendu votre femme qui justement sort de Dourdan ces
jours-ci. N’allez pas déjà plaider la cause de sa mère ! Il ne
faut point demander au roi d’ouvrir les prisons pour qui vous
plaît, et de les fermer sur qui vous déplaît.
— Je ne vois point
de semblance, mon oncle, répondit Philippe.
— Moi, je la vois ; et
l’on croirait tout juste que la comtesse Mahaut dirige vos
démarches.
Finalement, le Hutin prescrivit à Mahaut de faire
libérer les deux seigneurs. Dans le clan de la comtesse, un mauvais
jeu de mots commença de circuler : « Notre Sire Louis pour l’heure
est tout à la clémence. »
Souastre et Caumont, deux gaillards qui
se complétaient à merveille, l’un étant fort en gueule et
l’autre rude aux coups, sortirent de leur semaine de détention
avec l’auréole du martyre. Le 26 septembre, ils rassemblaient à
SaintPol tous leurs partisans, qui s’intitulaient maintenant « les
alliés ». Souastre parla d’abondance, et la grossièreté de son
langage autant que la violence de ses propositions emportèrent
l’approbation de l’auditoire. Il fallait refuser de payer les
impôts, et pendre tous les prévôts, receveurs, sergents ou
représentants de la comtesse.
Le roi avait dépêché deux
conseillers, Guillaume Flotte et Guillaume Paumier, pour prêcher
l’apaisement et négocier une nouvelle entrevue, à Compiègne
cette fois. Les alliés acceptèrent le principe de l’entrevue,
mais à peine les deux Guillaume avaient-ils quitté la séance qu’un
émissaire de Robert d’Artois arriva, tout suant et essoufflé
d’avoir trop longtemps galopé. Il portait aux barons un simple
renseignement : la comtesse Mahaut, entourant son déplacement de
beaucoup de secret, arrivait elle-même en Artois ; elle serait le
lendemain au manoir de Vitz, chez Denis d’Hirson. Quand Jean de
Fiennes eut rendu publique cette nouvelle, Souastre s’écria :
—
Nous savons désormais, mes sires, ce que nous avons à faire.
Les
routes d’Artois résonnèrent, cette nuit-là, d’un bruit de
chevauchées et de cliquetis d’armes.
Demain 2ème partie - Ch. 2 Jeanne comtesse de Poitiers
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