VI
L’OST BOUEUX /1
À l’intérieur du tref royal, vaste tente toute
brodée de fleurs de lis mais où l’on pataugeait comme ailleurs,
Louis X, entouré de son plus jeune frère, Charles, nouvellement
fait comte de la Marche, de son oncle le comte de Valois, de son
chancelier Étienne de Mornay, écoutait le connétable Gaucher de
Châtillon exposer la situation.
Le rapport ne présentait rien
d’encourageant. Châtillon, comte de Porcien et sire de Crèvecœur,
était connétable depuis 1284, c’est-à-dire le tout début du
règne de Philippe le Bel. Il avait vu le désastre de Courtrai, la
victoire de Mons-en-Pévèle, et bien d’autres batailles sur cette
frontière du nord, toujours menacée, où il se trouvait pour la
sixième fois de sa vie. Il avait alors soixante-cinq ans. C’était
un homme de moyenne taille, bien charpenté, que les années ni la
fatigue n’amoindrissaient. Son cou plissé sortant de la cuirasse,
ses paupières mi-closes, et la manière qu’il avait de tourner la
tête, lentement, de droite à gauche, le faisaient ressembler à une
tortue. Il paraissait pesant parce qu’il était réfléchi. Sa
force physique, son courage au combat imposaient le respect autant
que ses compétences stratégiques. Il avait trop connu la guerre
pour l’aimer encore, et ne la considérait plus que comme une
nécessité politique ; il ne mâchait pas ses mots ni ne
s’embarrassait de vaine gloriole.
— Sire, dit-il, les viandes et
les vivres ne parviennent plus à l’ost, les chariots sont
embourbés dans des fondrières à six lieues d’ici, et l’on
casse les traits d’attelage à les vouloir sortir. Les hommes
commencent à gronder de faim et de colère ; les bannières qui ont
encore à manger doivent défendre leurs réserves contre les voisins
; les archers de Champagne et ceux du Perche en sont venus aux mains
tout à l’heure, et ce serait beau voir que vos soldats se livrent
bataille entre eux avant même que d’avoir affronté l’ennemi. Je
vais être forcé de faire pendre, ce que je n’aime guère. Mais
les gibets dressés ne remplissent pas les ventres. Nous comptons
déjà plus de malades que n’en peuvent soigner les
barbiers-chirurgiens ; ce sont les aumôniers, bientôt, qui auront
gros travail. Voici quatre jours que cela dure et qu’on ne voit
point d’amélioration à l’intempérie. Encore deux jours, la
famine est déclarée, et personne ne pourra empêcher les hommes de
déserter pour aller quérir pitance. Tout est moisi, tout est
pourri, tout est rouillé…
En matière de preuve, il secoua le
camail d’acier, dégouttant d’eau, qu’il avait ôté de ses
épaules en entrant. Le roi marchait en rond, nerveux, anxieux,
agité. On entendait, dehors, des vociférations et des claquements
de fouets.
— Qu’on cesse ce tumulte, cria le Hutin ; on ne
s’entend plus !
Un écuyer souleva la portière du tref. La pluie
continuait de tomber, torrentielle et formant devant l’entrée de
la tente comme un autre rideau. Trente chevaux, enfonçant dans la
boue jusque par-dessus les boulets, étaient attelés à un énorme
tonneau qu’ils ne parvenaient pas à mouvoir.
— Où portez-vous
ce vin ? demanda le roi aux charretiers qui barbotaient dans
l’argile.
— À Monseigneur d’Artois, Sire, répondit l’un
deux. Le Hutin les regarda un moment de ses gros yeux globuleux,
hocha la tête et se détourna sans rien ajouter.
— Que vous
disais-je, Sire ? reprit Gaucher. Nous aurons peut-être à boire ce
jour, mais demain, n’y comptez plus… Ah ! J’aurais dû vous
prier plus nettement de vous en remettre à mon conseil. J’étais
d’avis qu’on s’arrêtât plus tôt, en s’affermissant sur
quelque hauteur, au lieu de plonger dans ce bourbier. Monseigneur de
Valois et vous-même insistiez pour qu’on allât de l’avant. J’ai
craint qu’on ne me prît pour couard et qu’on accusât mon âge,
si j’empêchais l’ost de progresser. J’ai eu tort.
Charles de
Valois s’apprêtait à répliquer, lorsque le roi demanda :
— Et
les Flamands ?
— Ils sont en face, de l’autre côté de la
rivière, en aussi grand nombre que nous et guère plus heureux, je
pense, mais plus près de leur ravitaillement, et soutenus par le
peuple de leurs bourgs. Si même l’eau vient à baisser demain, ils
seront mieux préparés à nous attaquer que nous à les assaillir.
Charles de Valois haussa les épaules.
— Allons, Gaucher, la pluie
vous assombrit l’humeur, dit-il. À qui ferez vous croire qu’une
bonne chevauchée chargeante ne pourrait avoir raison de cette
piétaille de tisserands ? Aussitôt que nous progresserons, avec
notre mur de cuirasses et notre forêt de lances, ils vont s’égailler
comme moineaux.
Le comte était superbe, malgré la boue qui le
couvrait, dans sa cotte de soie brodée d’or passée par-dessus son
vêtement de mailles ; et certes il paraissait plus roi que le roi
lui-même. Cousin de tout le monde, il l’était aussi du
connétable, ayant en troisièmes noces épousé une Châtillon.
—
Vous montrez assez, Charles, répliqua Gaucher, que vous ne vous
trouviez pas à Courtrai voici treize ans. Vous étiez alors à
guerroyer en Italie, pour le pape. Moi, j’ai vu cette piétaille de
tisserands, comme vous l’appelez, mettre à mal nos chevaliers qui
s’étaient trop hâtés, les renverser de leurs montures et les
découper au couteau, dans leurs armures, sans daigner faire de
prisonniers.
— Il faut croire alors que je manquais, dit Valois
avec une suffisance qui n’était qu’à lui. Cette fois, je suis
là.
Le chancelier Mornay chuchota à l’oreille du jeune comte de
la Marche :
— Entre votre oncle et le connétable, il ne sera pas
long que l’étincelle jaillisse ; dès qu’ils sont de front, la
colère les prend seulement de se voir.
— La pluie, la pluie !
disait Louis X avec rage. Aurais-je donc toujours toutes choses
contre moi ?
Une santé incertaine, un père dont l’autorité
glaciale l’avait pendant vingt cinq ans écrasé, une épouse
infidèle et scandaleuse, des ministres hostiles, un Trésor vide,
des vassaux révoltés, une disette l’hiver même où commençait
son règne, une tempête qui manquait d’emporter sa nouvelle femme…
Sous quelle effroyable discorde de planètes, que les astrologues
n’avaient pas osé lui révéler, fallait-il qu’il fût né, pour
rencontrer l’adversité en chaque décision, en chaque entreprise,
et finir par être vaincu, non pas même en bataille, noblement, mais
par l’eau, par la boue où il venait d’enliser son armée !
À ce
moment, on lui annonça une délégation des barons de Champagne,
conduits par le chevalier Étienne de Saint-Phalle, et qui
demandaient une révision de la charte qu’on leur avait octroyée
au mois de mai. Les Champenois menaçaient de quitter l’ost s’ils
n’obtenaient pas satisfaction immédiate.
— Ils choisissent bien
leur jour ! s’écria le roi.
— Quand on commence à lâcher du
fil, dit Gaucher en balançant sa tête de tortue, il faut s’attendre
à ce que toute la pelote y passe…
Chaque bannière de l’ost
présentait une physionomie particulière qui tenait autant aux
caractères de sa province d’origine qu’à la personnalité de
son chef. Dans celle du comte de Poitiers régnait une discipline
sévère ; les alignements de tentes y étaient rigoureux, les allées
dégagées et remblayées autant qu’il se pouvait, les sentinelles
régulièrement espacées ; et l’on n’y manquait pas de vivres,
ou pas encore. Lorsque les chariots avaient commencé de s’embourber,
Poitiers avait ordonné de répartir les denrées de subsistance et
d’en charger les hommes de pied. Ceux-ci avaient d’abord maugréé
; aujourd’hui, ils bénissaient Monseigneur Philippe.
De même
qu’il appréciait l’ordre, Poitiers appréciait le confort. Cent
valets d’armes avaient été employés à creuser des fossés
d’écoulement, avant de planter son tref sur un sol de rondins où
l’on pouvait vivre à peu près au sec. Presque aussi riche et
spacieuse que celle du roi, cette tente comprenait plusieurs
appartements séparés par des tapisseries.
À cette heure où son
frère s’emportait contre la députation champenoise, Philippe de
Poitiers assis sur son fauteuil de campagne, son épée, son écu et
son heaume posés à portée de la main, conversait tranquillement
avec ses principaux bannerets. S’adressant à l’un des bacheliers
de sa suite, il lui demanda :
— Héron, avez-vous lu, comme je vous
en ai prié, le livre de ce Florentin.
— Dante dei Alighieri…
—
… C’est cela même… qui traite si mal ma famille, m’a-t-on
dit. Il était fort protégé de Charles-Martel de Hongrie, le père
de cette princesse Clémence qui bientôt nous arrive pour reine.
J’aimerais savoir ce que conte son ouvrage.
— Je l’ai lu,
Monseigneur, je l’ai lu, répondit Adam Héron Ce messer Dante
imagine, pour commencement de sa comédie, qu’en la
trente-cinquième année de son âge il se perd dans une forêt
sombre où le chemin lui est barré par des animaux effrayants, à
quoi messer Dante reconnaît qu’il s’est égaré du monde des
vivants…
Les barons qui entouraient le comte de Poitiers se
regardèrent avec surprise. Le frère du roi n’aurait jamais fini
de les étonner. Voilà qu’au milieu d’un camp de guerre, et dans
le désarroi où l’on était, il n’avait soudain d’autre souci
que de s’entretenir de poésie, comme s’il s’était trouvé au
coin du feu, en son hôtel de Paris Seul le comte d’Évreux, qui
connaissait bien son neveu et l’appréciait chaque jour davantage
depuis qu’il servait sous ses ordres, avait deviné l’intention «
Philippe cherche à distraire ses chevaliers de cette mauvaise
inaction, et, plutôt que de les laisser s’échauffer la cervelle,
il les mène à rêver en attendant de les mener se battre. »
Car
déjà Anseau de Joinville, Goyon de Bourçay, Jean de Beaumont,
Pierre de Garancière, Jean de Clermont, s’étant assis sur des
coffres, écoutaient, l’œil brillant, le récit du bachelier
Héron, d’après le Dante Ces rudes hommes, brutaux souvent dans
leur façon de vivre, étaient épris de mystérieux et de
surnaturel, et toujours prêts à accueillir le merveilleux. Les
légendes les séduisaient. Le spectacle n’était pas sans
étrangeté que celui de cette assistance vêtue de fer qui suivait
avec passion les allégories savantes du poète italien,
s’interrogeait sur la beauté de cette dame Béatrice aimée d’un
si grand amour, frémissait au souvenir de Francesca di Rimini et de
Paolo Malatesta, et soudain s’esclaffait parce que Boniface VIII,
en compagnie de quelques autres papes, rôtissait au dix-huitième
cercle de l’enfer, dans la fosse des trompeurs et des simoniaques.
— C’est une bonne manière qu’a inventée ce clerc pour se
venger de ses ennemis et soulager ses griefs, dit Philippe de
Poitiers en riant. Et où donc a-t-il placé ma parenté ?
— En
purgatoire, Monseigneur, répondit le bachelier qui était allé, à
la demande de tous, quérir le volume copié sur gros parchemin.
—
Alors, lisez-nous ce qu’il en écrit, ou plutôt traduisez, pour
ceux d’entre nous qui n’entendent pas la langue d’Italie.
—
Je n’ose, Monseigneur…
— Mais si, ne craignez pas. Il importe
de savoir ce que pensent de nous ceux qui ne nous aiment pas.
—
Messer Dante invente qu’il rencontre une ombre qui gémit bien
fort. Il interroge cette ombre sur la cause de sa douleur et voici la
réponse qu’il obtient : Je fus la racine de cette plante funeste
Qui projette tellement son ombre sur la terre chrétienne Que les
bons fruits n’y peuvent mûrir que rarement. Si Douai, Gand, Lille
et Bruges le pouvaient, Une éclatante vengeance en serait tirée ;
Je la demande, cette vengeance, au souverain juge.
— Eh ! Voilà
qui semble prophétique et s’accorde tout à fait au moment où
nous sommes, dit le comte de Poitiers. Ce poète-là connaît bien
nos ennuis de Flandre. Poursuivez…
— Je fus appelé Hugues Capet
; De moi sont issus les Louis et les Philippe Qui règnent récemment
sur la France. J’étais fils d’un boucher de Paris, Lorsque les
anciens rois vinrent tous à manquer Hormis un seulement, un moine en
robe grise.
— Ceci est faux du tout, interrompit le comte de
Poitiers en décroisant ses longues jambes C’est une mauvaise
légende qu’on a fait courir ces temps-ci pour nous nuire Hugues
était duc de France.
Tout le temps que dura la lecture, il ne
cessa de commenter avec calme, parfois avec ironie, les attaques que
le poète italien, déjà illustre en son pays, portait contre la
maison royale. Dante accusait Charles d’Anjou, frère de Saint
Louis, non seulement d’avoir assassiné l’héritier légitime du
trône de Naples, mais encore d’avoir fait empoisonner saint Thomas
d’Aquin.
— Voici nos cousins d’Anjou bien assaisonnés eux
aussi, dit à mi-voix le comte de Poitiers.
Mais le prince français
à qui Dante s’en prenait avec le plus de violence, celui auquel il
réservait ses pires malédictions, c’était un autre Charles, venu
ravager Florence et la percer au ventre « de la lance avec laquelle
combattit Judas ».
— Eh ! Mais c’est de mon oncle Valois qu’il
s’agit ici, et de sa grande croisade toscane, quand il était
vicaire-général de la Chrétienté ! Voilà donc la raison de si
forte vindicte. Il semble que Monseigneur Charles nous ait acquis de
bons amis en Italie.
Les assistants se regardaient, ne sachant
quelle attitude prendre. Mais ils virent que Philippe de Poitiers
souriait, en se frottant le visage de sa longue main pâle. Alors ils
osèrent rire. On n’appréciait guère Monseigneur de Valois dans
l’entourage du comte de Poitiers… Or le poète Dante n’était
pas seul à détester les princes de France. Ceux-ci avaient d’autres
ennemis, tout aussi tenaces, et jusque dans les rangs de l’armée.
À deux cents pas du tref du comte de Poitiers, sous une tente du
camp des chevaliers de Bourgogne-comté, le sire de Longwy, homme de
petite taille, au visage sec et sévère, conférait avec un
personnage bizarrement vêtu, moitié moine et moitié soldat.
—
Les nouvelles que vous me portez d’Espagne sont bonnes, frère
Evrard, disait Jean de Longwy, et j’aime entendre que nos frères
de Castille et d’Aragon ont repris leurs commanderies. Ils sont
plus heureux que nous, qui devons continuer d’agir dans le silence.
Jean de Longwy était le neveu du grand-maître des Templiers,
Jacques de Molay, dont il se considérait l’héritier et le
successeur. Il avait juré de venger le sang de son oncle et d’en
réhabiliter la mémoire. La mort prématurée de Philippe le Bel,
accomplissant la triple et fameuse malédiction, n’avait pas
désarmé sa haine ; il la reportait sur les héritiers du Roi de
fer, sur Louis X, sur Philippe de Poitiers, sur Charles de la Marche.
Longwy suscitait à la couronne tous les ennuis qu’il pouvait ; il
militait dans les ligues baronniales ; en même temps, il s’efforçait
de reconstituer secrètement l’ordre des Templiers, gardant liaison
avec des frères rescapés par lesquels il s’était fait
reconnaître grand-maître.
— Je souhaite fort la défaite du roi
de France, reprit-il, et je ne suis venu à cet ost qu’avec
l’espoir de le voir navré d’un bon coup d’épée, ainsi que
ses frères.
Maigre, les yeux noirs et rapprochés, et boiteux par
l’effet des tortures, l’ancien Templier Evrard répondit :
—
Que vos prières soient exaucées, maître Jean, par Dieu s’il se
peut, et sinon par le diable.
— Ne m’appelez point maître, pas
ici, dit Longwy.
Il souleva brusquement la portière pour s’assurer
qu’on ne les épiait pas, et expédia vers quelque corvée deux
valets d’écurie qui ne faisaient d’autre mal que s’abriter de
la pluie sous l’auvent de la tente. Puis, revenant à Evrard :
—
Nous n’avons rien à attendre de la couronne de France. Mais il
dépendra du nouveau pape de rétablir l’Ordre, et de nous rendre
nos commanderies d’ici et d’outre-mer. Ah ! Le beau jour que ce
sera là, frère Evrard !
La chute de l’Ordre ne remontait qu’à
huit ans, sa condamnation à moins encore, et il n’y avait guère
plus de seize mois que Jacques de Molay était mort sur le bûcher.
Tous les souvenirs étaient frais, les espérances vivaces. Longwy et
Evrard pouvaient encore rêver.
— Donc, frère Evrard, reprit
Longwy, vous allez maintenant vous rendre à Bar-sur-Aube, où
l’aumônier du comte de Bar, qui est un peu des nôtres, vous
donnera une place de clerc afin de n’avoir plus à vous cacher.
Puis vous partirez pour Avignon, d’où l’on m’instruit que le
cardinal Duèze, qui est une créature de Clément V, a repris de
grandes chances d’être élu, ce que nous devons éviter à tout
prix. Trouvez le cardinal Caëtani qui est résolu, lui aussi, à
venger son oncle le pape Boniface.
— Je gage qu’il m’accueillera
bien, lorsqu’il saura que j’ai déjà aidé à envoyer Nogaret
les pieds outre. C’est la ligue des neveux que vous allez faire !
—
Tout juste, Evrard, tout juste. Voyez donc Caëtani et dites-lui que
nos frères d’Espagne et d’Angleterre, et tous ceux cachés en
France, le souhaitent et le choisissent en leur cœur pour pape. Ils
se tiennent prêts à le soutenir, non seulement de prières, mais
par tous moyens. Je parle en leur nom. Vous vous mettrez à
l’obéissance du cardinal pour ce qu’il vous demandera… Là-bas,
voyez aussi le frère Jean du Pré qui pourra vous être de grand
secours. Et ne manquez pas en chemin de connaître si certains de nos
frères ne sont pas dans les parages. Tâchez à les réunir en
petites compagnies, à leur faire répéter leurs serments, comme
vous le savez. Allez, mon frère ; ce sauf-conduit, qui vous donne
pour frère-aumônier de ma bannière, vous aidera à sortir du camp
sans que questions vous soient posées.
Il tendit un papier que
l’ancien Templier glissa sous le gambison de cuir qui recouvrait
jusqu’aux hanches son froc de bure.
— Sans doute manquez-vous de
deniers ? dit encore Longwy.
— Oui, maître. Longwy tira deux
pièces d’argent de sa bougette.
Evrard lui baisa la main, et
partit en boitant, sous la pluie. Comme il traversait la bannière de
France, il entendit dans une allée des cris et des rires. Une femme,
largement dépoitraillée et abritant ses cheveux rouges sous sa jupe
retroussée, courait entre deux tentes, poursuivie par des soldats
goguenards. Sur l’arrière d’un chariot bâché, une autre
ribaude aguichait la pratique. Evrard s’arrêta, la hanche de
travers, et demeura immobile un moment, attentif à son propre émoi.
Les occasions de sacrifier aux désirs de la chair étaient rares. Ce
qui le faisait hésiter, c’était moins d’employer à pareilles
fins l’obole de maître Jean que le peu de temps écoulé entre le
don et l’usage. Bah ! Il mendierait pour poursuivre sa route. Le
pain s’obtient de la charité plus fréquemment que le plaisir. Il
se dirigea vers le chariot aux ribaudes…
Demain l'Ost boueux /2
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