VI
L’OST BOUEUX /2
Tout
auprès se dressait une haute tente rouge brodée des trois châteaux
d’Artois, mais sur laquelle flottait la bannière de Conches. Le
campement de Robert d’Artois ne ressemblait en rien à celui du
comte de Poitiers. De ce côté-là, en dépit de la pluie, ce
n’était que mouvement, agitation, rumeur, allées et venues dans
un désordre si général qu’il paraissait voulu. Le lieu donnait
l’image d’un marché en plein vent plus que d’une place de
guerre. Des relents de cuir mouillé, de vin suri, de purin,
d’excréments offensaient un peu le nez.
D’Artois avait loué aux
marchands qui accompagnaient l’armée une partie des champs
affectés à sa bannière. Qui souhaitait acheter un baudrier neuf,
remplacer la boucle de son heaume, se procurer des protège-coudes en
fer ou simplement lamper un gobelet de cervoise ou de piquette,
devait venir là. Le désœuvrement, chez le soldat, favorise la
dépense. On tenait foire devant la portière de messire Robert, qui
s’était arrangé pour attirer également dans son coin les filles
follieuses, si bien qu’il en pouvait faire libéralité à ses
amis. Quant aux archers, arbalétriers, palefreniers, valets d’armes
et goujats, ils avaient été repoussés et s’abritaient sous des
feuillées qu’ils avaient construites, ou bien sous les chariots.
À
l’intérieur de la tente rouge, on ne parlait guère poésie. Un
tonneau de vin y était constamment en perce, les cruches circulaient
au milieu du vacarme, les dés roulaient sur le couvercle des coffres
; l’argent se jouait sur parole, et plus d’un chevalier avait
déjà perdu ce que lui aurait coûté sa rançon en bataille. Alors
que Robert ne commandait qu’aux troupes de Conches et de
Beaumont-le-Roger, un grand nombre de chevaliers d’Artois, qui
dépendaient de la bannière de la comtesse Mahaut, se trouvaient en
permanence chez lui, où ils n’avaient, militairement parlant, rien
à faire.
Adossé au mât central, Robert d’Artois dominait de sa
taille colossale toute cette turbulence. Le nez bref, les joues plus
larges que le front, et ses cheveux de lion rejetés en arrière sur
sa cotte écarlate, il jonglait négligemment avec une masse d’armes.
Pourtant, il y avait une fêlure dans l’âme du géant, et ce
n’était pas sans motif qu’il désirait s’étourdir de boisson
et de bruit.
— Aux miens, les batailles de Flandre ne valent guère,
confiait-il aux seigneurs qui l’entouraient. Mon père, le comte
Philippe, que beaucoup de vous ont bien connu et fidèlement servi…
— Oui, nous l’avons connu !… C’était un preux homme, un
vaillant ! répondaient les barons d’Artois.
— … mon père fut
blessé à mort au combat de Furnes. C’est dans son tref que nous
sommes, disait Robert accompagnant ces mots d’un large geste
circulaire. Et mon grand-père, le comte Robert…
— Ah ! Le brave…
le bon suzerain que c’était !… respectant nos bonnes coutumes !…
Jamais en vain on ne lui demandait justice…
— … quatre années
après, le voilà raide navré à Courtrai. Jamais les deux ne s’en
vont sans le troisième. Demain, peut-être, mes seigneurs, vous me
porterez en terre.
Il est deux sortes de superstitieux : ceux qui
n’évoquent jamais le malheur de peur de l’attirer, et ceux qui
espèrent le détourner en lui accordant un tribut de paroles. Robert
d’Artois était de la seconde espèce.
— Caumont, verse-moi un
autre gobelet, et buvons à mon dernier jour ! criat-il.
— Nous ne
voulons point ! Nous vous ferons rempart de notre corps, répondirent
les chevaliers artésiens. Qui donc, hormis vous, défend nos droits
?
Ils le considéraient comme leur suzerain naturel, et
l’idolâtraient un peu pour sa taille, sa force, son appétit, ses
largesses. Tous rêvaient de lui ressembler ; tous s’appliquaient à
l’imiter.
— Or voyez, mes bons seigneurs, comme on est récompensé
de tant de sang versé pour le royaume, reprit-il. Parce que mon
grand-père est mort après mon père… oui, pour cela… le roi
Philippe en a pris occasion de me faire tort de mon héritage et de
donner l’Artois à ma tante Mahaut qui vous traite si bien, avec
l’aide de tous ses Hirson, le chancelier, le trésorier et tous les
autres, qui vous écrasent de redevances et vous refusent vos droits.
— Si nous allons demain en bataille, et qu’un Hirson se trouve à
portée de ma lance, je lui promets quelque coup qui ne viendra pas
forcément des Flamands, déclara un gaillard aux gros sourcils roux
qui s’appelait le sire de Souastre.
Robert d’Artois, en dépit de
ce qu’il buvait, gardait la tête claire. Tout ce vin distribué,
les filles offertes, et tant d’argent dépensé avaient leur raison
; le géant travaillait à avancer ses affaires.
— Mes nobles
sires, mes nobles sires, dit-il, d’abord la guerre du roi, dont
nous sommes les loyaux sujets et qui, pour l’heure, je vous
l’assure, est tout acquis à vos justes doléances. Mais une fois
la guerre achevée, alors, mes seigneurs, je vous donne conseil de ne
point vous désarmer. C’est une bonne occasion que vous avez là
d’être en troupe, avec vos gens réunis. Rentrez ainsi en Artois,
et parcourez le pays pour chasser les agents de Mahaut et les fesser
au cul sur la place des bourgs. Et moi je vous appuierai à la
Chambre du roi, et reprendrai s’il le faut mon procès en appel du
jugement qui m’a lésé ; et je m’engage à restaurer vos
coutumes, comme elles étaient au temps de mes pères.
— Ainsi
ferons-nous, messire Robert, ainsi ferons-nous ! Souastre ouvrit les
bras.
— Jurons, s’écria-t-il, de ne point nous séparer avant
qu’il n’ait été fait droit à nos requêtes, et que notre bon
sire Robert ne nous ait été rendu pour être notre comte.
— Nous
le jurons ! répondirent les barons.
Il y eut force embrassades et
encore de grandes rasades versées ; et l’on alluma les flambeaux
parce que le jour baissait. Robert se réjouissait de voir la ligue
d’Artois, qu’il avait fomentée, si bien prête à l’action.
C’eût été sottise, vraiment, que de mourir le lendemain… À ce
moment, un écuyer pénétra dans la tente en disant :
—
Monseigneur Robert, les chefs de bannière sont requis au tref du roi
!
Quand d’Artois entra, sans hâte, chez le roi, la plupart des
grands seigneurs déjà s’y trouvaient, assis en cercle pour ouïr
le connétable. Beaucoup ne s’étaient lavés ni rasés depuis six
jours. Ordinairement, ils n’auraient jamais passé temps si long
sans aller aux étuves. Mais la crasse faisait partie de la guerre.
Lassé de devoir répéter les mêmes évidences, Gaucher de
Châtillon fut bref, et presque impertinent à l’égard du
souverain.
Ce roitelet décidément ne lui convenait guère, qui
tranchait seul sur les sujets qui eussent mérité Conseil et tenait
assemblée lorsqu’il eût dû ordonner. Gaucher avait été habitué
à d’autres méthodes, où le commandement des troupes ne
constituait pas matière à délibérer. Étalant sa cotte de soie
bleue sur ses genoux, Valois commença de pérorer.
— Il est vrai,
Sire mon neveu, comme Gaucher vient de le confirmer, qu’on ne peut
davantage rester en ce lieu où tout s’abîme à la fois, l’âme
des hommes et le poil des chevaux. L’inaction nous gâche autant
que la pluie…
Il s’interrompit parce que le roi s’était
retourné et parlait à Mathieu de Trye, son chambellan. Le Hutin
réclamait seulement qu’on lui passât son drageoir ; les
difficultés lui inspiraient le besoin de sucer ou de croquer quelque
sucrerie…
— Poursuivez, mon oncle, je vous prie, dit-il.
— Il
faut déloger demain tôt le matin, reprit Valois, trouver un passage
à la rivière, en amont, et courir sus aux Flamands pour les
culbuter avant le soir.
— Avec des hommes sans vivres, des montures
sans fourrage ? dit le connétable.
— La victoire leur remplira le
ventre. Ils peuvent tenir encore une journée ; c’est le jour
d’après qu’il sera trop tard.
— Et moi, je vous réponds que
vous allez vous faire tailler ou vous faire noyer. Il faut, si vous
m’en croyez, retirer l’armée sur une hauteur vers Tournai ou
Saint-Amand, laisser les viandes nous parvenir, les eaux s’écouler…
— On voit bien, cousin, dit Valois, que vous touchez cent livres la
journée quand le roi chevauche avec l’ost, et que vous vous
souciez peu de voir finir la guerre.
Le ton voulait être celui de la
boutade ; mais le connétable, blessé au vif, répliqua :
— Je
suis au devoir de vous rappeler, cousin, que même le roi ne peut
marcher sus à l’ennemi sans que le connétable en ait donné
l’ordre. Et cet ordre, en l’état présent, je ne le donnerai
point. Ce faisant, le roi peut toujours changer de connétable.
Un
pénible silence s’ensuivit. L’affaire prenait un mauvais tour.
Pour complaire à Valois, Louis X allait-il révoquer le chef des
armées, comme il avait destitué Marigny et tous les légistes de
Philippe le Bel ? Le comte de Poitiers immédiatement intervint.
—
Mon frère, je partage entièrement le conseil de Gaucher. Nos
troupes ne sont point en mesure de combattre sans s’être
restaurées une bonne semaine.
— C’est aussi mon avis, dit le
comte Louis d’Évreux.
— Alors, on ne châtiera donc jamais ces
Flamands ! s’écria Charles de la Marche qui se plaisait à copier
Valois.
Le connétable eut pour le plus jeune frère du roi un regard
de mépris. « L’oison », comme l’appelait sa propre mère la
reine Jeanne, avait parlé. Sur quoi le comte de Champagne annonça
qu’il s’en irait si on ne livrait pas bataille le lendemain ; ses
chevaliers s’agitaient trop, et, de toute manière, il ne les avait
levés que pour deux semaines. Valois écarta ses mains chargées de
bagues, comme pour dire : « Vous voyez ! » Mais il semblait déjà
moins convaincu, et seul l’amour-propre l’empêchait de revenir
sur ses opinions belliqueuses.
— Retraite ou défaite, Sire, voilà
le choix, dit Gaucher.
Le roi ne donnait toujours pas signe de savoir
à quel parti se résoudre. Toute cette équipée ne faisait de sens
pour lui que rapidement menée. Prendre la décision de la sagesse,
se regrouper ailleurs, attendre, c’était repousser d’autant
l’heure de son mariage, et obérer un peu plus ses finances. Quant
à prétendre franchir une rivière en crue et charger au galop dans
la boue…
Au vrai, il avait pensé qu’il ne serait pas obligé de
charger, et que les Flamands céderaient devant le seul déploiement
d’un ost si formidable. Robert d’Artois, qui se tenait assis
derrière Valois, se pencha vers celui-ci et lui murmura quelques
mots. Valois approuva de la tête, d’un air indifférent. Qu’on
fît ce qu’on voudrait ; il se retirait du débat. Robert alors se
leva et, s’avançant de trois pas pour mieux dominer l’assemblée
:
— Sire mon cousin, dit-il, je devine votre souci. Vous n’avez
point assez de moyens d’argent pour maintenir ce grand ost à ne
rien faire. En outre, votre nouvelle épouse vous attend, que nous
avons tous hâte à voir reine, comme nous avons hâte à vous voir
sacré. Mon conseil est qu’il ne faut point s’obstiner. Ce n’est
pas l’ennemi qui nous oblige à rebrousser ; c’est cette pluie où
je vois la volonté de Dieu devant laquelle tout un chacun, si
puissant qu’il soit, doit s’incliner. Notre Seigneur sans doute
vous signifie ainsi de ne pas combattre avant d’avoir été oint
des Saintes Huiles. Vous tirerez autant de gloire, mon cousin, d’un
beau sacre que d’une bataille aventureuse. Renoncez donc pour le
moment à châtier ces mauvais Flamands, et, si la peur que vous leur
avez inspirée ne suffit point, revenons en même nombre au prochain
printemps.
Dans l’embarras où l’on piétinait, cette solution
radicale, celle du renoncement, proposée par un homme dont on ne
pouvait suspecter le courage aux armes, reçut l’assentiment d’une
grande partie des barons, et tout d’abord celui du roi. Montrant
une fois de plus son manque de pondération, Louis X se rua avec
empressement et reconnaissance dans l’échappée que d’Artois lui
découvrait.
— Mon cousin, vous avez parlé sagement, déclara-t-il.
Le ciel nous manifeste son avertissement. Que l’armée reparte
donc, puisqu’elle ne peut poursuivre.
Puis, enflant la voix pour se
donner de la majesté, il ajouta :
— Mais je jure Dieu que si je
suis encore en vie l’an prochain, j’irai envahir les Flamands et
n’aurai avec eux nulle accordance qu’ils ne s’abandonnent en
tout à ma volonté.
Il n’eut plus alors d’autre souci que de
déloger. Il fallut au connétable et à Philippe de Poitiers
beaucoup d’insistance pour le convaincre de mesures indispensables,
comme de maintenir au moins quelques garnisons le long de la
frontière de Flandre ; il ne les entendait plus ; il était déjà
parti. Dans cette dispersion, Valois trouvait son compte. Il avait
maintenu à peu de frais sa réputation héroïque. D’Artois y
trouvait le sien mieux encore ; la guerre manquée profitait à sa
ligue.
Telle était la hâte du roi qu’elle se fit contagieuse et
que le lendemain matin, faute de charrois et de pouvoir extraire de
la boue tout le matériel, on mit le feu aux tentes, aux meubles, à
l’équipement. L’appétit de destruction se soulageait ainsi.
Laissant derrière elle, sur de vastes espaces, des embrasements
fumeux qui luttaient contre l’éternelle pluie, l’armée, fourbue
et affamée, se présenta au soir devant Tournai ; les habitants
effrayés fermèrent les portes de la ville ; on n’exigea pas
qu’ils les ouvrissent.
Le roi alla demander asile dans un
monastère. Le surlendemain 7 août, il était à Soissons, d’où
il signa les ordonnances qui mettaient fin à la campagne. Il chargea
Valois des préparatifs du sacre, et envoya Philippe de Poitiers à
Saint-Denis afin d’y rendre l’oriflamme et d’y prendre l’épée
et la couronne. Les princes se retrouveraient entre Reims et Troyes
pour se porter au-devant de Clémence de Hongrie. Quatorze jours
avaient suffi à Louis Hutin, pour déposer dans la corbeille de ses
secondes noces l’inoubliable ridicule de l’expédition par lui
conduite et qu’on ne désignait déjà plus que sous le nom d’ost
boueux.
Demain ch 7 le philtre
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