samedi 17 novembre 2018

Les poisons de la couronne - ch 5 - Le roi prend l'oriflamme


V
 LE ROI PREND L’ORIFLAMME
  Enguerrand de Marigny avait été accusé naguère de s’être vendu aux Flamands en négociant avec eux un traité de paix qui les avantageait. C’était même là le premier des quarante et un chefs d’accusation retenus contre lui. Or, à peine Marigny pendu aux chaînes de Montfaucon, le comte de Flandre rompait le traité. Pour ce faire, il s’y prit de la manière la plus simple : il refusa, bien qu’il en eût reçu semonce, de venir à Paris rendre hommage au nouveau roi. Du même coup, il cessait de payer les redevances et réaffirmait ses revendications territoriales sur Lille et sur Douai. 
  À cette nouvelle, Louis X s’abandonna à l’une de ces colères démentes par lesquelles il croyait se montrer royal et qui lui avaient valu son surnom de Hutin ; sa rage dépassa en violence tout ce qu’il avait prouvé jusque-là. Tournant dans son cabinet comme un blaireau en cage, les cheveux désordonnés, les joues empourprées, brisant les objets, renversant les sièges, il proféra pendant plusieurs heures des mots sans lien, interrompu seulement dans ses hurlements par des quintes de toux qui le pliaient en deux. 
  — La subvention ! Des gibets, il me faut des gibets ! Je rétablis la subvention… Et que fait Madame de Hongrie ? Qu’elle se hâte à cheminer ! À genoux, à genoux le comte de Flandre ! Et mon pied sur sa tête ! Bruges ? Du feu ! J’y mettrai le feu ! 
  Tout se mêlait, le nom des villes révoltées, la promesse des châtiments, et même la tempête qui avait retardé l’arrivée de sa nouvelle épouse. Mais le mot qu’il répétait le plus souvent était celui de subvention, car il venait quelques jours plus tôt, sur l’avis de Charles de Valois, de clore la levée des impôts exceptionnels destinés à couvrir les frais de l’expédition ordonnée par son père, l’année précédente. 
  Alors on commença, sans oser le dire ouvertement, à regretter Marigny et la manière qu’il avait de traiter ce genre de soulèvements, lorsqu’il répondait, par exemple, à l’abbé Simon de Pisé qui l’informait, un certain été, de l’agitation des Flamands : 
  « Cette grande ardeur ne m’étonne pas, frère Simon, c’est l’effet de la chaleur. Nos seigneurs aussi sont ardents et épris de la guerre. Et vraiment, sachez que le royaume de France ne se laisse pas dépecer par paroles ; il y faut autres œuvres. » 
  On souhaita reprendre le même ton ; malheureusement, l’homme qui pouvait parler ainsi n’était plus de ce monde. Encouragé par Valois, qui n’était jamais las de prouver ses hautes vertus de capitaine, le Hutin se mit à rêver de prouesses. Il allait réunir la plus grande armée encore vue en France, fondre comme l’aigle sur les Flamands rebelles, en tailler plusieurs milliers en pièces, rançonner les autres, les réduire à merci dans la semaine et, là où Philippe le Bel n’avait pu réussir, montrer, lui, ce dont il était capable. Il se voyait déjà revenant, précédé des étendards du triomphe, ses coffres regarnis par le butin et les tributs imposés aux villes, ayant à la fois surpassé la mémoire de son père et effacé les déboires de son premier mariage. 
  Puis, du même élan, au milieu des ovations populaires, il arrivait au galop, prince vainqueur et héros de bataille, pour accueillir sa nouvelle épouse et la conduire à l’autel et au sacre. Ce jeune homme aurait pu être pris en pitié, pour ce qu’il y a de douloureux toujours dans la bêtise, s’il n’avait pas eu la charge de la France et de ses quinze millions d’âmes. 
  Le 23 juin, il réunit la cour des Pairs, bredouilla, mais avec violence, fit déclarer félon le comte de Flandre, et décida de convoquer l’ost royal pour le premier jour d’août, devant Courtrai. Le rendez-vous n’était pas des mieux choisis ; le nom de Courtrai sonnait comme celui d’une défaite. Or il faut prendre garde, en matière de guerre, aux précédents ; les catastrophes se reproduisent généralement aux mêmes emplacements. 
  Pour l’entretien de l’ost formidable qu’il voulait rassembler, Louis X se trouvait, naturellement, en peine d’argent. Son conseil eut alors recours aux mêmes expédients qu’employait Marigny ; et l’on se demanda, dans l’opinion, s’il avait bien été nécessaire de condamner à mort l’ancien recteur du royaume, pour revenir aussi vite à ses méthodes en les appliquant plus mal. 
  On affranchit tous les serfs du domaine qui pouvaient acheter leur liberté ; on autorisa de nouvelles arrivées de Juifs dans les villes royales, moyennant une taxe écrasante sur le droit de séjour et de commerce ; on réduisit les privilèges des banquiers et marchands lombards, en même temps qu’on instituait une, puis deux tailles supplémentaires sur toutes leurs transactions, ceci en dépit des belles assurances données par le comte de Valois à ses prêteurs. Aussitôt les Lombards jugèrent le règne d’un œil beaucoup moins favorable . 
  On voulut également imposer le clergé ; mais celui-ci, tirant argument de ce que le Saint-Siège était vacant et que nulle décision ne pouvait se prendre en l’absence d’un pape, refusa ; après de difficiles négociations, les évêques consentirent une aide à titre exceptionnel, mais seulement en contrepartie d’exonérations et de franchises qui se révélèrent finalement coûter plus au Trésor que ne rapportaient les subsides obtenus. La levée de l’armée s’accomplit sans difficultés, et même dans un certain enthousiasme de la part des barons qui se plaisaient à l’idée de sortir leurs cuirasses et d’aller courir l’aventure. Le peuple affichait moins d’allégresse. 
  — N’est-ce point assez, disaient les commères, qu’on soit à demi morts de famine, pour aller encore donner nos hommes et notre argent à la guerre du roi ? 
  Mais on faisait miroiter aux soldats l’espoir du butin et des jours francs de pillage et de viol ; pour beaucoup d’hommes, l’ost offrait une échappée à la monotonie du labeur quotidien et au souci de se nourrir ; nul ne voulait se montrer lâche ; et les sergents royaux savaient rappeler les manants au devoir en décorant de quelques pendus les arbres des routes. 
  La plupart des ordonnances de Philippe le Bel relatives à l’organisation de l’armée demeuraient en vigueur, grâce à l’obstination du connétable, et continuaient de prouver leur efficacité. Tout homme valide, s’il était âgé de plus de dix-huit ans et de moins de soixante, devait le service armé, sauf à se racheter par une contribution en argent ou à justifier d’un métier jugé indispensable. 
  La formation de l’ost obéissait à une articulation essentiellement territoriale. Le chevalier, et même l’écuyer, n’allaient jamais seuls en guerre ; ils étaient accompagnés de valets d’armes, de sommeliers, de gens à pied. Possesseurs de leurs chevaux, de leur armement et de celui de leurs hommes, ils devaient constituer leur troupe avec les vassaux, sujets ou serfs de leur fief. L’octroi de la chevalerie correspondait à une nomination dans un grade assorti d’obligations militaires fort précises. Le simple chevalier, une fois son monde équipé et rassemblé, rejoignait le chevalier de grade supérieur, généralement un chevalier à pennon, son suzerain immédiat. Les chevaliers à pennon ralliaient les chevaliers à bannière, ou bannerets, lesquels eux-mêmes étaient placés sous les ordres des chevaliers à double bannière, chefs des grandes unités tactiques levées sur la juridiction de leur baronnie ou de leur comté. La bannière du comte de Poitiers, frère du roi, se présentait à elle seule comme un corps d’armée de proportions imposantes, puisqu’elle rassemblait à la fois les troupes du Poitou et celles du comté de Bourgogne ; de plus, dix bannerets y étaient administrativement rattachés, parmi lesquels le comte d’Évreux, Anseau de Joinville, fils du grand Joinville, et le connétable Gaucher de Châtillon lui-même, pour les troupes qui venaient de son comté de Porcien. 
  Ce n’était certainement pas sans raison que Philippe le Bel avait confié à son second fils, avant même que celui-ci eût vingt-deux ans, un commandement de telle importance ; la bannière de Poitiers faisait équilibre en quelque sorte à la bannière de Valois sous laquelle marchaient à la fois les recrues du Valois, de l’Anjou et du Maine. Une autre grande unité était, bien sûr, celle levée sur le domaine royal proprement dît. À cette dernière appartenait Robert d’Artois, pour sa châtellenie de Conches-en-Ouche et pour son comté de Beaumont-le-Roger toujours promis, jamais remis. 
  Les villes n’étaient pas obligées à moindre contribution que les campagnes. Pour l’ost de Flandre, Paris eut à fournir quatre cents hommes de cheval et deux mille hommes de pied. Les soldes en seraient assurées par les bourgeois marchands de la Cité, de quinzaine en quinzaine. Les chevaux et chariots nécessaires au train furent réquisitionnés dans les monastères. 
  Le 24 juillet 1315, après quelque retard, comme il s’en produisait toujours, Louis X prit à Saint-Denis, des mains de l’abbé Egidius de Chambly qui en était gardien, l’oriflamme de France, longue bande de soie rouge, brodée des flammes d’or auxquelles elle devait son nom premier : l’or-y-flambe, et fixée sur une hampe couverte de cuivre doré. De part et d’autre de l’oriflamme, portée comme une relique, flottaient les deux bannières du roi, à droite la bleue fleurdelisée, à gauche celle à croix blanche. Et l’armée se mit en marche, comprenant tous les contingents arrivés de l’Ouest, du Sud et du Sud-est, les chevaliers languedociens, les troupes de Normandie et de Bretagne. Les bannières de Bourgogne-duché, de Champagne, d’Artois et de Picardie rejoindraient en route, vers Saint-Quentin. Ce jour-là fut un des rares ensoleillés dans un été pourri. La lumière étincelait sur les milliers de lances, les camails d’acier, les cottes de mailles, les écus de combat peints de couleurs vives. Les chevaliers se montraient les derniers perfectionnements d’armure, une nouvelle forme de cervelière qui assurait mieux le casque sur la tête, une fente de heaume qui permettait un meilleur champ de vue, ou encore quelque ailette plus enveloppante qui protégeait l’épaule des coups de masse ou faisait dévier le tranchant des épées. Sur plusieurs lieues, à la suite des hommes d’armes, s’étirait le train des chariots à quatre roues transportant les vivres, les forges, les approvisionnements ; après quoi venaient les équipages des marchands autorisés à accompagner l’armée, et les filles follieuses par bonnes charretées sous la conduite des patrons de « bordeaux ». Le lendemain, la pluie recommença de tomber, pénétrante, amollissant les routes, ouvrant des ornières, ruisselant sur les chapeaux de fer, coulant sous les cuirasses, plaquant le poil des chevaux. Chaque homme pesait dix livres de plus. Et les jours suivants, la pluie, toujours la pluie… 
  L’ost de Flandre n’atteignit jamais Courtrai. Il s’arrêta à Bondues, près de Lille, devant la Lys gonflée qui barrait tout passage, débordait sur les champs, effaçait les chemins, détrempait la terre argileuse. Comme on ne pouvait plus avancer, le camp fut établi à cet endroit, sous le déluge.

Demain chapitre 6 L’ost boueux



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