V
LE
ROI PREND L’ORIFLAMME
Enguerrand
de Marigny avait été accusé naguère de s’être vendu aux
Flamands en négociant avec eux un traité de paix qui les
avantageait. C’était même là le premier des quarante et un chefs
d’accusation retenus contre lui. Or, à peine Marigny pendu aux
chaînes de Montfaucon, le comte de Flandre rompait le traité. Pour
ce faire, il s’y prit de la manière la plus simple : il refusa,
bien qu’il en eût reçu semonce, de venir à Paris rendre hommage
au nouveau roi. Du même coup, il cessait de payer les redevances et
réaffirmait ses revendications territoriales sur Lille et sur Douai.
À cette nouvelle, Louis X s’abandonna à l’une de ces colères
démentes par lesquelles il croyait se montrer royal et qui lui
avaient valu son surnom de Hutin ; sa rage dépassa en violence tout
ce qu’il avait prouvé jusque-là. Tournant dans son cabinet comme
un blaireau en cage, les cheveux désordonnés, les joues
empourprées, brisant les objets, renversant les sièges, il proféra
pendant plusieurs heures des mots sans lien, interrompu seulement
dans ses hurlements par des quintes de toux qui le pliaient en deux.
— La subvention ! Des gibets, il me faut des gibets ! Je rétablis
la subvention… Et que fait Madame de Hongrie ? Qu’elle se hâte
à cheminer ! À genoux, à genoux le comte de Flandre ! Et mon pied
sur sa tête ! Bruges ? Du feu ! J’y mettrai le feu !
Tout se
mêlait, le nom des villes révoltées, la promesse des châtiments,
et même la tempête qui avait retardé l’arrivée de sa nouvelle
épouse. Mais le mot qu’il répétait le plus souvent était celui
de subvention, car il venait quelques jours plus tôt, sur l’avis
de Charles de Valois, de clore la levée des impôts exceptionnels
destinés à couvrir les frais de l’expédition ordonnée par son
père, l’année précédente.
Alors on commença, sans oser le dire
ouvertement, à regretter Marigny et la manière qu’il avait de
traiter ce genre de soulèvements, lorsqu’il répondait, par
exemple, à l’abbé Simon de Pisé qui l’informait, un certain
été, de l’agitation des Flamands :
« Cette grande ardeur ne
m’étonne pas, frère Simon, c’est l’effet de la chaleur. Nos
seigneurs aussi sont ardents et épris de la guerre. Et vraiment,
sachez que le royaume de France ne se laisse pas dépecer par paroles
; il y faut autres œuvres. »
On souhaita reprendre le même ton ;
malheureusement, l’homme qui pouvait parler ainsi n’était plus
de ce monde. Encouragé par Valois, qui n’était jamais las de
prouver ses hautes vertus de capitaine, le Hutin se mit à rêver de
prouesses. Il allait réunir la plus grande armée encore vue en
France, fondre comme l’aigle sur les Flamands rebelles, en tailler
plusieurs milliers en pièces, rançonner les autres, les réduire à
merci dans la semaine et, là où Philippe le Bel n’avait pu
réussir, montrer, lui, ce dont il était capable. Il se voyait déjà
revenant, précédé des étendards du triomphe, ses coffres regarnis
par le butin et les tributs imposés aux villes, ayant à la fois
surpassé la mémoire de son père et effacé les déboires de son
premier mariage.
Puis, du même élan, au milieu des ovations
populaires, il arrivait au galop, prince vainqueur et héros de
bataille, pour accueillir sa nouvelle épouse et la conduire à
l’autel et au sacre. Ce jeune homme aurait pu être pris en pitié,
pour ce qu’il y a de douloureux toujours dans la bêtise, s’il
n’avait pas eu la charge de la France et de ses quinze millions
d’âmes.
Le 23 juin, il réunit la cour des Pairs, bredouilla, mais
avec violence, fit déclarer félon le comte de Flandre, et décida
de convoquer l’ost royal pour le premier jour d’août, devant
Courtrai. Le rendez-vous n’était pas des mieux choisis ; le nom de
Courtrai sonnait comme celui d’une défaite. Or il faut prendre
garde, en matière de guerre, aux précédents ; les catastrophes se
reproduisent généralement aux mêmes emplacements.
Pour l’entretien
de l’ost formidable qu’il voulait rassembler, Louis X se
trouvait, naturellement, en peine d’argent. Son conseil eut alors
recours aux mêmes expédients qu’employait Marigny ; et l’on se
demanda, dans l’opinion, s’il avait bien été nécessaire de
condamner à mort l’ancien recteur du royaume, pour revenir aussi
vite à ses méthodes en les appliquant plus mal.
On affranchit tous
les serfs du domaine qui pouvaient acheter leur liberté ; on
autorisa de nouvelles arrivées de Juifs dans les villes royales,
moyennant une taxe écrasante sur le droit de séjour et de commerce
; on réduisit les privilèges des banquiers et marchands lombards,
en même temps qu’on instituait une, puis deux tailles
supplémentaires sur toutes leurs transactions, ceci en dépit des
belles assurances données par le comte de Valois à ses prêteurs.
Aussitôt les Lombards jugèrent le règne d’un œil beaucoup moins
favorable .
On voulut également imposer le clergé ; mais
celui-ci, tirant argument de ce que le Saint-Siège était vacant et
que nulle décision ne pouvait se prendre en l’absence d’un pape,
refusa ; après de difficiles négociations, les évêques
consentirent une aide à titre exceptionnel, mais seulement en
contrepartie d’exonérations et de franchises qui se révélèrent
finalement coûter plus au Trésor que ne rapportaient les subsides
obtenus. La levée de l’armée s’accomplit sans difficultés, et
même dans un certain enthousiasme de la part des barons qui se
plaisaient à l’idée de sortir leurs cuirasses et d’aller courir
l’aventure. Le peuple affichait moins d’allégresse.
— N’est-ce
point assez, disaient les commères, qu’on soit à demi morts de
famine, pour aller encore donner nos hommes et notre argent à la
guerre du roi ?
Mais on faisait miroiter aux soldats l’espoir du
butin et des jours francs de pillage et de viol ; pour beaucoup
d’hommes, l’ost offrait une échappée à la monotonie du labeur
quotidien et au souci de se nourrir ; nul ne voulait se montrer lâche
; et les sergents royaux savaient rappeler les manants au devoir en
décorant de quelques pendus les arbres des routes.
La plupart des
ordonnances de Philippe le Bel relatives à l’organisation de
l’armée demeuraient en vigueur, grâce à l’obstination du
connétable, et continuaient de prouver leur efficacité. Tout homme
valide, s’il était âgé de plus de dix-huit ans et de moins de
soixante, devait le service armé, sauf à se racheter par une
contribution en argent ou à justifier d’un métier jugé
indispensable.
La formation de l’ost obéissait à une articulation
essentiellement territoriale. Le chevalier, et même l’écuyer,
n’allaient jamais seuls en guerre ; ils étaient accompagnés de
valets d’armes, de sommeliers, de gens à pied. Possesseurs de
leurs chevaux, de leur armement et de celui de leurs hommes, ils
devaient constituer leur troupe avec les vassaux, sujets ou serfs de
leur fief. L’octroi de la chevalerie correspondait à une
nomination dans un grade assorti d’obligations militaires fort
précises. Le simple chevalier, une fois son monde équipé et
rassemblé, rejoignait le chevalier de grade supérieur, généralement
un chevalier à pennon, son suzerain immédiat. Les chevaliers à
pennon ralliaient les chevaliers à bannière, ou bannerets, lesquels
eux-mêmes étaient placés sous les ordres des chevaliers à double
bannière, chefs des grandes unités tactiques levées sur la
juridiction de leur baronnie ou de leur comté. La bannière du comte
de Poitiers, frère du roi, se présentait à elle seule comme un
corps d’armée de proportions imposantes, puisqu’elle rassemblait
à la fois les troupes du Poitou et celles du comté de Bourgogne ;
de plus, dix bannerets y étaient administrativement rattachés,
parmi lesquels le comte d’Évreux, Anseau de Joinville, fils du
grand Joinville, et le connétable Gaucher de Châtillon lui-même,
pour les troupes qui venaient de son comté de Porcien.
Ce n’était
certainement pas sans raison que Philippe le Bel avait confié à son
second fils, avant même que celui-ci eût vingt-deux ans, un
commandement de telle importance ; la bannière de Poitiers faisait
équilibre en quelque sorte à la bannière de Valois sous laquelle
marchaient à la fois les recrues du Valois, de l’Anjou et du
Maine. Une autre grande unité était, bien sûr, celle levée sur le
domaine royal proprement dît. À cette dernière appartenait Robert
d’Artois, pour sa châtellenie de Conches-en-Ouche et pour son
comté de Beaumont-le-Roger toujours promis, jamais remis.
Les villes
n’étaient pas obligées à moindre contribution que les campagnes.
Pour l’ost de Flandre, Paris eut à fournir quatre cents hommes de
cheval et deux mille hommes de pied. Les soldes en seraient assurées
par les bourgeois marchands de la Cité, de quinzaine en quinzaine.
Les chevaux et chariots nécessaires au train furent réquisitionnés
dans les monastères.
Le 24 juillet 1315, après quelque retard,
comme il s’en produisait toujours, Louis X prit à Saint-Denis, des
mains de l’abbé Egidius de Chambly qui en était gardien,
l’oriflamme de France, longue bande de soie rouge, brodée des
flammes d’or auxquelles elle devait son nom premier :
l’or-y-flambe, et fixée sur une hampe couverte de cuivre doré. De
part et d’autre de l’oriflamme, portée comme une relique,
flottaient les deux bannières du roi, à droite la bleue
fleurdelisée, à gauche celle à croix blanche. Et l’armée se mit
en marche, comprenant tous les contingents arrivés de l’Ouest, du
Sud et du Sud-est, les chevaliers languedociens, les troupes de
Normandie et de Bretagne. Les bannières de Bourgogne-duché, de
Champagne, d’Artois et de Picardie rejoindraient en route, vers
Saint-Quentin. Ce jour-là fut un des rares ensoleillés dans un été
pourri. La lumière étincelait sur les milliers de lances, les
camails d’acier, les cottes de mailles, les écus de combat peints
de couleurs vives. Les chevaliers se montraient les derniers
perfectionnements d’armure, une nouvelle forme de cervelière qui
assurait mieux le casque sur la tête, une fente de heaume qui
permettait un meilleur champ de vue, ou encore quelque ailette plus
enveloppante qui protégeait l’épaule des coups de masse ou
faisait dévier le tranchant des épées. Sur plusieurs lieues, à la
suite des hommes d’armes, s’étirait le train des chariots à
quatre roues transportant les vivres, les forges, les
approvisionnements ; après quoi venaient les équipages des
marchands autorisés à accompagner l’armée, et les filles
follieuses par bonnes charretées sous la conduite des patrons de «
bordeaux ». Le lendemain, la pluie recommença de tomber,
pénétrante, amollissant les routes, ouvrant des ornières,
ruisselant sur les chapeaux de fer, coulant sous les cuirasses,
plaquant le poil des chevaux. Chaque homme pesait dix livres de plus.
Et les jours suivants, la pluie, toujours la pluie…
L’ost de
Flandre n’atteignit jamais Courtrai. Il s’arrêta à Bondues,
près de Lille, devant la Lys gonflée qui barrait tout passage,
débordait sur les champs, effaçait les chemins, détrempait la
terre argileuse. Comme on ne pouvait plus avancer, le camp fut établi
à cet endroit, sous le déluge.
Demain
chapitre 6 L’ost boueux
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