dimanche 25 novembre 2018

Les poisons de la couronne - 2ème partie - ch 4 - L'amitié d'une servante



IV
L’AMITIÉ D’UNE SERVANTE
  
  Et quelques semaines passèrent, qui furent à peu près calmes pour l’Artois. Les parties adverses se retrouvèrent à Arras, puis à Compiègne, et le roi promit de rendre son arbitrage avant la Noël. Les alliés, provisoirement apaisés, rentrèrent en leurs châteaux sombres. Les champs étaient noirs et déserts, les brebis bêlaient au fond des bergeries. Les aubes de décembre, fumeuses, ressemblaient à des feux de bois vert. 
  Au manoir de Vincennes, entouré par la forêt, la reine Clémence découvrait l’hiver de France. L’après-midi, la reine brodait. Elle avait entrepris une grande nappe d’autel qui figurait le paradis. Les élus s’y promenaient sous un ciel uniformément bleu, parmi les citronniers et les orangers ; paradis bien proche des jardins de Naples. « On n’est pas reine pour être heureuse », pensait souvent Clémence, se répétant les paroles de sa grand-mère Marie de Hongrie. Non qu’elle fût malheureuse à proprement parler ; elle n’avait aucune raison de l’être. « Je suis injuste, se disait-elle, de ne point remercier à tout instant le Créateur de ce qu’il m’a donné. » Elle ne pouvait comprendre la raison d’une lassitude, d’une mélancolie, d’un ennui qui, jour après jour, s’appesantissaient sur elle. N’était-elle pas environnée de mille soins ? Six dames de parage, choisies parmi les plus nobles femmes du royaume, et d’innombrables servantes se relayaient auprès d’elle pour exécuter ses moindres désirs, prévenir ses moindres gestes, porter son missel, préparer son aiguille, tenir son miroir, la coiffer, la couvrir d’un manteau sitôt que la température  fraîchissait…   
  Plusieurs chevaucheurs avaient pour seule mission de courir entre Naples et Vincennes, afin d’acheminer la correspondance qu’elle échangeait avec sa grand-mère, avec son oncle le roi Robert et tous ses parents. Clémence disposait de quatre haquenées blanches, harnachées de freins d’argent et de rênes de soie tissées de fils d’or ; et, pour les longs déplacements, on lui avait offert un grand chariot de voyage si beau, si riche, avec ses roues flamboyantes comme des soleils, que celui de la comtesse Mahaut, à côté, semblait tout juste un char à foin. Louis n’était-il pas le meilleur époux de la terre ? Parce que Clémence avait dit en visitant Vincennes que ce château lui plaisait et qu’elle aimerait y vivre, Louis aussitôt avait décidé de s’y installer à demeure. De nombreux seigneurs, imitant le roi, s’organisaient résidence dans les parages. Et Clémence, qui n’avait pas imaginé ce que serait l’hiver à Vincennes, n’osait avouer maintenant qu’elle eût préféré regagner Paris. Vraiment, le roi la comblait. Il ne se passait de jour qu’il ne lui portât un nouveau présent. 
  - Je veux, ma mie, lui avait-il dit, que vous soyez la dame la mieux pourvue du monde. Mais avait-elle besoin de trois couronnes d’or, l’une incrustée de dix gros rubis balais, l’autre de quatre grandes émeraudes, de seize petites et de quatre-vingts perles, et la troisième avec encore des perles, encore des émeraudes, encore des rubis ? Pour sa table, Louis lui avait acheté douze hanaps de vermeil émaillés, aux armes de France et de Hongrie. Et parce qu’elle était pieuse et qu’il admirait fort sa dévotion, il lui avait offert un reliquaire, d’un prix de huit cents livres, et contenant un fragment de la Vraie Croix. C’eût été décourager tant de bon vouloir que de dire à son époux qu’on pouvait aussi bien faire sa prière au milieu d’un jardin, et que le plus bel ostensoir du monde, en dépit de tout l’art des orfèvres et de toute la fortune des rois, c’était encore le soleil brillant dans un ciel bleu au-dessus de la mer. 
  Le mois précédent, Louis lui avait fait don de terres qu’elle irait visiter à une meilleure saison, les maisons et manoirs de Mainneville, Hébécourt, Saint-Denis de Fermans, Wardes et Dampierre, les forêts de Lyons et de Bray. 
  - Pourquoi, mon doux seigneur, lui avait-elle demandé, vous déposséder de tant de biens en ma faveur, puisque de toute manière, je ne suis que votre servante, et n’en puis profiter qu’à travers vous ? 
  - Je ne m’en dépossède point, avait répondu Louis. Toutes ces seigneuries appartenaient à Marigny, à qui par jugement je les ai reprises, et j’en puis disposer comme il me plaît. 
  En dépit de la répugnance qu’elle avait à hériter les biens d’un pendu, pouvait-elle les refuser alors qu’ils lui étaient présentés comme dons d’amour, et que cet amour, le roi tenait à le proclamer dans l’acte même de donation « pour la joyeuse et agréable compagnie que Clémence nous porte humblement et amiablement…» ? 
  Et il lui avait encore accordé en propriété les maisons de Corbeil et de Fontainebleau. Chaque nuit qu’il passait auprès d’elle semblait valoir un château. Ah oui ! Messire Louis l’aimait bien. Jamais, en sa présence, il ne s’était montré hutin, et elle ne comprenait pas comment ce surnom lui était venu. Jamais de querelle entre eux, jamais de violence. Dieu, vraiment, lui avait donné un bon époux. Et malgré tout, Clémence s’ennuyait, et soupirait en tirant les fils d’or de ses citrons brodés. Elle avait fait effort, vainement, pour s’intéresser aux affaires d’Artois dont Louis, parfois, le soir, discourait tout seul devant elle en marchant à travers la chambre. Elle était effrayée par les grandes apostrophes de Robert d’Artois, et la manière dont il lui criait : « ma cousine ! ». 
  La fortune de Clémence de Hongrie, aussi bien en terres qu’en bijoux, et constituée essentiellement par des dons de Louis X, était énorme. Pendant la brève durée de leur mariage, Clémence de Hongrie ne reçut pas moins de quatorze châteaux dont certains comptaient parmi les plus importantes demeures royales. 
  S’il arrêtait sa meute ; cet homme-là, pour elle, restait avant tout un étrangleur de renards. Elle était agacée par Monseigneur de Valois, qui souvent lui disait : 
  - Alors, ma nièce, quand donc donnerez-vous un héritier au royaume ? 
  - Quand Dieu voudra, mon oncle, répondait-elle doucement. 
  En fait, elle n’avait pas d’amis. Elle sentait, parce qu’elle était fine et sans vanité, que toute marque d’affection qu’on lui témoignait était intéressée. Elle apprenait que les rois ne sont jamais aimés pour eux-mêmes, et que les gens, en s’agenouillant devant eux, cherchent toujours à ramasser sur le tapis quelque miette de puissance. « On n’est pas reine pour être heureuse ; il se peut même que d’être reine empêche qu’on soit heureuse », se répétait Clémence l’après-midi où Monseigneur de Valois, le pas toujours pressé, entra chez elle et lui dit : 
  - Ma nièce, je vous porte une nouvelle qui va fort agiter la cour. Votre belle-sœur Madame de Poitiers est grosse. Les matrones l’ont certifié ce matin. 
  - Je suis fort aise pour Madame de Poitiers, répondit Clémence. 
  - Elle peut vous avoir reconnaissance, reprit Charles de Valois, car c’est bien à vous qu’elle doit son état d’à présent. Si vous n’aviez point demandé son pardon le jour de vos épousailles, je doute fort que Louis l’eût si vite accordé. 
  - Dieu me prouve donc que j’ai bien fait, puisqu’il vient de bénir cette union. 
  - Il semble que Dieu bénisse moins rapidement la vôtre. Quand donc vous déciderez-vous, ma nièce, à suivre l’exemple de votre belle-sœur ? Il est dommage en vérité qu’elle vous ait devancée. Allons Clémence, laissez-moi vous parler comme un père. Vous savez que je n’aime pas mâcher les choses que j’ai à dire… Louis remplit-il bien ses devoirs auprès de vous ? 
  - Louis m’est aussi attentif qu’un époux peut l’être.   
   - Voyons, ma nièce, entendez-moi bien ; j’entends ses devoirs d’époux chrétien, ses devoirs de corps, si vous préférez. 
  Le rouge monta au front de Clémence. Elle balbutia :  
  - Je ne vois pas que Louis ait en rien à être repris sur ce point. Je ne suis guère mariée que depuis cinq mois et je ne pense pas qu’il y ait lieu de vous alarmer déjà. 
   - Mais enfin, honore-t-il bien régulièrement votre couche ? 
  - Presque chaque nuit, mon oncle, si c’est cela que vous tenez à apprendre ; et plus que d’être sa servante lorsqu’il le veut, je ne puis. 
  - Eh bien ! souhaitons, souhaitons ! dit Charles de Valois. Mais comprenez, ma nièce, que c’est moi qui ai fait votre mariage ; je ne voudrais pas qu’on me reprochât un mauvais choix. 
  Alors Clémence, pour la première fois, eut un mouvement de colère. Elle repoussa sa broderie, se leva de son siège et, d’une voix où l’on pouvait reconnaître le ton de la vieille reine Marie, elle répondit : 
  - Vous semblez oublier, messire mon oncle, que ma grand-mère a donné le jour à treize enfants, et que ma mère Clémence de Habsbourg en avait déjà trois lorsqu’elle mourut à peu près à l’âge que j’ai. Ma tante Marguerite, votre première épouse, ne vous a pas donné motif de vous plaindre, que je sache. Les femmes de notre famille sont fécondes, et le prouvent en maints royaumes. Si donc il y a empêchement au vœu que vous formez, il ne saurait venir de mon sang. Et sur ce point, messire, nous avons assez parlé pour ce jour, et pour toujours. 
  Elle alla s’enfermer dans sa chambre, refusant qu’aucune dame de parage la suivît. Ce fut là qu’Eudeline, la première lingère, entrant pour préparer le lit, la trouva deux heures plus tard, assise auprès d’une fenêtre derrière laquelle la nuit était tombée. 
  - Comment, Madame, s’écria-t-elle, on vous a laissée sans lumière ! Je vais appeler ! 
  - Non, non, je ne veux personne, dit faiblement Clémence. 
  La lingère aviva le feu qui se mourait, plongea dans les braises une branche résineuse et s’en servit pour allumer un cierge planté sur un pied de fer. 
  - Oh ! Madame ! Vous pleurez ? dit-elle. Vous a-t-on fait peine ? 
  La reine s’essuya les yeux. 
  - Un mauvais sentiment me tourmente l’âme, dit-elle brusquement. Je suis jalouse. 
  Eudeline la regarda avec surprise. 
  - Vous, Madame, jalouse ? Mais quelle raison auriez-vous de l’être ? Je suis bien certaine que notre Sire Louis ne vous fait pas de tromperie, ni n’en a même l’idée. 
  - Je suis jalouse de Madame de Poitiers, reprit Clémence. Je suis envieuse d’elle, qui va avoir un enfant, alors que moi je n’en attends point. Oh ! J’en suis bien aise pour elle ; mais je ne savais pas que le bonheur d’autrui pouvait blesser si fort. 
  - Ah ! Certes, Madame, cela peut causer grande douleur, le bonheur des autres ! 
  Eudeline avait dit cela d’une curieuse manière, non pas comme une servante qui approuve les paroles de sa maîtresse, mais comme une femme qui a souffert le même mal, et le comprend. Le ton n’échappa point à Clémence. 
  - N’as-tu pas d’enfant, toi non plus ? demanda-t-elle. 
  - Si fait, Madame, si fait, j’ai une fille qui porte mon nom et qui vient d’atteindre ses dix ans. 
  Elle se détourna et commença de s’affairer autour du lit, rabattant les couvertures de brocart et de menu-vair. 
  - Tu es depuis longtemps lingère en ce château ? poursuivit Clémence. 
  - Depuis le printemps, juste avant votre venue. Jusque-là, j’étais au palais de la Cité, où je tenais le linge de notre Sire Louis, après avoir tenu celui de son père, le roi Philippe, pendant dix ans. 
  Un silence se fit, où l’on n’entendit plus que la main de la lingère battant les oreillers. 
  « Elle connaît à coup sûr tous les secrets de cette maison… et de ses lits, se disait la reine. Mais non, je ne lui demanderai rien, je ne l’interrogerai pas. Il est mal de faire parler les servantes… Ce n’est pas digne de moi. » 
  Mais qui donc pouvait la renseigner sinon justement une servante, sinon l’un de ces êtres qui partagent l’intimité des rois sans en partager le pouvoir ? Jamais, aux princes de la famille, elle n’aurait l’audace de poser la question qui lui brûlait l’esprit, depuis sa conversation avec Charles de Valois ; d’ailleurs lui donneraient-ils une réponse honnête ? Des hautes dames de la cour, aucune n’avait vraiment sa confiance, parce qu’aucune vraiment n’était son amie. 
  Clémence se sentait l’étrangère que l’on flatte de vaines louanges, mais que l’on observe, que l’on guette, et dont la moindre faute, la moindre faiblesse ne sera pas pardonnée. Aussi ne pouvait-elle se permettre d’abandon qu’auprès des servantes. Eudeline particulièrement lui semblait rassurante. Le regard droit, le maintien simple, les gestes appliqués et tranquilles, la première lingère se montrait de jour en jour plus attentive, et ses prévenances étaient sans ostentation. Clémence se décida. 
  - Est-il vrai, demanda-t-elle, que la petite Madame de Navarre, que l’on tient loin de la cour et que je n’ai vue qu’une fois, ne soit pas de mon époux ? 
  Et en même temps, elle se disait : « N’aurais-je pas dû être avertie plus tôt de ces secrets de couronne ? Ma grand-mère aurait dû s’informer davantage ; en vérité, on m’a laissée venir à ce mariage en ignorant bien des choses. » 
  - Bah ! Madame… répondit Eudeline en continuant de dresser les coussins, et comme si la question ne la surprenait pas outre mesure… je crois que nul ne le sait, pas même notre Sire Louis. Chacun dit sur cela ce qui l’arrange ; ceux qui affirment que Madame de Navarre est la fille du roi ont intérêt à le faire, et pareillement ceux qui tiennent pour la bâtardise. On en voit même, comme Monseigneur de Valois, qui changent d’avis selon les mois, sur une chose où pourtant il n’y a qu’une vérité. La seule personne dont on aurait pu tenir une certitude, qui était Madame de Bourgogne, a maintenant la bouche pleine de terre… 
  Eudeline s’interrompit et regarda vers la reine. 
  - Vous vous inquiétez, Madame, de savoir si notre Sire le roi… 
  Elle s’arrêta de nouveau, mais Clémence l’encouragea des yeux. 
  - Rassurez-vous, Madame, dit Eudeline ; Monseigneur Louis n’est pas empêché d’avoir un héritier, comme de méchantes langues le prétendent dans le royaume et même à la cour. 
  - Sait-on… murmura Clémence. 
  - Moi, je sais, répliqua Eudeline lentement, et l’on a pris bien soin que je sois seule à le savoir. 
  - Que veux-tu dire ? 
  - Je veux dire le vrai, Madame, parce que moi aussi j’ai un lourd secret. Sans doute devrais-je encore me taire… Mais ce n’est pas offenser une dame telle que vous, de si haute naissance et de si grande charité, que de vous avouer que ma fille est de Monseigneur Louis. 
  La reine contemplait Eudeline avec un étonnement sans mesure. Que Louis ait eu une première épouse n’avait guère posé à Clémence de problèmes personnels. Louis, comme tous les princes, avait été marié selon les intérêts d’État. Un scandale, la prison, puis la mort l’avaient séparé d’une femme infidèle. Clémence ne s’interrogeait pas sur l’intimité ou les mésententes secrètes du couple. Aucune curiosité, aucune représentation n’assaillaient sa pensée. Or voici que l’amour, l’amour non conjugal, se dressait devant elle en la personne de cette belle femme rose et blonde, à la trentaine plantureuse ; et Clémence se mettait à imaginer… 
  Eudeline prit le silence de la reine pour un blâme. 
  - Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, Madame, je vous l’assure ; c’est lui qui y avait mis bien de l’autorité. Et puis, il était si jeune, il n’avait point de discernement ; une grande dame l’eût sans doute effarouché. 
  D’un geste de la main, Clémence signifia qu’elle ne souhaitait point d’autre explication. 
  - Je veux voir ta fille. 
  Une expression de crainte passa sur les traits de la lingère. 
  - Vous le pouvez, Madame, vous le pouvez, bien sûr, puisque vous êtes la reine. Mais je vous demande de n’en rien faire, car on saurait alors que je vous ai parlé. Elle ressemble tant à son père que Monseigneur Louis, par crainte que sa vue ne vous blesse, l’a fait enfermer dans un couvent juste avant que vous n’arriviez. Je ne la visite qu’une fois le mois et, dès qu’elle sera en âge, elle sera cloîtrée. 
  Les premières réactions de Clémence étaient toujours généreuses. Elle oublia pour un moment son propre drame. 
  - Mais pourquoi, dit-elle à mi-voix, pourquoi cela ? Comment croyait-on qu’un tel acte pût me plaire, et à quel genre de femmes les princes de France sont-ils donc accoutumés ? Ainsi, ma pauvre Eudeline, c’est pour moi que l’on t’a arraché ta fille ! Je t’en demande bien grand pardon. 
  - Oh ! Madame, répondit Eudeline, je sais bien que cela ne vient pas de vous. 
  - Cela ne vient pas de moi, mais cela s’est fait à cause de moi, dit Clémence pensivement. Chacun de nous n’est pas seulement comptable de ses mauvais agissements, mais aussi de tout le mal dont il est l’occasion, même à son insu. 
  - Et moi-même, Madame, reprit Eudeline, moi-même qui étais première fille lingère du Palais, Monseigneur Louis m’a envoyée ici, à Vincennes, dans une plus petite condition que celle que j’avais à Paris. Nul n’a rien à dire contre les volontés du roi, mais c’est vraiment bien peu de remerciements pour le silence que j’ai gardé. Sans doute, Monseigneur Louis voulait-il me cacher moi aussi ; il ne pensait pas que vous iriez préférer ce séjour des bois au grand palais de la Cité. 
   Maintenant qu’elle avait commencé de se confier, elle ne pouvait plus s’arrêter. 
  - Je puis bien vous avouer, poursuivit-elle, qu’à votre arrivée, je n’étais prête à vous servir que par devoir, mais certainement point par plaisir. Il faut que vous soyez très noble dame, et aussi bonne de cœur que vous êtes belle de visage, pour que je me sois sentie gagnée d’affection pour vous. Vous ne savez point comme vous êtes aimée des petites gens ; il faut entendre parler de la reine, aux cuisines, aux écuries, aux buanderies ! C’est là, Madame, que vous avez des âmes dévouées, bien plus que parmi les grands barons. Vous nous avez conquis le cœur à tous, et même le mien qui vous était le plus fermé ; vous n’avez pas maintenant de servante plus attachée que moi, acheva Eudeline en saisissant la main de la reine pour y poser les lèvres. 
  - Ta fille te sera rendue, dit Clémence, et je la protégerai. J’en veux parler au roi. 
  - N’en faites rien, Madame, je vous en prie, s’écria Eudeline. 
  - Le roi me comble de cadeaux que je ne souhaite pas ; il peut bien m’en accorder un qui me plaise ! 
  - Non, non, je vous en supplie, n’en faites rien, répéta Eudeline. J’aime mieux voir ma fille sous le voile que de la voir sous terre. 
  Clémence, pour la première fois depuis le début de l’entretien, eut un sourire, presque un rire. 
  - Les gens de ta condition, en France, ont-ils donc si peur du roi ? Ou bien est-ce le souvenir du roi Philippe, qu’on disait être sans merci, qui pèse encore sur vous ? 
  Si Eudeline éprouvait une véritable affection pour la reine, elle n’en gardait pas moins au Hutin une solide rancune ; l’occasion était belle de satisfaire à la fois ces deux sentiments. 
  - Vous ne connaissez pas encore Monseigneur Louis comme chacun le connaît ici ; il ne vous a pas encore montré le revers de son âme. Personne n’a oublié, dit-elle en baissant la voix, que notre sire Louis a fait tourmenter les serviteurs de son hôtel, après le procès de Madame Marguerite, et que huit cadavres, tout mutilés et brisés, ont été repêchés au pied de la tour de Nesle. Ils y ont été poussés par le hasard, pensez-vous ? Je n’aimerais pas que le hasard nous poussât, ma fille et moi, du même côté.    
  - Ce sont là commérages que font circuler les ennemis du roi… 
  Mais en même temps qu’elle prononçait ces paroles, Clémence se rappelait les allusions du cardinal Duèze, en Avignon. « Aurais-je épousé un cruel ? » se demandait-elle. 
  - J’ai regret, si j’ai trop parlé, reprit Eudeline. Dieu veuille que vous n’ayez rien à apprendre de pire, et que votre grande bonté vous laisse en ignorance. 
  - Quel est ce pire que je pourrais apprendre ?… Cela touche-t-il à la fin de Madame Marguerite ?…     
  Eudeline haussa tristement les épaules. 
  - Vous êtes la seule à la cour, Madame, pour qui la chose fasse un doute. Si vous n’êtes pas encore informée, c’est que d’aucuns guettent un méchant moment, peut-être, pour vous mieux nuire. Il l’a fait étouffer, on le sait bien. Autour de Château-Gaillard, on ne se prive point de le dire… Mais à vous connaître on finit par approuver le roi. 
  - Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible… est-ce possible qu’on ait tué pour m’épouser ! gémit Clémence en se cachant le visage dans les mains. 
  - Ah ! Ne vous remettez pas à pleurer, Madame, dit Eudeline. Ce sera bientôt l’heure du souper, et vous n’y pouvez paraître ainsi. Il faut vous rafraîchir le visage. 
  Elle alla chercher un bassin d’eau fraîche et un miroir, pressa un linge mouillé sur les joues de la reine, lui rattacha une tresse qui s’était défaite. Elle avait une grande douceur de gestes, et une sorte de tendresse protectrice. Un moment les visages des deux femmes apparurent côte à côte dans le miroir, deux visages aux mêmes teintes blondes et dorées, aux mêmes yeux larges et bleus. 
   - Tu sais que nous nous ressemblons, dit la reine. 
  - C’est bien le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait, et je voudrais fort que ce fût vrai, répondit Eudeline. 
  Comme leur émotion à toutes les deux était profonde, et qu’elles avaient un égal besoin d’amitié, le même mouvement les poussa l’une vers l’autre, et elles se tinrent un instant embrassées.

Demain 2ème partie La fourchette et le prie - dieu

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