Quand,
à l'aube du lendemain, Fulupik se trouva au
rendez-vous,
ce fut pour voir le corps de son ami se
balancer
entre terre et ciel. En ce temps-là, pour rien au
monde
on ne se fût permis de toucher à un homme qui
s'était
volontairement donné la mort. Fidupik Ann Dû,
fort
marri, descendit dans la plaine raconter le malheur
qui
était arrivé. Lorsqu'il dit la chose chez les Omnès,
Marguerite
se mit à pleurer abondamment. — Ah ! s'écria
le
jeune homme, c'est lui que vous aimiez ! - — Tu fais
erreur,
camarade, répondit Omnès le vieux, qui fumait sa
pipe
dans l'âtre. Margaï- dik, dans l'après-midi d'hier, a
annoncé
à Kadô Vraz que, quelque amitié qu'elle eût pour
lui,
c'était toi qu'elle épouserait. Ge fut un grand baume
pour
le cœur de Fulupik Ann Dû. Séance tenante, le jour
des
noces fut fixé. Par exemple, il fut convenu qu'on ne
danserait
pas, et qu'il y aurait simplement un repas à
l'auberge,
à cause de la triste mort de Kadô Vraz, La
semaine
d'après, le fiancé se mit en route, accompagné
d'un
autre jeune homme, pour faire la « tournée
d'invitations
». Gomme ils passaient au pied de la Lande-
Haute,
le soir, Fulupik se frappa le front tout à coup. —^
J'ai
juré à Kadô Vràz que je n'aurais pas à mon mariage
d'autre
garçon d'honneur que lui. Il faut que je l'invite.
C'est
une formalité super flue, je le sais. Du moins aurai-
je
tenu mon ser- ment. Il y va de mon salut dans l'autre
monde.
Et il se mit à gravir la pente. Le cadavre, déjà
très
endommagé, du pendu oscillait toujours au bout de la
corde.
A l'approche de Fulupik, des nuées de corbeaux
s'envolèrent.
— Kadô, dit-il, je me marie mercredi matin.
Je
t'avais juré de te prendre pour garçon d'honneur. Je
viens
t'inviter, afm que tu saches que je suis fidèle à ma
parole.
Ton couvert sera mis, à l'auberge du Soleil levant.
Cela
dit, Fulupik rejoignit son compagnon qui l'attendait à
quelque
distance, et les corbeaux, un moment
effarouchés,
achevèrent de dépecer en paix les restes
mortels
de Kadô Vraz. Fulupik eût encore volontiers
invité
son fdleul, mais le pauvre petit être était mort
dans
l'intervalle... Le jour de la noce arriva. Le nouveau
marié,
tout à son bonheur, n'avait d'yeux que pour sa
jeune
femme qui, sous sa coiffe de fme dentelle, était, il
faut
l'avouer, la plus jolie fille qu'on pût voir. Certes,
Fulupik
ne pensait plus à Kadô. Au reste, n'avait-il pas
mis
sa conscience en règle de ce côté-là ? Donc, la fête
allait
bon train. Les mets étaient succulents. Le cidre
dans
les verres avait une belle couleur d'or jaune. Les
invités
commençaient à bavarder bruyamment. Déjà on
portait
les santés et Fulupik s'apprêtait à répondre à ses
hôtes,
quand tout à coup, en face de lui, il vit se lever un
bras
de squelette, tandis qu'une voix sinistre ricanait : —
A
mon meilleur ami ! Horreur ! à la place qui lui avait été
réservée,
le fantôme de Kadô Vraz était assis. Le marié
devint
pâle. Son verre lui tomba des mains et se brisa sur
la
nappe en mille morceaux. Margaïdik, la jeune épousée,
était,
elle aussi, plus blanche que cire. Un silence pénible
se
fit dans toute la salle. L'aubergiste, surpris de voir
qu'on
ne mangeait ni ne buvait plus, bougonna d'un ton
mé-
content : — Libre à vous ! Mais les choses sont
préparées.
Ce qui n'aura pas été consommé sera payé
tout
de même. Personne ne répondit mot. Seul, Kadô
Vraz,
s'étant levé, dit en s'adressant à Fulupik Ann Dû :
—
D'où
vient que je parais être de trop ici ? Ne m*as-tu
pas
invité ? Ne suis-je pas ton garçon d'honneur ? Et,
comme
Fulupik gardait le silence, le nez dans son assiette
:
— Je n'ai rien à faire avec ceux qui sont ici, continua le
mort.
Je ne veux pas gâter leur plaisir plus longtemps. Je
m'en
vais. Mais toi, Fulupik, j'ai le droit de te demander
raison.
Je te donne de nouveau rendez-vous à la Lande-
Haute,
pour cette nuit, à la douzième heure. Sois exact.
Si
tu manques, je ne te manquerai pas La seconde
d'après,
le squelette avait disparu. Son départ soulagea
l'assistance,
mais la noce finit tout de même tristement.
Les
invités se reti- rèrent au plus vite. Fulupik resta seul
avec
sa jeune femme. Il ne s'en réjouit nullement ;
comme
on dit, il avait des puces dans les bras. — Gaïdik,
prononça-t-il,
tu as entendu l'ombre de Kadô Vraz. Que
me
conseilles-tu de faire ? Elle pencha la tête et
répondit,
après réflexion : — C'est un vilain moment à
passer.
Mais mieux vaut savoir tout de suite à quoi s'en
tenir.
Va au rendez-vous, Fulupik, et que Dieu te conduise
!
Le marié embrassa longuement sa « femme neuve », et,
comme
l'heure était avancée, s'en alla, dans la claire nuit.
Il
faisait lune blanche. Fulupik Ann Dû marchait, le cœur
navré,
l'âme pleine d'un pressentiment sinistre. Il
pensait
: « C'est pour la dernière fois que je parcours ce
chemin.
Avant qu'il soit longtemps, Marguerite Omnès se
remariera,
veuve et vierge ». Il s'a- bandonnait de la
sorte
à de pénibles songeries, lorsque, arrivé au pied de
la
Lande-Haute, il se trouva nez à nez avec un cavalier
vêtu
de blanc. — Bonsoir, Fulupik ! dit le cavalier. — A
vous
de même, repartit le jeune homme, quoique je ne
vous
connaisse pas aussi bien que je suis connu de vous
—
Ne
VOUS étonnez pas si je sais votre nom. Je pourrais
vous
dire encore où vous allez. — Décidément, c'est que
sur
toutes choses vous en savez plus long que moi. Car je
vais
je ne sais où. — Voiîs allez, en tout cas, au rendez-
vous
que vous a donné Kadô Vraz. Montez en croupe. Ma
bête
est solide. Elle portera sans peine double faix. Et au
rendez-vous
où vous allez, il vaut mieux être à deux que
seul.
Tout ceci paraissait bien étrange à Fulupik Ann Dû.
Mais
il avait la tête si perdue ! Et puis, le cavalier parlait
d'une
voix si tendre ! Il se laissa persuader, sauta sur le
cheval,
et, pour s'y maintenir, saisit l'inconnu à bras le
corps.
En un clin d'œil, ils furent au sommet de la colline.
Devant
eux la potence se découpait en noir sur le ciel
couleur
d'argent, et le cadavre du pendu, qui n'était plus
qu'un
squelette, se balançait au vent léger de la nuit. —
Descends
maintenant, dit à Fulupik le cavalier tout de
blanc
vêtu. Va sans peur au squelette de Kadô Vraz, et
touche-lui
le pied droit avec ta main droite, en lui disant :
«
Kadô, tu m'as appelé, je suis venu. Parle, s'il te plaît.
Que
veux-tu de moi ? » Fulupik fit ce qui lui venait d'être
commandé,
et proféra les paroles sacramentelles. Le
squelette
de Kadô Vraz se mit aussitôt à gigoter avec un
bruit
d'ossements qui s'entrechoquent, et une voix
sépulcrale
hurla :
—
Je
donne ma malédiction à celui qui t'a en- seigné (1).
Si
tu ne l'avais trouvé sur ta route, je serais à cette
heure
sur le sentier du Paradis, et tu aurais pris ma place
à
ce gibet ! Fulupik s'en retourna sain et sauf vers le
cavalier,
et lui rapporta l'imprécation de Kadô Vraz. —
C'est
bien, répondit l'homme blanc. Remonte à cheval. Ils
dévalèrent
la pente au galop. — C'est ici que je t'ai
rencontré,
reprit l'in- connu, ici je te laisse. Va rejoindre
ton
épousée. Vis avec elle en bonne intelligence, et ne
refuse
jamais ton aide aux pauvres gens qui recourront à
toi.
Je suis l'enfant que tu as tenu sur les fonts
baptismaux.
Tu vois qu'avec un bâtard le bon Dieu peut
faire
un ange. Tu me rendis un grand service en
consentant
à être mon parrain, au refus de trois
personnes.
Je viens de te rendre un service égal. Nous
sommes
quittes. Au revoir, dans les gloires célestes