IV
L’AMITIÉ
D’UNE SERVANTE
Et
quelques semaines passèrent, qui furent à peu près calmes pour
l’Artois. Les parties adverses se retrouvèrent à Arras, puis à
Compiègne, et le roi promit de rendre son arbitrage avant la Noël.
Les alliés, provisoirement apaisés, rentrèrent en leurs châteaux
sombres. Les champs étaient noirs et déserts, les brebis bêlaient
au fond des bergeries. Les aubes de décembre, fumeuses,
ressemblaient à des feux de bois vert.
Au manoir de Vincennes,
entouré par la forêt, la reine Clémence découvrait l’hiver de
France. L’après-midi, la reine brodait. Elle avait entrepris une
grande nappe d’autel qui figurait le paradis. Les élus s’y
promenaient sous un ciel uniformément bleu, parmi les citronniers et
les orangers ; paradis bien proche des jardins de Naples. « On n’est
pas reine pour être heureuse », pensait souvent Clémence, se
répétant les paroles de sa grand-mère Marie de Hongrie. Non
qu’elle fût malheureuse à proprement parler ; elle n’avait
aucune raison de l’être. « Je suis injuste, se disait-elle, de ne
point remercier à tout instant le Créateur de ce qu’il m’a
donné. » Elle ne pouvait comprendre la raison d’une lassitude,
d’une mélancolie, d’un ennui qui, jour après jour,
s’appesantissaient sur elle. N’était-elle pas environnée de
mille soins ? Six dames de parage, choisies parmi les plus nobles
femmes du royaume, et d’innombrables servantes se relayaient auprès
d’elle pour exécuter ses moindres désirs, prévenir ses moindres
gestes, porter son missel, préparer son aiguille, tenir son miroir,
la coiffer, la couvrir d’un manteau sitôt que la température
fraîchissait…
Plusieurs chevaucheurs avaient pour seule mission de
courir entre Naples et Vincennes, afin d’acheminer la
correspondance qu’elle échangeait avec sa grand-mère, avec son
oncle le roi Robert et tous ses parents. Clémence disposait de
quatre haquenées blanches, harnachées de freins d’argent et de
rênes de soie tissées de fils d’or ; et, pour les longs
déplacements, on lui avait offert un grand chariot de voyage si
beau, si riche, avec ses roues flamboyantes comme des soleils, que
celui de la comtesse Mahaut, à côté, semblait tout juste un char à
foin. Louis n’était-il pas le meilleur époux de la terre ? Parce
que Clémence avait dit en visitant Vincennes que ce château lui
plaisait et qu’elle aimerait y vivre, Louis aussitôt avait décidé
de s’y installer à demeure. De nombreux seigneurs, imitant le roi,
s’organisaient résidence dans les parages. Et Clémence, qui
n’avait pas imaginé ce que serait l’hiver à Vincennes, n’osait
avouer maintenant qu’elle eût préféré regagner Paris. Vraiment,
le roi la comblait. Il ne se passait de jour qu’il ne lui portât
un nouveau présent.
- Je veux, ma mie, lui avait-il dit, que vous
soyez la dame la mieux pourvue du monde. Mais avait-elle besoin de
trois couronnes d’or, l’une incrustée de dix gros rubis balais,
l’autre de quatre grandes émeraudes, de seize petites et de
quatre-vingts perles, et la troisième avec encore des perles, encore
des émeraudes, encore des rubis ? Pour sa table, Louis lui avait
acheté douze hanaps de vermeil émaillés, aux armes de France et de
Hongrie. Et parce qu’elle était pieuse et qu’il admirait fort sa
dévotion, il lui avait offert un reliquaire, d’un prix de huit
cents livres, et contenant un fragment de la Vraie Croix. C’eût
été décourager tant de bon vouloir que de dire à son époux qu’on
pouvait aussi bien faire sa prière au milieu d’un jardin, et que
le plus bel ostensoir du monde, en dépit de tout l’art des
orfèvres et de toute la fortune des rois, c’était encore le
soleil brillant dans un ciel bleu au-dessus de la mer.
Le mois
précédent, Louis lui avait fait don de terres qu’elle irait
visiter à une meilleure saison, les maisons et manoirs de
Mainneville, Hébécourt, Saint-Denis de Fermans, Wardes et
Dampierre, les forêts de Lyons et de Bray.
- Pourquoi, mon doux
seigneur, lui avait-elle demandé, vous déposséder de tant de biens
en ma faveur, puisque de toute manière, je ne suis que votre
servante, et n’en puis profiter qu’à travers vous ?
- Je ne
m’en dépossède point, avait répondu Louis. Toutes ces
seigneuries appartenaient à Marigny, à qui par jugement je les ai
reprises, et j’en puis disposer comme il me plaît.
En dépit de la
répugnance qu’elle avait à hériter les biens d’un pendu,
pouvait-elle les refuser alors qu’ils lui étaient présentés
comme dons d’amour, et que cet amour, le roi tenait à le proclamer
dans l’acte même de donation « pour la joyeuse et agréable
compagnie que Clémence nous porte humblement et amiablement…» ?
Et il lui avait encore accordé en propriété les maisons de Corbeil
et de Fontainebleau. Chaque nuit qu’il passait auprès d’elle
semblait valoir un château. Ah oui ! Messire Louis l’aimait bien.
Jamais, en sa présence, il ne s’était montré hutin, et elle ne
comprenait pas comment ce surnom lui était venu. Jamais de querelle
entre eux, jamais de violence. Dieu, vraiment, lui avait donné un
bon époux. Et malgré tout, Clémence s’ennuyait, et soupirait en
tirant les fils d’or de ses citrons brodés. Elle avait fait
effort, vainement, pour s’intéresser aux affaires d’Artois dont
Louis, parfois, le soir, discourait tout seul devant elle en marchant
à travers la chambre. Elle était effrayée par les grandes
apostrophes de Robert d’Artois, et la manière dont il lui criait :
« ma cousine ! ».
La fortune de Clémence de Hongrie, aussi
bien en terres qu’en bijoux, et constituée essentiellement par des
dons de Louis X, était énorme. Pendant la brève durée de leur
mariage, Clémence de Hongrie ne reçut pas moins de quatorze
châteaux dont certains comptaient parmi les plus importantes
demeures royales.
S’il arrêtait sa meute ; cet homme-là, pour
elle, restait avant tout un étrangleur de renards. Elle était
agacée par Monseigneur de Valois, qui souvent lui disait :
- Alors,
ma nièce, quand donc donnerez-vous un héritier au royaume ?
-
Quand Dieu voudra, mon oncle, répondait-elle doucement.
En fait,
elle n’avait pas d’amis. Elle sentait, parce qu’elle était
fine et sans vanité, que toute marque d’affection qu’on lui
témoignait était intéressée. Elle apprenait que les rois ne sont
jamais aimés pour eux-mêmes, et que les gens, en s’agenouillant
devant eux, cherchent toujours à ramasser sur le tapis quelque
miette de puissance. « On n’est pas reine pour être heureuse ; il
se peut même que d’être reine empêche qu’on soit heureuse »,
se répétait Clémence l’après-midi où Monseigneur de Valois, le
pas toujours pressé, entra chez elle et lui dit :
- Ma nièce, je
vous porte une nouvelle qui va fort agiter la cour. Votre belle-sœur
Madame de Poitiers est grosse. Les matrones l’ont certifié ce
matin.
- Je suis fort aise pour Madame de Poitiers, répondit
Clémence.
- Elle peut vous avoir reconnaissance, reprit Charles de
Valois, car c’est bien à vous qu’elle doit son état d’à
présent. Si vous n’aviez point demandé son pardon le jour de vos
épousailles, je doute fort que Louis l’eût si vite accordé.
-
Dieu me prouve donc que j’ai bien fait, puisqu’il vient de bénir
cette union.
- Il semble que Dieu bénisse moins rapidement la
vôtre. Quand donc vous déciderez-vous, ma nièce, à suivre
l’exemple de votre belle-sœur ? Il est dommage en vérité qu’elle
vous ait devancée. Allons Clémence, laissez-moi vous parler comme
un père. Vous savez que je n’aime pas mâcher les choses que j’ai
à dire… Louis remplit-il bien ses devoirs auprès de vous ?
-
Louis m’est aussi attentif qu’un époux peut l’être.
-
Voyons, ma nièce, entendez-moi bien ; j’entends ses devoirs
d’époux chrétien, ses devoirs de corps, si vous préférez.
Le
rouge monta au front de Clémence. Elle balbutia :
- Je ne vois
pas que Louis ait en rien à être repris sur ce point. Je ne suis
guère mariée que depuis cinq mois et je ne pense pas qu’il y ait
lieu de vous alarmer déjà.
- Mais enfin, honore-t-il bien
régulièrement votre couche ?
- Presque chaque nuit, mon oncle, si
c’est cela que vous tenez à apprendre ; et plus que d’être sa
servante lorsqu’il le veut, je ne puis.
- Eh bien ! souhaitons,
souhaitons ! dit Charles de Valois. Mais comprenez, ma nièce, que
c’est moi qui ai fait votre mariage ; je ne voudrais pas qu’on me
reprochât un mauvais choix.
Alors Clémence, pour la première fois,
eut un mouvement de colère. Elle repoussa sa broderie, se leva de
son siège et, d’une voix où l’on pouvait reconnaître le ton de
la vieille reine Marie, elle répondit :
- Vous semblez oublier,
messire mon oncle, que ma grand-mère a donné le jour à treize
enfants, et que ma mère Clémence de Habsbourg en avait déjà trois
lorsqu’elle mourut à peu près à l’âge que j’ai. Ma tante
Marguerite, votre première épouse, ne vous a pas donné motif de
vous plaindre, que je sache. Les femmes de notre famille sont
fécondes, et le prouvent en maints royaumes. Si donc il y a
empêchement au vœu que vous formez, il ne saurait venir de mon
sang. Et sur ce point, messire, nous avons assez parlé pour ce jour,
et pour toujours.
Elle alla s’enfermer dans sa chambre, refusant
qu’aucune dame de parage la suivît. Ce fut là qu’Eudeline, la
première lingère, entrant pour préparer le lit, la trouva deux
heures plus tard, assise auprès d’une fenêtre derrière laquelle
la nuit était tombée.
- Comment, Madame, s’écria-t-elle, on
vous a laissée sans lumière ! Je vais appeler !
- Non, non, je ne
veux personne, dit faiblement Clémence.
La lingère aviva le feu qui
se mourait, plongea dans les braises une branche résineuse et s’en
servit pour allumer un cierge planté sur un pied de fer.
- Oh !
Madame ! Vous pleurez ? dit-elle. Vous a-t-on fait peine ?
La reine
s’essuya les yeux.
- Un mauvais sentiment me tourmente l’âme,
dit-elle brusquement. Je suis jalouse.
Eudeline la regarda avec
surprise.
- Vous, Madame, jalouse ? Mais quelle raison auriez-vous
de l’être ? Je suis bien certaine que notre Sire Louis ne vous
fait pas de tromperie, ni n’en a même l’idée.
- Je suis
jalouse de Madame de Poitiers, reprit Clémence. Je suis envieuse
d’elle, qui va avoir un enfant, alors que moi je n’en attends
point. Oh ! J’en suis bien aise pour elle ; mais je ne savais pas
que le bonheur d’autrui pouvait blesser si fort.
- Ah ! Certes,
Madame, cela peut causer grande douleur, le bonheur des autres !
Eudeline avait dit cela d’une curieuse manière, non pas comme une
servante qui approuve les paroles de sa maîtresse, mais comme une
femme qui a souffert le même mal, et le comprend. Le ton n’échappa
point à Clémence.
- N’as-tu pas d’enfant, toi non plus ?
demanda-t-elle.
- Si fait, Madame, si fait, j’ai une fille qui
porte mon nom et qui vient d’atteindre ses dix ans.
Elle se
détourna et commença de s’affairer autour du lit, rabattant les
couvertures de brocart et de menu-vair.
- Tu es depuis longtemps
lingère en ce château ? poursuivit Clémence.
- Depuis le
printemps, juste avant votre venue. Jusque-là, j’étais au palais
de la Cité, où je tenais le linge de notre Sire Louis, après avoir
tenu celui de son père, le roi Philippe, pendant dix ans.
Un silence
se fit, où l’on n’entendit plus que la main de la lingère
battant les oreillers.
« Elle connaît à coup sûr tous les secrets
de cette maison… et de ses lits, se disait la reine. Mais non, je
ne lui demanderai rien, je ne l’interrogerai pas. Il est mal de
faire parler les servantes… Ce n’est pas digne de moi. »
Mais
qui donc pouvait la renseigner sinon justement une servante, sinon
l’un de ces êtres qui partagent l’intimité des rois sans en
partager le pouvoir ? Jamais, aux princes de la famille, elle
n’aurait l’audace de poser la question qui lui brûlait l’esprit,
depuis sa conversation avec Charles de Valois ; d’ailleurs lui
donneraient-ils une réponse honnête ? Des hautes dames de la cour,
aucune n’avait vraiment sa confiance, parce qu’aucune vraiment
n’était son amie.
Clémence se sentait l’étrangère que l’on
flatte de vaines louanges, mais que l’on observe, que l’on
guette, et dont la moindre faute, la moindre faiblesse ne sera pas
pardonnée. Aussi ne pouvait-elle se permettre d’abandon qu’auprès
des servantes. Eudeline particulièrement lui semblait rassurante. Le
regard droit, le maintien simple, les gestes appliqués et
tranquilles, la première lingère se montrait de jour en jour plus
attentive, et ses prévenances étaient sans ostentation. Clémence
se décida.
- Est-il vrai, demanda-t-elle, que la petite Madame de
Navarre, que l’on tient loin de la cour et que je n’ai vue qu’une
fois, ne soit pas de mon époux ?
Et en même temps, elle se disait :
« N’aurais-je pas dû être avertie plus tôt de ces secrets de
couronne ? Ma grand-mère aurait dû s’informer davantage ; en
vérité, on m’a laissée venir à ce mariage en ignorant bien des
choses. »
- Bah ! Madame… répondit Eudeline en continuant de
dresser les coussins, et comme si la question ne la surprenait pas
outre mesure… je crois que nul ne le sait, pas même notre Sire
Louis. Chacun dit sur cela ce qui l’arrange ; ceux qui affirment
que Madame de Navarre est la fille du roi ont intérêt à le faire,
et pareillement ceux qui tiennent pour la bâtardise. On en voit
même, comme Monseigneur de Valois, qui changent d’avis selon les
mois, sur une chose où pourtant il n’y a qu’une vérité. La
seule personne dont on aurait pu tenir une certitude, qui était
Madame de Bourgogne, a maintenant la bouche pleine de terre…
Eudeline s’interrompit et regarda vers la reine.
- Vous vous
inquiétez, Madame, de savoir si notre Sire le roi…
Elle s’arrêta
de nouveau, mais Clémence l’encouragea des yeux.
- Rassurez-vous,
Madame, dit Eudeline ; Monseigneur Louis n’est pas empêché
d’avoir un héritier, comme de méchantes langues le prétendent
dans le royaume et même à la cour.
- Sait-on… murmura Clémence.
- Moi, je sais, répliqua Eudeline lentement, et l’on a pris bien
soin que je sois seule à le savoir.
- Que veux-tu dire ?
- Je veux
dire le vrai, Madame, parce que moi aussi j’ai un lourd secret.
Sans doute devrais-je encore me taire… Mais ce n’est pas offenser
une dame telle que vous, de si haute naissance et de si grande
charité, que de vous avouer que ma fille est de Monseigneur Louis.
La reine contemplait Eudeline avec un étonnement sans mesure. Que
Louis ait eu une première épouse n’avait guère posé à Clémence
de problèmes personnels. Louis, comme tous les princes, avait été
marié selon les intérêts d’État. Un scandale, la prison, puis
la mort l’avaient séparé d’une femme infidèle. Clémence ne
s’interrogeait pas sur l’intimité ou les mésententes secrètes
du couple. Aucune curiosité, aucune représentation n’assaillaient
sa pensée. Or voici que l’amour, l’amour non conjugal, se
dressait devant elle en la personne de cette belle femme rose et
blonde, à la trentaine plantureuse ; et Clémence se mettait à
imaginer…
Eudeline prit le silence de la reine pour un blâme.
-
Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, Madame, je vous l’assure ;
c’est lui qui y avait mis bien de l’autorité. Et puis, il était
si jeune, il n’avait point de discernement ; une grande dame l’eût
sans doute effarouché.
D’un geste de la main, Clémence signifia
qu’elle ne souhaitait point d’autre explication.
- Je veux voir
ta fille.
Une expression de crainte passa sur les traits de la
lingère.
- Vous le pouvez, Madame, vous le pouvez, bien sûr,
puisque vous êtes la reine. Mais je vous demande de n’en rien
faire, car on saurait alors que je vous ai parlé. Elle ressemble
tant à son père que Monseigneur Louis, par crainte que sa vue ne
vous blesse, l’a fait enfermer dans un couvent juste avant que vous
n’arriviez. Je ne la visite qu’une fois le mois et, dès qu’elle
sera en âge, elle sera cloîtrée.
Les premières réactions de
Clémence étaient toujours généreuses. Elle oublia pour un moment
son propre drame.
- Mais pourquoi, dit-elle à mi-voix, pourquoi
cela ? Comment croyait-on qu’un tel acte pût me plaire, et à quel
genre de femmes les princes de France sont-ils donc accoutumés ?
Ainsi, ma pauvre Eudeline, c’est pour moi que l’on t’a arraché
ta fille ! Je t’en demande bien grand pardon.
- Oh ! Madame,
répondit Eudeline, je sais bien que cela ne vient pas de vous.
-
Cela ne vient pas de moi, mais cela s’est fait à cause de moi, dit
Clémence pensivement. Chacun de nous n’est pas seulement comptable
de ses mauvais agissements, mais aussi de tout le mal dont il est
l’occasion, même à son insu.
- Et moi-même, Madame, reprit
Eudeline, moi-même qui étais première fille lingère du Palais,
Monseigneur Louis m’a envoyée ici, à Vincennes, dans une plus
petite condition que celle que j’avais à Paris. Nul n’a rien à
dire contre les volontés du roi, mais c’est vraiment bien peu de
remerciements pour le silence que j’ai gardé. Sans doute,
Monseigneur Louis voulait-il me cacher moi aussi ; il ne pensait pas
que vous iriez préférer ce séjour des bois au grand palais de la
Cité.
Maintenant qu’elle avait commencé de se confier, elle ne
pouvait plus s’arrêter.
- Je puis bien vous avouer,
poursuivit-elle, qu’à votre arrivée, je n’étais prête à vous
servir que par devoir, mais certainement point par plaisir. Il faut
que vous soyez très noble dame, et aussi bonne de cœur que vous
êtes belle de visage, pour que je me sois sentie gagnée d’affection
pour vous. Vous ne savez point comme vous êtes aimée des petites
gens ; il faut entendre parler de la reine, aux cuisines, aux
écuries, aux buanderies ! C’est là, Madame, que vous avez des
âmes dévouées, bien plus que parmi les grands barons. Vous nous
avez conquis le cœur à tous, et même le mien qui vous était le
plus fermé ; vous n’avez pas maintenant de servante plus attachée
que moi, acheva Eudeline en saisissant la main de la reine pour y
poser les lèvres.
- Ta fille te sera rendue, dit Clémence, et je
la protégerai. J’en veux parler au roi.
- N’en faites rien,
Madame, je vous en prie, s’écria Eudeline.
- Le roi me comble de
cadeaux que je ne souhaite pas ; il peut bien m’en accorder un qui
me plaise !
- Non, non, je vous en supplie, n’en faites rien,
répéta Eudeline. J’aime mieux voir ma fille sous le voile que de
la voir sous terre.
Clémence, pour la première fois depuis le début
de l’entretien, eut un sourire, presque un rire.
- Les gens de ta
condition, en France, ont-ils donc si peur du roi ? Ou bien est-ce le
souvenir du roi Philippe, qu’on disait être sans merci, qui pèse
encore sur vous ?
Si Eudeline éprouvait une véritable affection
pour la reine, elle n’en gardait pas moins au Hutin une solide
rancune ; l’occasion était belle de satisfaire à la fois ces deux
sentiments.
- Vous ne connaissez pas encore Monseigneur Louis comme
chacun le connaît ici ; il ne vous a pas encore montré le revers de
son âme. Personne n’a oublié, dit-elle en baissant la voix, que
notre sire Louis a fait tourmenter les serviteurs de son hôtel,
après le procès de Madame Marguerite, et que huit cadavres, tout
mutilés et brisés, ont été repêchés au pied de la tour de
Nesle. Ils y ont été poussés par le hasard, pensez-vous ? Je
n’aimerais pas que le hasard nous poussât, ma fille et moi, du
même côté.
- Ce sont là commérages que font circuler les
ennemis du roi…
Mais en même temps qu’elle prononçait ces
paroles, Clémence se rappelait les allusions du cardinal Duèze, en
Avignon. « Aurais-je épousé un cruel ? » se demandait-elle.
-
J’ai regret, si j’ai trop parlé, reprit Eudeline. Dieu veuille
que vous n’ayez rien à apprendre de pire, et que votre grande
bonté vous laisse en ignorance.
- Quel est ce pire que je pourrais
apprendre ?… Cela touche-t-il à la fin de Madame Marguerite ?…
Eudeline haussa tristement les épaules.
- Vous êtes la seule à la
cour, Madame, pour qui la chose fasse un doute. Si vous n’êtes pas
encore informée, c’est que d’aucuns guettent un méchant moment,
peut-être, pour vous mieux nuire. Il l’a fait étouffer, on le
sait bien. Autour de Château-Gaillard, on ne se prive point de
le dire… Mais à vous connaître on finit par approuver le roi.
-
Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible… est-ce possible qu’on ait
tué pour m’épouser ! gémit Clémence en se cachant le visage
dans les mains.
- Ah ! Ne vous remettez pas à pleurer, Madame, dit
Eudeline. Ce sera bientôt l’heure du souper, et vous n’y pouvez
paraître ainsi. Il faut vous rafraîchir le visage.
Elle alla
chercher un bassin d’eau fraîche et un miroir, pressa un linge
mouillé sur les joues de la reine, lui rattacha une tresse qui
s’était défaite. Elle avait une grande douceur de gestes, et une
sorte de tendresse protectrice. Un moment les visages des deux femmes
apparurent côte à côte dans le miroir, deux visages aux mêmes
teintes blondes et dorées, aux mêmes yeux larges et bleus.
- Tu
sais que nous nous ressemblons, dit la reine.
- C’est bien le plus
beau compliment qu’on m’ait jamais fait, et je voudrais fort que
ce fût vrai, répondit Eudeline.
Comme leur émotion à toutes les
deux était profonde, et qu’elles avaient un égal besoin d’amitié,
le même mouvement les poussa l’une vers l’autre, et elles se
tinrent un instant embrassées.
Demain
2ème partie La fourchette et le prie - dieu