Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement,
dans l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour
elle, « prendre le thé ». L’isolement et le vide de ces courtes rues (faites
presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la
monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du
temps où ces quartiers étaient encore mal famés), la neige qui était restée
dans le jardin et aux arbres, le négligé de la saison, le voisinage de la
nature, donnaient quelque chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs
qu’il avait trouvées en entrant.
Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la
chambre à coucher d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle,
un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où tombaient des
étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne
japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver les
visiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale, s’éclairait au
gaz) montait au salon et au petit salon. Ils étaient précédés d’un étroit
vestibule dont le mur quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, était
bordé dans toute sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme
dans une serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette
époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs réussirent
plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui depuis l’année dernière
se portait sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voir la pénombre de
la pièce zébrée de rose, d’oranger et de blanc par les rayons odorants de ces
astres éphémères qui s’allument dans les jours gris. Odette l’avait reçu en
robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir
près d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés dans
les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers contenus dans des
cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels étaient fixés des
photographies, des nœuds de rubans et des éventails. Elle lui avait dit :
« Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vous
arranger », et avec le petit rire vaniteux qu’elle aurait eu pour quelque
invention particulière à elle, avait installé derrière la tête de Swann, sous
ses pieds, des coussins de soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle
avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand
le valet de chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes
qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient isolées ou
par couples, toutes sur des meubles différents comme sur des autels et qui dans
le crépuscule déjà presque nocturne de cette fin d’après-midi d’hiver avaient
fait reparaître un coucher de soleil plus durable, plus rose et plus humain —
faisant peut-être rêver dans la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère
de la présence que décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées —
elle avait surveillé sévèrement du coin de l’œil le domestique pour voir s’il
les posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une seule
là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été détruit, et
son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de peluche, mal éclairé.
Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de cet homme grossier et le
réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait passé trop près de deux
jardinières qu’elle se réservait de nettoyer elle-même dans sa peur qu’on ne
les abîmât et qu’elle alla regarder de près pour voir s’il ne les avait pas
écornées. Elle trouvait à tous ses bibelots chinois des formes
« amusantes », et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui
étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce qu’ils avaient le
grand mérite de ne pas ressembler à des fleurs, mais d’être en soie, en satin.
« Celle-là a l’air d’être découpée dans la doublure de mon manteau »,
dit-elle à Swann en lui montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour
cette fleur si « chic », pour cette sœur élégante et imprévue que la
nature lui donnait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant
raffinée, plus digne que bien des femmes qu’elle lui fît une place dans son
salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu décorant une
potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un bouquet d’orchidées, un
dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la
cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour d’avoir peur de la
méchanceté, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence
des fleurs et d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire
et le crapaud qu’elle appelait : « chéris ». Et ces affectations
contrastaient avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à
Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice, guérie d’une
maladie mortelle, et dont elle portait toujours sur elle une médaille d’or à
laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites. Odette fit à Swann
« son » thé, lui demanda : « Citron ou crème ? »
et comme il répondit « crème », lui dit en riant : « Un
nuage ! » Et comme il le trouvait bon : « Vous voyez que je
sais ce que vous aimez. » Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose
de précieux comme à elle-même, et l’amour a tellement besoin de se trouver une
justification, une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans
lui n’en seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à
sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet qu’il fit
dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui avait
causée, il se répétait : « Ce serait bien agréable d’avoir ainsi une
petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose rare, du bon
thé. » Une heure après, il reçut un mot d’Odette, et reconnut tout de
suite cette grande écriture dans laquelle une affectation de raideur
britannique imposait une apparence de discipline à des caractères informes qui
eussent signifié peut-être pour des yeux moins prévenus le désordre de la
pensée, l’insuffisance de l’éducation, le manque de franchise et de volonté.
Swann avait oublié son étui à cigarettes chez Odette. « Que n’y avez-vous
oublié aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »
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