Le soir, quand il ne restait pas chez lui
à attendre l’heure de retrouver Odette chez les Verdurin ou plutôt dans un des
restaurants d’été qu’ils affectionnaient au Bois et surtout à Saint-Cloud, il
allait dîner dans quelqu’une de ces maisons élégantes dont il était jadis le
convive habituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des gens qui —
savait-on ? — pourraient peut-être un jour être utiles à Odette, et grâce
auxquels en attendant il réussissait souvent à lui être agréable. Puis
l’habitude qu’il avait eue longtemps du monde, du luxe, lui en avait donné, en
même temps que le dédain, le besoin, de sorte qu’à partir du moment où les
réduits les plus modestes lui étaient apparus exactement sur le même pied que
les plus princières demeures, ses sens étaient tellement accoutumés aux
secondes qu’il eût éprouvé quelque malaise à se trouver dans les premiers. Il
avait la même considération — à un degré d’identité qu’ils n’auraient pu croire
— pour des petits bourgeois qui faisaient danser au cinquième étage d’un escalier
D, palier à gauche, que pour la princesse de Parme qui donnait les plus belles
fêtes de Paris ; mais il n’avait pas la sensation d’être au bal en se
tenant avec les pères dans la chambre à coucher de la maîtresse de la maison,
et la vue des lavabos recouverts de serviettes, des lits transformés en
vestiaires, sur le couvre-pied
desquels s’entassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait la même
sensation d’étouffement que peut causer aujourd’hui à des gens habitués à vingt
ans d’électricité l’odeur d’une lampe qui charbonne ou d’une veilleuse qui
file.
Le jour où il dînait en ville, il faisait
atteler pour sept heures et demie ; il s’habillait tout en songeant à
Odette et ainsi il ne se trouvait pas seul, car la pensée constante d’Odette
donnait aux moments où il était loin d’elle le même charme particulier qu’à
ceux où elle était là. Il montait en voiture, mais il sentait que cette pensée
y avait sauté en même temps et s’installait sur ses genoux comme une bête aimée
qu’on emmène partout et qu’il garderait avec lui à table, à l’insu des
convives. Il la caressait, se réchauffait à elle, et, éprouvant une sorte de
langueur, se laissait aller à un léger frémissement qui crispait son cou et son
nez, et était nouveau chez lui, tout en fixant à sa boutonnière le bouquet
d’ancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis
qu’Odette avait présenté Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimé aller se
reposer un peu à la campagne. Mais il n’aurait pas eu le courage de quitter Paris
un seul jour pendant qu’Odette y était. L’air était chaud ; c’étaient les
plus beaux jours du printemps. Et il avait beau traverser une ville de pierre
pour se rendre en quelque hôtel clos, ce qui était sans cesse devant ses yeux,
c’était un parc qu’il possédait près de Combray, où, dès quatre heures, avant
d’arriver au plant d’asperges, grâce au vent qui vient des champs de Méséglise,
on pouvait goûter sous une charmille autant de fraîcheur qu’au bord de l’étang
cerné de myosotis et de glaïeuls, et où, quand il dînait, enlacées par son
jardinier, couraient autour de la table les groseilles et les roses.
Après dîner, si le rendez-vous au bois ou
à Saint-Cloud était de bonne heure, il partait si vite en sortant de table —
surtout si la pluie menaçait de tomber et de faire rentrer plus tôt les
« fidèles » — qu’une fois la princesse des Laumes (chez qui on avait
dîné tard et que Swann avait quittée avant qu’on servît le café pour rejoindre
les Verdurin dans l’île du Bois) dit :
— Vraiment, si Swann avait trente ans de
plus et une maladie de la vessie, on l’excuserait de filer ainsi. Mais tout de même il se
moque du monde.
Il se disait que le charme du printemps
qu’il ne pouvait pas aller goûter à Combray, il le trouverait du moins dans
l’île des Cygnes ou à Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser qu’à Odette,
il ne savait même pas s’il avait senti l’odeur des feuilles, s’il y avait eu du
clair de lune. Il était accueilli par la petite phrase de la sonate jouée dans
le jardin sur le piano du restaurant. S’il n’y en avait pas là, les Verdurin
prenaient une grande peine pour en faire descendre un d’une chambre ou d’une
salle à manger : ce n’est pas que Swann fût rentré en faveur auprès d’eux,
au contraire. Mais l’idée d’organiser un plaisir ingénieux pour quelqu’un, même
pour quelqu’un qu’ils n’aimaient pas, développait chez eux, pendant les moments
nécessaires à ces préparatifs, des sentiments éphémères et occasionnels de
sympathie et de cordialité. Parfois il se disait que c’était un nouveau soir de
printemps de plus qui passait, il se contraignait à faire attention aux arbres,
au ciel. Mais l’agitation où le mettait la présence d’Odette, et aussi un léger
malaise fébrile qui ne le quittait guère depuis quelque temps, le privait du
calme et du bien-être qui sont le fond indispensable aux impressions que peut
donner la nature.
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