Certes le
« petit noyau » n’avait aucun rapport avec la société où fréquentait
Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était pas la peine d’y
occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les
Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’à partir du jour où il
avait connu à peu près toutes celles de l’aristocratie et où elles n’avaient
plus rien eu à lui apprendre, il n’avait plus tenu à ces lettres de
naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg
Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit
dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une situation
dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du
hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l’amour lui
rendait alors un sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans
l’habitude de la vie (bien que ce fût lui sans doute qui autrefois l’avait
dirigé vers cette carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs
frivoles les dons de son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à
conseiller les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour
l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller, aux yeux
d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance que le nom de Swann à lui
tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout si l’inconnue était d’humble
condition. De même que ce n’est pas à un autre homme intelligent qu’un homme
intelligent aura peur de paraître bête, ce n’est pas par un grand seigneur,
c’est par un rustre qu’un homme élégant craindra de voir son élégance méconnue.
Les trois quarts des frais d’esprit et des mensonges de vanité, qui ont été
prodigués depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que
diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann, qui était simple et
négligent avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand il était
devant une femme de chambre.
Il n’était pas
comme tant de gens qui, par paresse, ou sentiment résigné de l’obligation que
crée la grandeur sociale de rester attaché à un certain rivage, s’abstiennent
des plaisirs que la réalité leur présente en dehors de la position mondaine où
ils vivent cantonnés jusqu’à leur mort, se contentant de finir par appeler
plaisirs, faute de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’y habituer, les
divertissements médiocres ou les insupportables ennuis qu’elle renferme. Swann,
lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son
temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait d’abord trouvées
jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez vulgaire, car les
qualités physiques qu’il recherchait sans s’en rendre compte étaient en
complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes
sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait. La profondeur, la
mélancolie de l’expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire à
éveiller une chair saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il
rencontrait une famille qu’il eût été plus élégant de ne pas chercher à
connaître, mais dans laquelle une femme se présentait à ses yeux parée d’un
charme qu’il n’avait pas encore connu, rester dans son « quant à
soi » et tromper le désir qu’elle avait fait naître, substituer un plaisir
différent au plaisir qu’il eût pu connaître avec elle, en écrivant à une
ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche
abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau,
que si au lieu de visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en
regardant des vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses
relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre sur
de nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes
démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui n’en
était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il l’eût
donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres. Que de fois son crédit
auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé depuis des années que celle-ci
avait eu de lui être agréable sans en avoir trouvé l’occasion, il s’en était
défait d’un seul coup en réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une
recommandation télégraphique qui le mît en relation sur l’heure avec un de ses
intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un
affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même après coup, il
s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une
certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie d’hommes intelligents
qui ont vécu dans l’oisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être une
excuse dans l’idée que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets
aussi dignes d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la
« Vie » contient des situations plus intéressantes, plus romanesques
que tous les romans. Il l’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus
affinés de ses amis du monde, notamment au baron de Charlus qu’il s’amusait à
égayer par le récit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu’ayant
rencontré en chemin de fer une femme qu’il avait ensuite ramenée chez lui, il
eût découvert qu’elle était la sœur d’un souverain entre les mains de qui se
mêlaient en ce moment tous les fils de la politique européenne, au courant de
laquelle il se trouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le
jeu complexe des circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire le conclave,
s’il pourrait ou non devenir l’amant d’une cuisinière.
Ce n’était pas
seulement d’ailleurs la brillante phalange de vertueuses douairières, de
généraux, d’académiciens, avec lesquels il était particulièrement lié, que
Swann forçait avec tant de cynisme à lui servir d’entremetteurs. Tous ses amis
avaient l’habitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot
de recommandation ou d’introduction leur était demandé avec une habileté
diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les prétextes
différents, accusait, plus que n’eussent fait les maladresses, un caractère
permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter bien des
années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à son caractère à cause des
ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le mien, que quand
il écrivait à mon grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est vers
l’époque de ma naissance que commença la grande liaison de Swann et elle
interrompit longtemps ces pratiques), celui-ci, en reconnaissant sur
l’enveloppe l’écriture de son ami, s’écriait : « Voilà Swann qui va
demander quelque chose : à la garde ! » Et soit méfiance, soit
par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose
qu’aux gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de
non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il leur
adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait tous les
dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en
reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la
semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant
souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût été si
heureux.
Quelquefois tel
couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là s’était plaint de ne jamais
voir Swann leur annonçait avec satisfaction et peut-être un peu le désir
d’exciter l’envie, qu’il était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant pour
eux, qu’il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur
plaisir mais regardait ma grand’mère en fredonnant :
« Quel est donc ce mystère
Je n’y puis rien comprendre. »
Je n’y puis rien comprendre. »
ou :
« Vision fugitive… »
ou :
« Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir. »
Le mieux est de ne rien voir. »
Quelques mois
après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de Swann : « Et
Swann, le voyez-vous toujours beaucoup ? » la figure de
l’interlocuteur s’allongeait : « Ne prononcez jamais son nom devant
moi ! » — « Mais je croyais que vous étiez si liés… » Il
avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand’mère,
dînant presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir
prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand’mère allait envoyer
demander de ses nouvelles, quand à l’office elle trouva une lettre de lui qui
traînait par mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait
à cette femme qu’il allait quitter Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle
était sa maîtresse, et au moment de rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé
utile d’avertir.
Quand sa maîtresse
du moment était au contraire une personne mondaine ou du moins une personne
qu’une extraction trop humble ou une situation trop irrégulière n’empêchait pas
qu’il fît recevoir dans le monde, alors pour elle il y retournait, mais
seulement dans l’orbite particulier où elle se mouvait ou bien où il l’avait
entraînée. « Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez
bien que c’est le jour d’Opéra de son Américaine. » Il la faisait inviter
dans les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses dîners
hebdomadaires, son poker ; chaque soir, après qu’un léger crépelage ajouté
à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de quelque douceur la vivacité de
ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa boutonnière et partait pour
retrouver sa maîtresse à dîner chez l’une ou l’autre des femmes de sa
coterie ; et alors, pensant à l’admiration et à l’amitié que les gens à la
mode, pour qui il faisait la pluie et le beau temps et qu’il allait retrouver
là, lui prodigueraient devant la femme qu’il aimait, il retrouvait du charme à
cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé, mais dont la matière,
pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y jouait, lui
semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé un nouvel amour.
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